eJournals Vox Romanica 66/1

Vox Romanica
vox
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2007
661 Kristol De Stefani

Contact de langues et conceptualisations spatiales

121
2007
Raphaël  Berthele
vox6610060
Contact de langues et conceptualisations spatiales Aspects de la sémantique et de la grammaire de la référence spatiale en sursilvan, vallader et surmiran 1 1. Introduction La coexistence des dialectes du romanche avec l’allemand durant de nombreux siècles (cf. Liver 2000) 2 a laissé d’importantes traces dans les usages linguistiques des locuteurs romanchophones, à tel point que le romanche est aujourd’hui considéré par beaucoup de ses locuteurs comme une langue mixte - bien que cela soit souvent avoué avec une certaine gêne. Deux langues en contact font souvent apparaître des ressemblances à tous les niveaux structurels. Selon Thomason/ Kaufmann 1988: 50, les emprunts lexicaux peuvent être distingués des emprunts structurels, le lexique et la structure morphosyntaxique étant affectés différemment en fonction du type de contact linguistique. En ce qui concerne les emprunts lexicaux, il va sans dire que le romanche a adopté beaucoup de mots allemands, et ce dans pratiquement tous les domaines du lexique. L’exemple 1, tiré du corpus analysé dans cette contribution (cf. p. 61 ci-dessous pour de plus amples détails au sujet de ce corpus), illustre à quel point il est usuel et facile pour un locuteur d’intégrer du matériau lexical allemand dans des énoncés en romanche: (1) e lu ei quella tscharva halt vegnida in tec verruckta (sursilvan) et puis est ce cerf tout simplement venu un peu fâché Les dialectes du romanche sont également affectés par des influences considérées parfois comme plus fondamentales, parce qu’elles agissent sur la structure syntaxique de la langue. Un exemple souvent cité est celui de l’adjectif épithète qui, depuis un certain temps, peut précéder le substantif, comme en allemand (Carigiet 2000: 239). Toutefois, comme l’a fait remarquer Weinreich en 1953 déjà, le contact linguistique n’induit pas uniquement le transfert de formes et de structures, mais également celui de contenus sémantiques (cf. Weinreich 8 1974: 48). Selon Muysken 2006: 161, les mécanismes de contact dans le domaine de la sémantique lexicale 1 Je remercie Franziska Heyna, Didier Maillat et Amelia Lambelet pour leurs précieuses remarques concernant des versions antérieures de cet article. 2 Ce n’est pas le lieu ici de décrire la situation plutôt précaire du romanche en Suisse aujourd’hui. Vox Romanica 66 (2007): 60-71 Caractéristique A de la langue 1 correspond (ressemble, est identique) à caractéristique B de la langue 2 emprunt développement/ amplification (par la langue source) convergence non (exclusivement) motivée par une langue source, Sprachbund Contact de langues et conceptualisations spatiales restent pourtant largement inexplorés. Nous allons discuter un tel cas d’emprunt sémantique au chapitre 2. Malgré ce qui vient d’être dit, il importe, dans l’observation des éventuels transferts d’une langue d’adstrat à une langue-cible, de ne pas invoquer a priori le contact linguistique comme la seule cause diachronique d’une ressemblance observable en synchronie. Dans la figure 1, nous essayons donc de distinguer, de façon très schématique, différents types et différents degrés d’impact de la part d’une langue-source. La langue-cible peut développer des caractéristiques déjà présentes dans la langue-source, même si cette présence est discrète, voire ignorée par les linguistes s’intéressant à une typologie synchronique. Il existe aussi des cas du type «Sprachbund» (Trubetzkoy 1930), c’est-à-dire des cas de coexistence durable de plusieurs langues avec des affiliations génétiques bien distinctes sur un même territoire. Dans de tels cas, il s’avère souvent difficile d’identifier les donneurs et les récepteurs linguistiques, bien que l’on observe de nombreuses convergences. Dans cet article, nous nous intéresserons aux phénomènes de cette nature dans le cadre du contact entre les dialectes romanches et l’allemand, et ce, en particulier, dans le domaine de la conceptualisation spatiale. Nos données ont été collectées au moyen de deux instruments bien connus dans la recherche linguistique consacrée à l’expression de la spacialité: pour éliciter des expressions qui désignent des objets animés situés dans un espace déterminé, les informateurs ont été priés