Vox Romanica
vox
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
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2007
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Kristol De StefaniLe retour de Guillaume
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2007
Alain Corbellari
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Le retour de Guillaume Les écritures de la ressemblance L’une des définitions les plus courantes de l’épopée repose sur la caractérisation des héros qu’elle promeut: personnages hyperboliques, tout d’une pièce, reflets, par là, d’une pensée plus symbolique que psychologisante, ils s’opposeraient en bloc aux personnages romanesques, auxquels on appliquerait volontiers le qualificatif lukácsien de «problématique» 1 . Trop schématique, cette définition est, on le sait, éminemment sujette à caution: pour un Achille combien d’Hectors chez Homère! Et pour un Roland dont l’orgueil démesuré cause la perte en même temps qu’il fonde sa grandeur, combien de héros de chansons de geste dont la propension à l’insubordination est pour le moins «problématique». Roland lui-même n’est pas si monolithique qu’on l’a longtemps prétendu et s’il s’agissait seulement de dire ici que les personnages épiques de la France médiévale peuvent être sujets au doute, au découragement ou à une exaltation hors de propos, nous n’avancerions rien de bien nouveau. L’effort de réhabilitation de l’art littéraire de nos vieux conteurs de geste semble toutefois loin d’être achevé et les médiévistes sont de plus en plus nombreux à voir dans les jongleurs des artistes extrêmement conscients des pouvoirs de l’écriture. Poursuivant un effort déjà mené à travers plusieurs articles 2 , on souhaiterait plaider ici pour une lecture fine de la chanson de geste qui puisse rendre compte de contradictions et de complexités passées jusqu’ici trop inaperçues dans l’attitude prêtée à certains héros médiévaux et dans l’écriture même de leurs aventures. De fait, il paraît certain que, loin de se réduire à des motifs et à des formules plus ou moins heureusement enchaînés, l’écriture épique française médiévale est travaillée dès ses origines visibles (c’est à dire dès La Chanson de Roland et La Chanson de Guillaume) par une volonté d’interroger - pour ne pas dire de remettre en question - le statut du héros chevaleresque. Souvent discrète, cette propension entre évidemment en conflit avec le cadre monologique qui constitue l’horizon d’attente de la chanson de geste, mais elle n’en est pas moins présente dans la plupart des représentants du genre, la geste de Guillaume nous semblant constituer à cet égard un exemple privilégié, tant la construction du personnage titre s’enrichit et s’éclaire à travers la variété et la succession des œuvres qui le mettent en scène. On s’est ainsi proposé, dans un article sur Le Charroi de Nîmes, de distinguer deux modes de lecture de l’épopée médiévale, selon qu’est privilégiée la personne (abstraite) de l’auditeur, c’est-à-dire du récepteur traditionnel, pris dans une collectivité, 1 Voir Lukacs 1968: 60: «En toute rigueur, le héros d’épopée n’est jamais un individu». 2 Corbellari 1998, 2001, 2002, 2004, 2007. Vox Romanica 66 (2007): 72-82 Le retour de Guillaume sensible aux invariants et à l’idéologie générale du genre épique, ou celle du lecteur, récepteur individuel, qui considère au contraire en et pour elle-même chacune des versions qu’il lit ou entend, et se trouve, par là même, particulièrement sensible aux détails et aux finesses de la narration 3 . On aura compris que ces deux personnes de l’auditeur et du lecteur sont des entités abstraites qui ne se superposent pas nécessairement à des attitudes réelles d’audition et de lecture; la capacité mémorielle de l’homme médiéval était, on croit le savoir, considérablement supérieure à la nôtre et la simple audition n’empêchait pas un