de raconter une histoire à base d’images («frog story», Mayer 1969). De même, pour éliciter des expressions de nature statique, nous avons utilisé une série de 71 dessins contenant chacune un objet cible et un ou plusieurs repères dans différentes configurations spatiales (pour de plus amples détails, cf. Berthele 2004 61 A n’est pas «génétiquement» présent en langue 1 A est «génétiquement» présent a langue 1 A et B apparaissent en langue 1 et 2 TRANSFERT Fig. 1: Taxinomie des ressemblances linguistiques entre langue-source et langue-cible Raphael Berthele 62 et 2006). La fig. 2 contient plusieurs exemples de cette série de dessins (cf. Bowerman 1996) qui permettent de faire le tour des principales catégories spatiales exprimées dans les langues du monde. Le tableau n° 1 indique le nombre d’informateurs par variété linguistique. Tableau n° 1: nombre d’informateurs par langue sigle static topological relations frog story romanche surmiran 7 10 romanche sursilvan ROM 8 10 romanche vallader 4 10 italien IT 6 - français FR 13 16 allemand standard DE 5 19 Muotathal suisse alémanique MU 6 26 2. Les trois principales prépositions spatiales Dans un premier temps, nous avons comparé les trois prépositions spatiales les plus utilisées dans les réponses «statiques». Dans toutes les langues de notre corpus, il y a trois prépositions (FR: dans/ à/ sur) qui couvrent environ trois quarts de toutes les configurations statiques représentées dans les 71 dessins. La figure 2 montre une partie de l’espace sémantique qui est couvert par ces trois prépositions. Comme nous allons le voir, la répartition entre à et sur est particulièrement intéressante. Les configurations qui ont été majoritairement décrites au moyen d’une même préposition sont encerclées. Les lignes pointillées représentent les réponses françaises et italiennes; l’espace entouré par des lignes pleines représente les catégories qui correspondent aux réponses allemandes 3 et romanches. La fig. 2 montre clairement que les trois langues romanes ne présentent pas la même distribution des prépositions spatiales. Alors que le français et l’italien partagent la même catégorisation avec deux paires de prépositions (à/ a et sur/ su) - apparentées aux niveaux étymologique et sémantique - le romanche se rapproche de l’allemand. Il est vrai que la préposition vid 4 est issue de différentes racines la- 3 Dans la distribution de ces prépositions, il n’y a pas de différences entre les dialectes alémaniques et l’allemand standard. 4 Variantes: vida, vi da, ved. Contact de langues et conceptualisations spatiales tines (vi lat. viam; da lat. [de + ad] ou [de + ab]); son matériau lexical n’est donc pas rattaché à l’allemand. Mais le sémantisme de cette unité lexicale semble avoir été modifiée de telle sorte qu’elle correspond actuellement à la catégorie spatiale couverte par la préposition allemande an. La fig. 2 représente toutefois une image simplifiée, car nous avons rencontré une certaine variation dans le choix des prépositions. Par exemple, bien que la préposition sur soit dominante dans les descriptions françaises du dessin montrant les insectes sur un mur (cf. l’exemple 2 ci-dessous), nous avons également recueilli des réponses avec à, surtout en combinaison avec un participe passé (exemple 3). De même, comme le montrent les exemples 4 et 5 du surmiran, la variation dans le choix des prépositions existe aussi du côté romanche. (2) il y a de la vermine se promenant sur un mur (3) des insectes sont accrochés au mur (4) igls animals èn ve digl meir (surmiran) les animaux sont au mur (5) las filunzas en sen la parè (surmiran) les araignées sont sur le mur 63 Fig. 2: Extrait de l’espace sémantique attribué aux prépositions sur et à pour l’allemand standard (DE) et le dialecte alémanique de Muotathal (MU), le français (FR), l’italien (IT) et le romanche (ROM; vallader, surmiran et sursilvan confondus) Raphael Berthele 64 Du fait de ces variations, nous avons dû procéder à une analyse multidimensionnelle (multidimensional scaling, MDS, cf. Kruskal/ Wish 1991) pour pouvoir déterminer le degré de concordance effectif entre les différentes langues de notre échantillon, ce qui signifie que chaque préposition a été traitée comme une variable à 71 cas, correspondant aux 71 dessins. Pour chaque cas, chacune des prépositions s’est vu attribuer la valeur entre 0 (jamais utilisée pour ce dessin) et 1 (systématiquement utilisée). À