récepteur de l’époque de réagir à la manière du lecteur le plus fin que l’on puisse postuler. Inversement, on peut lire les chansons de geste en n’en percevant que l’aspect formulaire et conventionnel: c’est après tout très souvent de cette manière que les érudits de ces deux cents dernières années se sont contentés de les lire . . . Dans un tel cadre, l’étude d’un passage précis narré en deux versions différentes - par La Chanson de Guillaume et par Aliscans - peut se révéler riche d’enseignements. Les travaux étudiant les liens entre La Chanson de Guillaume et Aliscans et leur place respective dans le cycle de Guillaume ne manquent pas 4 ; aucun, cependant, ne s’est véritablement donné pour tâche d’étudier dans le détail de la lettre les différences et les ressemblances qu’entretiennent ces deux versions d’un même récit, afin de cerner les infléchissements de sens qui peuvent en résulter. Cette lacune de la critique en dit long - soit dit entre parenthèses - sur l’idée reçue qui veut que, même si l’on n’adhère pas totalement aux théories de Jean Rychner sur la composition orale des chansons de geste, l’on considère volontiers comme illusoire l’idée que les auteurs épiques auraient pu faire autre chose que de broder indépendamment, et sans grand souci de la nuance, sur des canevas traditionnels. Évidemment, la lecture ici proposée ne vise pas à prouver que l’auteur d’Aliscans a eu sous les yeux un exemplaire de La Chanson de Guillaume proche de celui que nous connaissons et qu’il l’a médité longuement dans son cabinet de travail; la distinction de l’auditeur et du lecteur tels que l’on vient de la définir nous dispense heureusement de recourir à une telle hypothèse, dont le caractère improbable est patent. L’épisode choisi ne l’a au demeurant pas été au hasard; la fameuse scène du deuxième retour de Guillaume à Orange, après sa défaite contre les Sarrasins, est, en effet, l’une des plus intéressantes et des plus complexes du cycle par le jeu qu’elle organise autour de l’identité du héros, que Guibourc refuse obstinément de reconnaître. Dans Le Charroi de Nîmes, c’était semblablement devant une porte, celle du palais sis à l’intérieur de la ville encore sarrasine dont le nom informe le titre de la chanson, qu’était remise en question l’identité héroïque de Guillaume, le déguisement de ce dernier menaçant en effet de trop bien remplir son office 5 . 73 3 Corbellari 2004: 142. 4 Voir en part. Tyssens 1967 et Wathelet-Willem 1975. 5 Corbellari 2004. Alain Corbellari 74 Or, si l’on s’obstine à lire le personnage de Guillaume selon la vision traditionnelle du héros épique, cette scène est incongrue, car on ne comprend pas pourquoi Guillaume se vexe de s’être fait tirer la barbe, alors qu’il devrait plutôt se féliciter de ce que son déguisement soit si efficace. Mais la contradiction est à la fois humoristique et structurelle: c’est précisément parce qu’il réalise que son déguisement fonctionne que Guillaume ressent une colère qui confine à la panique, car il se rend compte d’une discordance factuelle entre la facticité de son rôle épique et la réalité de son changement d’apparence. Alors que l’idéologie épique tend à réduire le réel à une pose héroïque, le narrateur de notre chanson met en place des éléments permettant de critiquer cette conception. On pourrait, à vrai dire, multiplier les exemples montrant que Guillaume est par excellence un «héros à la porte»: face aux villes à prendre (Nîmes, Orange), devant les monastères et l’huis des ermites dans le Moniage Guillaume, ainsi que, dans cette même chanson, devant la maison du preudome Bernard; enfin, de manière particulièrement emblématique, dans l’antichambre du palais de l’empereur Louis, indigne successeur de Charlemagne qui le laisse toujours attendre en vain les renforts qu’il lui promet, Guillaume est par excellence celui qui se heurte à des portes