partir des 12 variables (3 par langue), l’analyse multidimensionnelle calcule la distance entre les variables dans un espace bidimensionnel. Les représentations graphiques basées sur les distances MDS permettent ainsi de découvrir des structures qui ne sont pas forcément perceptibles lorsqu’on regarde simplement la valeur des variables. Ce que montre la fig. 3 n’est guère surprenant: il y a trois «clusters» différents qui correspondent plus ou moins aux trois prépositions. Dans le cas de la préposition qui représente la catégorie dans, il n’y a pas de différence significative entre les trois langues. Dans le cas du français/ italien à/ a et l’allemand an, il apparaît de nouveau que la préposition allemande est utilisée dans des contextes légèrement différents de à/ a. Ce qui est intéressant, c’est que le point pour vid se rapproche de an, ce qui confirme notre hypothèse selon laquelle cette préposition représente un emprunt sémantique à l’allemand, emprunt qui a supplanté la préposition «romane» a dans les parlers du romanche. Cette introduction de la catégorie Derived Stimulus Configuration Euclidean distance model Dimension 1 Dimension 2 Fig. 3: Analyse multidimensionnelle des trois prépositions les plus fréquentes Contact de langues et conceptualisations spatiales vid/ an en romanche ne reste pas sans effet sur la catégorie qui correspond à sur/ su en français et italien. Malgré l’existence d’une préposition apparentée à su en romanche, celle-ci est également plus proche de l’allemand auf, comme le montre aussi son usage plus restreint (tableau n° 2). Tableau n° 2: sémantique des prépositions spatiales sin, vid, sur, à, auf, an support horizontal la tasse est sur la table la tazza sta sülla maisa die Tasse steht auf dem Tisch support vertical, avec activité les insectes sont sur le mur ils insects sun vi da la paraid du repéré/ du repère (sursilvan) die Insekten sind an derWand support vertical, avec le tableau est sur le mur il purtret picha vi da la adhérence et support du paraid (vallader) repère das Bild hängt an der Wand support vertical avec fixation la lampe est au plafond la glüm picha vi dal plafuond (vallader) die Lampe hängt an der Decke Le tableau n° 2 essaie de délimiter les nuances sémantiques qui correspondent aux différents choix des prépositions dans les langues de notre échantillon. Il y a des cas clairs, prototypiques, de support horizontal, où toutes les langues sont d’accord sur le choix d’une préposition de type sur/ auf. Il y a aussi, à l’autre bout de l’échelle graduée, une situation prototypique qui est couverte par l’autre préposition, de type à/ an. Entre ces deux types de situation, nous trouvons un champ plus ou moins gradué en ce qui concerne le degré de support de la part du repère, son orientation, etc. Tandis que l’allemand et le romanche possèdent une grande catégorie an/ vid qui recouvre la plupart des situations intermédiaires, les langues romanes semblent étendre l’usage de sur/ su - bien sûr pas de façon systématique, comme on vient de le constater. Il n’est pas possible de discuter ces nuances en détail ici 5 , mais les quelques indications présentées ont permis d’illustrer assez clairement un exemple de convergence entre les catégories spatiales fondamentales observables dans les dialectes du romanche et celles de l’allemand. Il s’agit ici d’une convergence assez discrète qui n’est pas visible à la surface de l’usage linguistique, étant donné que la préposition du romanche - du point de vue de son étymologie et de sa forme morphophonologique - a un air parfaitement latin. 65 5 Pour une comparaison détaillée du français et de l’allemand cf. Becker 1994. Raphael Berthele 66 3. Verbes de déplacement Nous avons choisi ci-dessus le domaine des expressions spatiales parce que, selon un avis répandu, les langues romanes et les langues germaniques expriment de manière très différente les concepts spatiaux (Tesnière 1969, Malblanc 1968, Talmy 2000, Slobin 1996). Les principes de lexicalisation sont particulièrement différents dans le domaine de ce que Tesnière 1969: 308s. appelle déplacement (vs. mouvement) et ce que Talmy 2000 appelle path. Les langues dites «satellite-framed», par exemple, ont tendance à exprimer le déplacement au moyen d’une particule (adverbe, préfixe) en position sœur du verbe (ex. all. hinein-gehen, rausschlüpfen), tandis que les langues dites «verb-framed» ont tendance à exprimer le