closes qu’il lui appartiendra d’ouvrir, et bien souvent de forcer. Or, ces portes sont toujours pour lui des lieux de remises en question, qui déterminent des moments d’épreuve où se joue constamment son statut de personnage héroïque. Ne pourrait-on pas même aller jusqu’à lire cette posture dans une perspective biblique, en y voyant l’image de celui qui «se tient à la porte et [qui] frappe» (Apocalypse 3,20)? Loin de nous l’idée d’affubler l’ensemble de la geste de Guillaume d’une signification symbolique chrétienne; elle ne s’y réduit assurément pas, mais en l’occurrence, cette caractérisation christique à travers le haut symbole de la porte close, symbole conjoignant paradoxalement la plus grande faiblesse et la plus grande puissance, ne paraît pas invraisemblable pour éclairer la figure du héros par qui arrive si souvent le salut de la douce France 6 . Mais revenons à notre enquête de détail. L’épisode qui nous intéresse occupe les laisses 140 à 142 (v. 2214-2328) de La Chanson de Guillaume 7 , et les laisses 46 à 49 (v. 1935-2166) d’Aliscans 8 : le second passage est plus long que le premier, certes, mais dans une proportion inférieure à celle qui caractérise l’amplification moyenne inhérente à l’ensemble de la chanson. Les 8185 vers d’Aliscans correspondent en effet à moins de deux mille vers de La Chanson de Guillaume (on sait 6 Curieusement, on a plus souvent glosé la symbolique chrétienne des contes arthuriens que celle des chansons de geste. Pourtant, s’il y avait une légitimité à nantir la littérature profane d’une senefiance biblique, elle pourrait se donner bien davantage carrière dans la «véridique» matière de France que dans la «vaine et plaisante» matière de Bretagne, pour reprendre les adjectifs fameux de Jean Bodel (Brasseur (ed.) 1989, v. 9-11). Après tout, au XX e siècle, la lecture de l’histoire de France en clé biblique n’a effrayé ni Léon Bloy, ni Charles Péguy, ni Paul Claudel. 7 Suard 1991. 8 Régnier 1990. Le retour de Guillaume que le début de cette dernière est repris, de manière d’ailleurs beaucoup moins précise, par la chanson de La Chevalerie Vivien), et on peut d’autant plus soupçonner l’auteur d’Aliscans d’avoir quelque peu négligé l’épisode du retour de Guillaume qu’il le fond de manière mal distincte dans celui de l’arrivée des prisonniers. Résumons rapidement les deux récits. Pour plus de clarté, et pour éviter d’avoir à répéter les éléments identiques, nous mettrons les épisodes en parallèle dans le tableau suivant: La Chanson Aliscans de Guillaume Ø v. 1935-1952 A Guillaume arrive en vue d’Orange. Longue plainte. v. 2214-2220 v. 1953-1987 B Guillaume arrive à la porte d’Orange, qu’il trouve fermée, et dialogue avec le portier. v. 2221-2234 v. 1988-2001 C Le portier va prévenir Guibourc. v. 2235-2248 v. 2002-2022 D Guibourc arrive et refuse de reconnaître Guillaume. v. 2249-2258 v. 2023-2025 E Plaintes de Guillaume. Ø v. 2026-2056 F Guibourc demande à Guillaume de lui montrer la bosse qu’il a sur le nez. Ø v. 2057-2059 G Guillaume ôte son heaume. v. 2259-2270 v. 2060-2076 H Guibourc demande à Guillaume d’aller délivrer des chrétiens captifs de Sarrasins qui passent sur la route. v. 2271-2302 v. 2077-2108 et I Guillaume vainc les Sarrasins et délivre les prison- 2112-2135 niers. v. 2303-2306 v. 2109-2111 J Guibourc semble convaincue et dit à Guillaume d’entrer. v. 2307-2316 Ø K Guibourc se ravise et demande à Guillaume de lui montrer la bosse qu’il a sur le nez. v. 2317-2321 Ø L Guillaume ôte son heaume. Ø v. 2136-2148 M Guibourc, prise de compassion, rappelle Guillaume. v. 2322-2328 Ø N Guibourc est convaincue et fait entrer Guillaume. Ø v. 2149-2166 O Guillaume entre dans Orange avec son butin et les captifs délivrés. Comme on le voit, les épisodes sont en gros les mêmes, mais leur agencement est sensiblement différent. Le récit d’Aliscans est, si l’on ose dire, «plus