déplacement par le verbe (fr. sortir, entrer, monter, descendre). Puisque les langues dites «satellite-framed» n’occupent pas la position du verbe pour l’expression du déplacement, elles ont tendance à exprimer par le verbe ce que Tesnière 1969: 308 appelle le mouvement («manner of motion» chez Talmy 2000). Ainsi, la catégorie des verbes de mouvement comprend, très globalement, tous les verbes qui spécifient la manière dont le déplacement s’effectue (courir, marcher, voler, etc.). Malheureusement, nous ne pourrons pas élaborer davantage ici cette typologie des verbes du mouvement 6 . Il est toutefois intéressant d’observer de quelle manière une langue romane, c’est-à-dire une langue qualifiée de «génétiquement verb-framed» par Talmy 2000: 213, se comporte dans une situation de contact avec l’allemand. Nous avons donc catégorisé tous les verbes évoquant une situation dynamique en fonction de leur contenu sémantique. Avant de procéder à une évaluation statistique de l’emploi des verbes de mouvement/ déplacement, trois exemples devraient permettre d’illustrer la différence entre ces deux types de verbes: (6) e tut ils aviuls ein vegni ora (sursilvan) et toutes les abeilles sont venues dehors (7) und d bieli sind usse cho (alémanique, Muotathal) et les abeilles sont dehors venues (8) et les abeilles sortent du nid Ces exemples correspondent tous à un même dessin du questionnaire: un chien a fait tomber un guêpier (habituellement appelé nid d’abeilles par les informateurs) et les guêpes, furieuses, sortent du nid. Les trois exemples confirment la distinction typologique que l’on vient d’esquisser brièvement: tandis que le français exprime le path, donc le déplacement, par le verbe (sortir), l’allemand se sert d’un adverbe (MU: usse; DE: hin/ her-aus ou raus). Ainsi, l’allemand est en mesure d’utiliser le verbe pour exprimer d’autres concepts, en l’occurrence un aspect déictique du déplacement. Le romanche suit ici l’exemple de l’allemand. Il reste à déterminer s’il s’agit là d’une exception ou d’une tendance générale. 6 Pour une discussion plus détaillée, cf. Slobin 1996, Talmy 2000, Berthele (2004, 2006). Contact de langues et conceptualisations spatiales La figure 4 illustre une analyse quantitative de l’usage des verbes de déplacement (dans le sens de Tesnière 1969: 308s., ce qui correspond aux «path-verbs» de Talmy). La somme des parties hachurées des colonnes représente la proportion des verbes de déplacement. Les différentes hachures représentent les différents types de déplacements selon Wälchli 2001 7 . La figure 4 montre clairement que les locuteurs francophones utilisent en effet un nombre beaucoup plus important de verbes de déplacement que les locuteurs des autres langues de notre échantillon, le dialecte du Muotathal présentant la pro- 67 7 Les 6 directions de déplacement «canoniques» sont les suivantes (F = figure ‘repéré’; G = ground ‘repère’): AD: «figure go to ground»; IN: «F go into G»; SUPER: «F go onto G»; AB: «F come from G»; EX: «F come out of G»; DE: «F come down from G». V sans déplacement non-cardinal SUPER EX DE AD AB moyenne DE MU FR ROM 1.0 0.8 0.6 0.4 0.2 0.0 Fig. 4: Verbes de déplacement (path verbs) en allemand standard (DE), alémanique du Muotathal (MU), français (FR) et romanche (ROM; vallader, surmiran et sursilvan confondus) Raphael Berthele 68 portion la plus petite de verbes de déplacement. Le romanche présente une proportion de ces verbes proche de celle de l’alémanique; de plus, même la distribution des différentes catégories y est assez semblable. Une grande partie des verbes de déplacement dans les récits en français sont du type «de» (p. ex. tomber) ou bien du type «ex» (p. ex. sortir; entrer n’est pas représenté dans l’histoire). Or, même si le verbe sortir est bien attesté dans les dictionnaires de certains dialectes du romanche, il n’est pas du tout utilisé par les locuteurs romanchophones. Seule une analyse en diachronie pourrait permettre de déterminer si les verbes du type sortir/ entrer ont été utilisés à un moment donné de l’histoire du romanche. Toutefois, selon Clau Solèr (communication personnelle), ces entrées de dictionnaires semblent plutôt correspondre à un désir de «romaniser» le romanche qu’à une réelle pratique linguistique des romanchophones. L’usage restreint (par rapport au français) des verbes de déplacement en romanche est évidemment compensé par des adverbes de déplacement et des groupes prépositionnels. C’est ainsi que nous retrouvons des constructions comme celles des exemples 6-8, parfois avec plusieurs particules exprimant des aspects de la trajectoire du repéré. (9) Aber quei ei buc pusseivel ch’ella mondi si ad ault (sursilvan) mais ceci est pas possible qu’elle aille dessus en-haut (10) El ei revius siado cheu sigl emprem rom (sursilvan) il est grimpé en-haut ici sur-la première branche (11) ed el vo sur la cresta ve (surmiran) et il va par-dessus la crête là-bas (12) ed our da la foura dal bös-ch vain oura ün püf, üna tschuetta (vallader) et dehors de l’ouverture de-l’ arbre vient dehors un hibou, une chouette Comme nous l’avons montré ailleurs (Berthele 2006: 173s.), l’accumulation des particules de déplacement (ou d’emplacement) est particulièrement caractéristique pour l’alémanique, contrairement à l’allemand standard où elle est beaucoup moins accentuée. La richesse de l’expression spatiale de l’alémanique - en particulier de l’alémanique montagnard, celui des Walser - a déjà été décrite par Zinsli 1945; elle se trouve également dans les dictionnaires de divers dialectes alémaniques; par ailleurs, elle est parfaitement caractéristique pour les dialectes francoprovençaux valaisans et valdôtains. On pourrait même se demander si l’alémanique montagnard a été influencé par son substrat roman 8 . Même s’il n’est donc pas exclu que le contact linguistique entre le romanche et les dialectes alémaniques ait joué un rôle, une fois de plus, dans la genèse de ces constructions, il est fort probable qu’il s’agisse là en même temps d’un phénomène lié à un autre facteur, à savoir l’oralité conceptionnelle qui caractérise aussi bien le romanche que les parlers alémaniques (cf. à ce sujet Koch/ Oesterreicher 1985 et la discussion au chapitre 4). Ce lien est encore plus plausible si nous considérons le fait que des 8 Je remercie Andres Kristol pour la remarque concernant les variétés du francoprovençal. Contact de langues et conceptualisations spatiales constructions comparables existent bel et bien en français régional et dans le français des enfants (parfois de manière redondante, comme dans monter en haut, descendre en bas, formes stigmatisées par l’usage normatif; cf. Dupré 1972: 1644). Ce type de constructions est pourtant complètement inexistant dans notre corpus français, bien que celui-ci contienne également des récits d’informateurs issus de couches sociales relativement basses ou peu scolarisées. Il semble donc que la tradition prescriptive du français ait réussi à inhiber ce genre de constructions avec des verbes tels que monter, descendre, entrer et sortir. Le romanche ressemble donc fortement à l’alémanique, en ce qui concerne l’usage des verbes de déplacement. En effet, la majorité des verbes utilisés pour décrire un mouvement dans l’espace sont des verbes autres que des verbes de déplacement. Nous trouvons premièrement des verbes génériques du type ir (aller), qui ne spécifient ni le déplacement ni la nature du mouvement. L’usage des verbes de mouvement dans le sens de Tesnière, c’est-à-dire des verbes qui spécifient la manière de se déplacer (p. ex. sauter, grimper, etc.) varie beaucoup dans notre corpus. Si nous comparons la fréquence moyenne de ce type de «manner verbs» avec les autres langues du corpus, il s’avère que le romanche, avec 24 %, se trouve au milieu entre l’allemand standard, très riche, avec 49 %, et le français, très pauvre, avec 18 % 9 . Et une fois de plus, il y a une certaine ressemblance entre l’alémanique du Muotathal (33 %) et le romanche. À partir de la typologie introduite par Talmy 2000, on se serait attendu à ce que l’alémanique et l’allemand standard se groupent tous les deux du côté de la «manner-saliency» (Slobin 1996), puisqu’il n’y a pas la moindre différence structurelle entre les deux en ce qui concerne leur capacité d’utiliser des satellites pour exprimer le déplacement. Or, ce n’est manifestement pas le cas. En revanche, les données recueillies pour la présente étude permettent d’observer une proximité réelle du romanche et de l’alémanique, ce qui pourrait être dû à leur longue coexistence. 