complet», ce qui n’empêche pas La Chanson de Guillaume de contenir des détails inconnus de la version ultérieure. De fait, à ne lire que la troisième colonne de notre tableau, on reconstitue un récit parfaitement fictif et partiellement contradictoire, le point de bascule se situant entre les épisodes E et F: le moment où Guibourc demande à Guillaume de voir la bosse qu’il a sur le nez infléchit en effet toute la narration, 75 Alain Corbellari 76 car la pertinence de la question est directement liée à son antériorité ou à sa postériorité par rapport à la mise en fuite des Sarrasins par le héros toujours invincible quoique fourbu. Dans La Chanson de Guillaume, le combat probatoire étant antérieur à la demande, celle-ci n’est plus qu’une formalité. Dans Aliscans en revanche, le combat apparaît comme un dérivatif bienvenu à une question dont la réponse n’a guère convaincu Guibourc. Ce passage a posé des problèmes aux exégètes; en effet, sa compréhension est subordonnée au sens d’un unique mot, la fameuse particule mar, que l’on lit au vers 2049 d’Aliscans. Reprenons toute la phrase: - Voir, dist Guiborc, tres bien oi au parler Que mar devez Guillelme resembler, Car ainc nel pot nus Turs espoenter. (v. 2048-50) Guibourc estime que les paroles (le «parler») peu belliqueuses de Guillaume sont indignes du héros qu’il est censé être; il pourrait donc sembler logique qu’elle en conclue que l’homme qu’elle a devant elle ne ressemble «décidément pas» à Guillaume. C’est la solution qu’adoptent les traducteurs de la collection Champion qui utilisent, il est vrai, une formule dont le principal mérite n’est pas la proximité avec l’original: - «Oui», répond Guibourc, «à vous entendre parler, j’ai très bien compris qu’il n’était pas possible que vous soyez Guillaume, car, à lui, aucun Turc n’a jamais fait peur» 9 . C’est également la lecture qu’admet Claude Régnier, le plus récent éditeur de notre texte, comme en témoigne la note qu’il met à cet endroit. Sentant pourtant bien que l’inférence, grammaticalement, ne va pas de soi, il argumente, en note, en glosant la valeur de mar: Mar est l’équivalent d’une négation et la [sic! ] verbe devoir a parfois un sens très affaibli (voir Ph. Ménard, Syntaxe de l’ancien français, 2 e éd., §138) 10 . Or, lorsqu’on consulte la Syntaxe de Philippe Ménard à l’endroit cité 11 , on constate que le paragraphe 138 ne concerne que le verbe devoir. L’indication de Claude Régnier apparaît donc à la fois indubitable et impertinente, ne semblant servir ici qu’à occulter une difficulté bien plus réelle, car le même ouvrage grammatical de référence précise bien (au paragraphe 410 12 ) que mar n’a valeur de négation que devant un impératif ou un futur. En ce cas, le terme insinue une nuance de menace, ce qui est tout à fait en accord avec son sémantisme propre qui, pour citer l’analyse fameuse de Bernard Cerquiglini, «exprime soit l’inopérant, soit le détrimen- 9 Guidot/ Subrenat 1993: 75. 10 Régnier 1990: 292. 11 Ménard 1994: 133-35. 12 Ménard 1994: 326. Le retour de Guillaume taire» (en l’occurrence plutôt l’inopérant), affirmation du locuteur, d’après qui «le sujet a eu tort d’associer l’une ou l’autre [des valeurs contraires, c’est-à-dire l’opérant et le non-détrimentaire], d’aborder son procès dans l’une ou l’autre de ces attentes, étant donné ce qu’il va énoncer et qui s’inscrit en faux» 13 . Au vers 2049 d’Aliscans, la valeur simplement négative, qui n’exprimerait là qu’un effet de syntaxe et non d’énonciation, n’est donc absolument pas soutenable, car la phrase ne contient ni impératif, ni futur. On est donc amené à corriger la première impression que l’on est tenté d’avoir sur le sens du vers et, partant, sur tout le passage. Mar, ici, ne saurait être un synonyme de mal 14 ; Guibourc avoue bel et bien que, à ses yeux, l’inconnu ressemble à Guillaume, mais, comme l’indique précisément mar, elle souligne le fait que cette ressemblance ne suffit pas à la convaincre, et plus précisément que le fait d’arborer une si troublante similitude «ne portera pas chance» (ne sera d’aucune utilité) à l’intrus. Joseph Bédier, dans l’adaptation théâtrale qu’il avait donnée en 1915 de quelques moments de la geste de Guillaume, sous le titre, précisément, de La Légende des Aliscamps, avait, selon tout vraisemblance, compris comme nous le passage, puisqu’en développant le motif de l’étonnement de Guibourc, la faisant insister sur la ressemblance physique, il en tirait la réplique suivante: Guibourc. Dieu! Ce sont les traits de Guillaume . . . Mais tu n’es pas Guillaume, tu es un enchanteur, - car Guillaume ne laisserait pas sous ses yeux tourmenter là, sur la route, ces chrétiens enchaînés! . . . 15 L’accusation de magie, quant à elle, pourrait bien venir des vers 1963-64 d’Aliscans, où le terme aversier peut désigner à la fois «l’ennemi» et «le démon»: Cuida qu’il fust de la gent l’averssier Qui le vousist traïr et engignier. Au demeurant, est-il nécessaire d’aller chercher, pour notre lecture, une caution aussi lointaine que celle d’un Bédier qui ne prétendait pas, dans le texte littéraire que nous évoquons, faire œuvre de philologue, mais bien plutôt de dramaturge? Une fois de plus, cependant 16 , Bédier nous montre que les deux postures de l’écrivain et du philologue se complètent chez lui plus qu’elles ne s’affrontent, car le vers 2055 d’Aliscans où Guibourc admet que «plusors homes se samblent de parler» serait incompréhensible si l’on devait retenir la lecture de Cl. Régnier. On doit donc s’interroger sur les raisons qui ont conduit à un tel contresens. Y aurait-il scandale à admettre que Guibourc refuse de reconnaître Guillaume alors qu’elle 77 13 Cerquiglini 1981: 174. 14 Même si dans certains contextes un rapprochement sémantique est possible. Voir Buridant 2000: §426/ 4. 15 Texte reproduit dans Corbellari 1997: 611. 16 Voir Corbellari 1997. Alain Corbellari 78 l’a bel et bien identifié? Mais la suite du texte est plus étonnante encore, car le moment décisif où Guillaume entend donner à Guibourc la preuve irréfutable de sa propre coïncidence avec lui-même est éludé à travers ce qu’il faut bien appeler un tour de passe-passe du narrateur: L’elme deslace, lait la ventaille aler. «Dame, dist il, or poez esgarder.» Si com Guiborc le prist a aviser, Parmi les chans voit .C. paiens aler. (v. 2058-61) Au moment précis où Guibourc va pouvoir vérifier s’il s’agit bien de Guillaume, son attention, on le voit, est appelée ailleurs. Or, une fois la bataille finie, convaincue par ce haut fait, elle ne demandera plus à voir la bosse et laissera entrer Guillaume! Non sans toutefois être visitée par une dernière angoisse; au terme d’une longue réplique où elle lui a tout d’abord rappelé, à la manière typique des amoureux passionnés, les premiers temps de leur passé commun, puis où elle lui a avoué son trouble à le voir rentrer seul, Guibourc s’écrie soudain: N’es pas Guillelmes! Tote en sui effraee. (v. 2215) À la vérité, ce cri n’est pas si inattendu qu’on pourrait le croire car, depuis une dizaine de vers, Guibourc revit l’angoisse qui l’avait prise au moment où Guillaume était encore de l’autre côté des murs de la ville: Mes d’une chose sui mout espoantee: S’eüst Guillelmes sa compaigne amenee, Bertran le conte a la chiere membree Si l’on pensait la relation de La Chanson de Guillaume avec Aliscans en termes de variantes manuscrites, on constaterait que ce développement, où sont évoqués tour à tour tous les disparus de la bataille, se retrouve bel et bien dans La Chanson de Guillaume, mais dans la bouche du héros et en un endroit légèrement différent: celui-là même où nous venons de supposer qu’aurait dû être sa place logique, à savoir dans l’épisode que nous avons appelé E, juste avant que Guibourc n’envoie