4. Discussion Au chapitre 2, nous avons d’abord montré un cas évident de transfert - plus précisément un cas d’emprunt sémantique - qui nous a permis d’illustrer de quelle manière des catégories spatiales tout à fait élémentaires ont tendance à converger dans un contexte de contact linguistique intense. Dans la deuxième partie de notre recherche, focalisée sur la comparaison des verbes de déplacement et de mouvement, la situation semble plus compliquée. En effet, nous sommes obligé de nous demander si nous avons réellement affaire ici à un cas de transfert d’une certaine syntaxe verbale entre l’alémanique et le romanche - ou bien si le romanche a tout simplement préservé un modèle de syntaxe romane, ayant recours à des construc- 69 9 Cette expression minimale de la nature du mouvement n’est du reste pas compensée par des gérondifs ou d’autres structures participiales du type «en sautillant». Raphael Berthele 70 tions verbales avec des particules, ce qui correspond par ailleurs à une syntaxe également attestée à un stade antérieur à la formation du français standardisé. Une hypothèse analogue a été avancée par Mair 1984: 418: Dieses Paradoxon löst sich indessen auf, wenn man nicht auf dem germanischen Einfluss insistiert, sondern in Rechnung stellt, dass es sich bei den romanischen Partikelverben um eine bevorzugte Ausdrucksweise der gesprochenen bzw. der populären Sprache handelt, welche sich durch eine starke Tendenz zum pleonastischen und expressiven Sprechen auszeichnet. Il nous semble donc fort probable que nous avons ici affaire à un phénomène qui n’est que faiblement lié au transfert linguistique (cf. figure 1). L’alémanique et le romanche sont des langues qui - pour des raisons bien différentes - sont caractérisées par une nette dominance de l’oral. Par ailleurs, à bien des égards, le romanche se trouve dans une situation diglossique comparable à celle du suisse alémanique par rapport à l’allemand standard: ce dernier est en effet souvent préféré comme langue écrite par la communauté romanche 10 . Cette oralité intrinsèque (selon la terminologie de Koch/ Oesterreicher 1985) de l’alémanique et du romanche pourrait être responsable de la relative pauvreté de l’expression verbale dans ces deux langues: ainsi la type-token ratio (log ttr) calculée pour tous les verbes utilisés dans l’échantillon y est relativement basse (MU: 0.779, ROM: 0.759) en comparaison avec le français et l’allemand standard (FR: 0.844; DE: 0.836). Le fait que le romanche, dans le domaine des verbes de mouvement (et dans celui des particules qui entourent le verbe), ressemble au suisse allemand, serait donc au moins autant le résultat de sa faible tradition scripturaire que de son contact avec ce dernier. Bien que nos théories, méthodes, données et résultats n’aient pu être esquissées ici que de manière extrêmement superficielle, nous croyons qu’il est possible d’en tirer certaines conclusions générales dignes d’être retenues. La convergence des catégories spatiales du romanche avec celles de l’alémanique telle que nous l’avons observée ici nous apparaît comme un exemple particulièrement parlant d’un changement linguistique «en dessous de la surface», c’est-à-dire au niveau sémantique et conceptuel, qui est dû au contact persistant entre les langues. Quant à la deuxième conclusion, plus importante encore, c’est bien sûr la mise en garde contre toute explication simpliste des ressemblances entre différentes langues que l’on découvre en synchronie. Bien que le romanche subisse depuis longtemps une énorme pression de la part de l’allemand, nous ne pouvons ni ne devons exclure des causalités bien plus générales, situées profondément dans la nature de l’usage linguistique (comme c’est le cas ici de son oralité conceptionnelle), lorsqu’il s’agit d’en expliquer certaines particularités. Fribourg (Suisse) Raphaël Berthele 10 Ceci encore plus dans l’écrit que dans l’oralité, qui est déjà souvent caractérisé par des alternances codiques vers l’allemand même entre romanchophones de différentes régions (cf. Solèr 1983: 103). Contact de langues et conceptualisations spatiales 71 Bibliographie Becker, A. 1994: Lokalisierungsausdrücke im Sprachvergleich. Eine lexikalisch-semantische Analyse von Lokalisierungsausdrücken im Deutschen, Englischen, Französischen und Türkischen, Tübingen Berthele, R. 2004: «The typology of motion and posture verbs: A variationist account», in: B. Kortmann (ed.), Dialectology Meets Typology, Berlin/ New York: 93-126 Berthele, R. 2006: Ort und Weg. Eine vergleichende Untersuchung der sprachlichen Raumreferenz in Varietäten des Deutschen, Rätoromanischen und Französischen, Berlin/ New York Berthele, R. 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