Guillaume prouver à la fois son identité et sa vaillance en combattant les Sarrasins qui passent sur la grand-route: Ja repair jo de Larchamp sur mer, U ai perdu Vivïen l’alosé; Mun niefs Bertram i est enprisoné, Le fiz Bernard de Bruban la cité, E Guïelin e Guischard l’alosé. (v. 2254-59) Aliscans n’étant pas un manuscrit tardif de La Chanson de Guillaume, on résistera bien sûr à la tentation d’en corriger le texte à l’aide du témoignage de l’autre Le retour de Guillaume récit. Cependant, ce que nous ne pouvons pas prêter à un copiste nous pouvons sans doute plus légitimement l’attribuer à un remanieur 17 . Étant entendu, en raison de l’absence presque totale de reprise textuelle de la première chanson dans la seconde 18 , que l’auteur d’Aliscans n’avait sous les yeux nul manuscrit de La Chanson de Guillaume, il faut admettre chez lui un souvenir mémoriel suffisamment précis pour que les éléments soient recomposés, avec une science consommée des enchaînements et de la logique narrative 19 . Le remanieur ne ferait-il en ce cas que réintroduire in extremis un élément qu’il avait omis de placer en son lieu «naturel»? En tout état de cause, et quel que soit le mécanisme qui a pu présider à ce déplacement, il faut lire celui-ci comme entièrement assumé; l’auteur d’Aliscans a, en cet endroit, utilisé tout à fait sciemment le motif de la non-reconnaissance pour donner à la scène une profondeur supplémentaire qui entre en résonance avec le curieux «tour de passe-passe» signalé plus haut. En effet, ayant vu son attention distraite au moment où elle aurait dû se voir administrer la preuve décisive de ce que c’était bien Guillaume qu’elle avait devant elle, Guibourc ne peut, alors que le chevalier victorieux pénètre dans ses murs, qu’être rattrapée par l’angoisse résultant de la non-élucidation de l’identité physique dudit chevalier. Dans La Chanson de Guillaume, le combat est la première et la principale preuve demandée, et la vérification de la protubérance nasale ne constitue, si l’on ose dire, qu’une question subsidiaire. L’interversion des deux épreuves, et surtout l’incomplétude dans laquelle est laissée la première introduit par contre dans Aliscans une aporie qui, si l’on y regarde bien, ne sera en fait jamais comblée, la question se retrouvant sans objet une fois dépassée la situation de crise où elle s’est posée. Réintégré dans son rôle de maître d’Orange, Guillaume ne peut plus susciter aucun doute; le cri de Guibourc est donc à comprendre comme le signe d’une angoisse, d’une manière d’hallucination. Guillaume ne serait pas Guillaume si . . . Dans le 79 17 C’est l’occasion de relire ici le fameux «paradoxe sur les remanieurs» de Bédier: «La critique ne peut tenter que des reconstructions logiques des poèmes perdus, et ce n’est pas la seule logique qui crée les poèmes. Ce qu’il faudrait pouvoir reconstituer, par delà les remaniements, ce ne sont pas des romans parfaitement académiques; ce sont des romans parfaitement désordonnés que les remanieurs et les assembleurs ont fini par réduire aux formes à peu près cohérentes, à peu près régulières que nous possédons» (Bédier 1914: 343). Mais sommes-nous ici dans un cas de ce genre? On a en fait plutôt l’impression que le remanieur d’Aliscans répare comme il le peut une sorte de «bourdon narratif» assez embarrassant. À la vision téléologique d’un Bédier, qui, tout individualiste qu’il ait été, aurait peut-être eu de la peine à admettre le point de vue que nous défendons ici (ne compare-t-il pas - Bédier 1914: 335 - les chansons de geste à des «romans-feuilletons»? ), il faut donc résolument substituer une lecture qui tienne réellement compte de la subtilité de l’écriture des chansons de geste, indépendamment de la plus ou moins grande ancienneté de ces dernières. 18 La reprise de formules topiques telles que le «mar fu, jovente bele» (Chanson de Guillaume, v. 2001; Aliscans, v. 861) du planctus de Guillaume sur le corps de Vivien ne prouve évidemment pas une filiation écrite. 19 L’hypothèse traditionnelle de la source commune nous semble pour cette même raison sujette à caution, car trop tributaire d’une vision graphocentriste de la genèse des chansons de geste. Alain Corbellari 80 temps même où elle est abolie, cette angoisse reste pourtant indépassable car le combat a effacé la vision qui l’a précédé, comme si, faute d’être replacé dans la même situation, on admettait qu’un doute persistera toujours sur la question de savoir si le personnage qui s’était présenté devant Orange avant que Guibourc ne l’envoie prouver sa vaillance était bien Guillaume plutôt qu’un diable déguisé. Ce passage n’est pas unique dans la geste de Guillaume; nous avons déjà rappelé la scène du Charroi de Nîmes où le héros déguisé doit essuyer les sarcasmes des maîtres sarrasins de la ville, provoquant en Guillaume un dilemme que l’on ne peut analyser de manière complètement logique, car la colère du héros est le signe d’une réelle angoisse quant à sa propre identité: est-il encore Guillaume s’il peut si bien singer la démarche et l’allure d’un vilain 20 ? Dans Le Moniage Guillaume, la fragilité du héros est bien mise en valeur dans la scène des brigands qui occupe l’essentiel de la première partie de la chanson: envoyé chercher de la nourriture au bord de la mer, à une certaine distance du monastère qui l’a accueilli, Guillaume se voit formellement interdire l’usage de la force dans son expédition. Or, ses coreligionnaires savent pertinemment que la route est dangereuse et espèrent ainsi se débarrasser d’un novice trop remuant. Accompagné d’un serviteur, Guillaume se laisse dépouiller par les brigands qu’il a effectivement rencontré, jusqu’à ce qu’on lui demande sa ceinture, dont il avait obtenu qu’elle soit la seule pièce d’habillement dont la sauvegarde l’autorisait à se battre: in extremis, tel Antée reprenant forces au moment de toucher terre, Guillaume redevient ainsi le personnage héroïque qu’il a toujours été. Mais il tirera la leçon de sa mésaventure: constatant qu’il lui est décidément impossible de se fondre dans l’anonymat monacal, il quittera le monastère pour fonder ailleurs un ermitage, se laissant ainsi la possibilité de préserver son individualité héroïque. On a saisi le paradoxe: loin d’être un stéréotype, le statut épique s’avère ici l’exception et la garantie même de la liberté personnelle du héros 21 . Dans tous les passages que nous avons évoqués - et il y en aurait bien d’autres, dont le recensement est à peine entamé -,les narrateurs qui mettent en scène le marquis au court nez sont généralement parfaitement conscients du fait que toute posture héroïque est une construction qui fait toujours plus ou moins violence à l’être empirique du personnage qui l’endosse. Loin de figer Guillaume dans une attitude qui lui ôte tout libre-arbitre, ses exploits sont présentés non comme un donné, mais comme des possibles qu’il actualise au prix d’une victoire d’abord remportée sur luimême.Au contraire de ce qu’a toujours voulu nous faire croire une théorie courante sur l’épopée - théorie dont on peut légitimement se demander s’il existe seulement un cas d’école où elle peut être appliquée sans la moindre arrière-pensée - le héros de chanson de geste n’est jamais monolithique; certes, la posture héroïque est une tentation constante, des héros comme des narrateurs, et il est légitime d’en faire un horizon d’écriture idéal qui différencierait abstraitement l’épique du romanes- 20 Voir Corbellari 2004. 21 Voir Corbellari 2007. Le retour de Guillaume que. Mais dans les faits - ou, plus exactement, dans les textes - les fêlures, les brèches par où s’insinue le doute, et avec lui une plus grande humanité du héros, sont innombrables. La geste de Guillaume nous en offre quelques-uns des exemples médiévaux les plus frappants. Elle nous prouve que la construction du personnage épique se modèle, presque dès ses origines, sur des schémas qui sont déjà ceux de la création «romanesque» au sens moderne du terme, mais avec une composante supplémentaire qui rend ces exemples particulièrement fascinants: l’on nous montre non seulement le personnage lui-même, mais l’écriture censée rendre compte de ses actes en lutte avec un idéal irréalisable. Ces passages que les critiques du XIX e , et même d’une bonne partie du XX e siècle, jugeaient un peu rapidement illogiques, contradictoires, voire plaisamment incongrus, sont en fait le signe d’une résistance de la narration épique face à l’irrépressible besoin d’exprimer la complexité de personnages irréductibles à un schématisme les privant de toute autonomie. Il ne s’agit pas ici de faire intervenir l’idée anachronique d’une «psychologie romanesque»: le conflit de l’être et du paraître ne saurait se penser, au Moyen Âge, comme la libre cogitation d’un esprit autonome, et pas davantage comme une simple opposition de l’intérieur et de l’extérieur. On comprend dès lors que les narrateurs aient recours à la seule figure d’explication possible, signe de faiblesse pour les tenants du «tout psychologique», signe, au contraire, de force pour les partisans d’une logique non binaire: l’aporie. Par là, le texte médiéval, dont on pouvait croire, dans une vision normative et classique de l’art littéraire, qu’il avouait par sa bizarrerie et son «illogisme» qu’il n’avait pas les moyens de ses ambitions, se retrouve paradoxalement détenteur d’un savoir que les classiques ignoraient ou avaient perdu, celui de l’impossibilité de réduire la perception de l’humain à des catégories clairement délimitables et articulées. Guillaume mis face à face avec lui-même n’est en fin de compte pas très différent de nous autres lecteurs modernes qui avons appris que l’absolue présence à soi était décidément impossible. Lausanne Alain Corbellari Bibliographie Andrieux-Reix, N. (ed.) 2003: Le Moniage Guillaume. Chanson de geste du XII e siècle, éd. de la rédaction longue, Paris Bédier, J. 1914: Les Légendes épiques, t. 1, Paris Brasseur, A. (ed.) 1998: Jehan Bodel, La Chanson des Saisnes, 2 vol., Genève Buridant, C. 2000: Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris. Cerquiglini, B. 1981: La Parole médiévale. Discours, syntaxe, textes, Paris Corbellari, A. 1997: Joseph Bédier, écrivain et philologue, Genève Corbellari, A. 1998: «Abrègement ou mutilation? La fin de la Chanson d’Otinel dans ses deux manuscrits», PRIS-MA, XIV, 1: 1-16 Corbellari, A. 2001: «Le dehors et le dedans dans La Prise d’Orange», MA, 107: 239-52 Corbellari, A. 2002: «Parcours du désir et de la cruauté dans La Chanson d’Aspremont», in: L’épopée romane. Actes du XV e Congrès international de la Société Rencesvals. Poitiers, 21-27 août 2000, Poitiers: 465-73 81 Alain Corbellari 82 Corbellari, A. 2004: «Guillaume face à ses doubles. Le Charroi de Nîmes ou la naissance médiévale du héros moderne», Poétique, 138: 141-57 Corbellari, A. 2007: «Guillaume, les brigands et la forêt. Enjeux narratifs et poétiques d’un lieu emblématique», Amiens (à paraître) Guidot, B. et Subrenat, J. 1993, Aliscans, traduit en français moderne, Paris Lukacs, G. 1968: La Théorie du roman, trad. de l’allemand par Jean Clairevoye, Paris McMillan, D. (ed.) 1978: Le Charroi de Nîmes. Chanson de geste du XII e siècle, Paris Ménard, Ph. 1991: Syntaxe de l’ancien français, 4 e éd., revue, corrigée et augmentée, Bordeaux Régnier, Cl. (ed.) 1990 : Aliscans. Chanson de geste du XIII e siècle, 2 vol., Paris Suard, F. (ed.) 1991: La Chanson de Guillaume, Paris Tyssens, M. 1967, La Geste de Guillaume d’Orange dans les manuscrits cycliques, Paris Wathelet-Willem, J. 1975: Recherches sur la «Chanson de Guillaume». Études accompagnées d’une édition, Paris
