Vox Romanica
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2008
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Kristol De StefaniLes formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion (Bâle 1555)
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Carine Skupien Dekens
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Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion (Bâle 1555) 1 1. Introduction Parmi les traductions bibliques françaises parues au XVI e siècle, on en trouve une qui a été victime des sarcasmes de Jean Calvin alors qu’elle n’était encore qu’à l’état de projet, des calomnies d’Henri Estienne et de Théodore de Bèze dès sa parution, et d’une méconnaissance certaine dans les siècles qui ont suivi: la traduction de Sébastien Castellion. Or, si on ne peut refaire ici toute l’histoire de sa réception, il est intéressant de se pencher sur les choix syntaxiques du traducteur, qui ne sont pas sans liens avec ses choix idéologiques. On a pu reprocher à Castellion d’avoir écrit une Bible pour les gueux. En effet, son projet, annoncé dès la préface, voulait mettre à disposition des «idiots», un texte «entendible», c’est-à-dire qu’il ne comportait pas d’emprunts savants, remplacés par des trouvailles propres à Castellion 2 ou des mots populaires, et que son orthographe était dépouillée des lettres étymologiques inutiles 3 . Ces aspects ont été reprochés au traducteur, et les linguistes d’aujourd’hui les ont examinés avec attention 4 . Cependant, l’élaboration d’un texte à destination des gens simples, peu lettrés, voire illettrés 5 , demande plus que l’adaptation du lexique et de la graphie. On s’aperçoit rapidement à la lecture de ce texte, que quelque chose le rend flui- 1 Cet article présente les résultats d’une partie inédite de ma thèse de doctorat, soutenue à la Faculté des Lettres et sciences humaines de l’Université de Neuchâtel, le 16 novembre 2006 et lauréate du Prix de la relève du Collegium Romanicum 2007. Le reste de la thèse sera publié chez Droz en 2009, sous le titre Traduire pour le peuple de Dieu. La syntaxe française de la traduction de la Bible par Sébastien Castellion, Bâle, 1555. On a exclu de cet article les formes dites gérondives (introduites par la préposition en) qui ne représentent pas une catégorie pertinente pour l’état de langue qui nous intéresse. En effet «avant le XVII e siècle, la distinction entre gérondif, participe présent et adjectif verbal n’est pas pertinente, car d’une part avec valeur de ‹gérondif› la forme en -ant peut s’employer sans préposition, d’autre part l’accord se fait même lorsque la forme en -ant a valeur verbale; c’est l’Académie qui en 1679 formule les règles d’accord de ses différents emplois» (Marchello-Nizia/ - Picoche 1989: 269). «Le participe présent s’oppose . . . par sa syntaxe adjectivale (incident au nom) au gérondif de syntaxe adverbiale (incident au verbe de la phrase).» (Fournier 1998: 299). Pour une bibliographie générale sur la discontinuité syntaxique, voir L’Information grammaticale 109 (2006): 3-12. 2 Rogner pour circoncire, par exemple, ou laver pour baptiser. 3 Fis pour fils, mais aussi êt pour est, ou e pour et. 4 Voir notamment Chaurand 2003 et 2005; Baddeley 1993: 35 et 2005. 5 J’ai émis l’hypothèse que le ce texte était destiné à être lu à haute voix, pour que les illettrés y aient accès. De nombreux indices corroborent cette hypothèse (cf. Skupien Dekens à paraître). Vox Romanica 67 (2008): 133-168 Carine Skupien Dekens de, facilement lisible, et pour tout dire fascinant. Une analyse linguistique détaillée (cf. Skupien Dekens, à paraître) permet en effet de décrire une syntaxe tournée vers son public, qui exploite toutes les possibilités syntaxiques et stylistiques de la langue du XVI e siècle, qui permet par exemple à la variation (des constructions syntaxiques peu fixées au XVI e siècle, du style qui s’adapte aux différents genres de textes de la Bible, . . .) d’être au service du sens, et finalement des destinataires par la constitution d’une langue propre, savamment placée entre influence des langues anciennes et adaptation au public français. Pour illustrer ce phénomène, je présenterai ici l’utilisation particulière que fait Castellion des formes en -ant. En effet, parmi les quelques tours syntaxiques qui évoluent particulièrement au XVI e siècle 6 , les «constructions détachées» et particulièrement les participiales occupent une place de choix. Ceci pour au moins trois raisons: D’abord, elles sont forcément influencées par la syntaxe latine, ce qui permet de s’interroger sur les modèles du traducteur 7 . Si on admet que Castellion a cherché à écrire «pour les idiots» en évitant autant que faire se peut tout calque lexical ou emprunt savant, aura-t-il opté pour une syntaxe «pour les idiots», dépourvue de l’influence du style administratif ou curial hérité du latin? Ensuite, une recherche approfondie sur les participiales, qu’elles soient absolues ou «conjointes» 8 , nous permet de nous renseigner sur deux points de la langue de cette traduction: la syntaxe, d’un part, puisque l’utilisation de participes présents est une caractéristique du français écrit du milieu du XVI e siècle, et les études sont nombreuses qui nous permettront de situer Castellion parmi les différentes tendances syntaxiques de son époque; le style, d’autre part, puisque les implications pragmatiques et stylistiques du recours, massif ou non, au participe présent dépassent la grammaire de la phrase, et touchent à la cohérence textuelle et à la rhétorique. J. Lecointe 1997 n’a d’ailleurs pas hésité à nommer «style en -ant», cette manie syntaxico-stylistique de cette période. La plupart de ces constructions participiales peuvent être qualifiées de «détachées» 9 , c’est-à-dire qu’elles sont «toujours facultatives et effaçables» et «jouissent en principe d’une grande mobilité et s’opposent ainsi aux contraintes syntaxiques qui structurent le prédicat verbal» (Landy 2003: 71). Affranchies de (presque) toute contrainte grammaticale, les constructions détachées participiales constituent donc un objet d’analyse idéal pour caractériser un style personnel. 134 6 Voir toutes les études rassemblées par Combettes 2003. 7 «Qu’il s’agisse de participes ‹présents› ou ‹passés›, qu’il se présentent en construction absolue ou semi-autonome, coréférents ou non avec le sujet de la proposition qui suit, le participe par son origine gréco-latine et le prestige qui lui est attaché, par son foisonnement dans le genre narratif occupe une place capitale dans la prose du français préclassique.» Landy 2003: 276. 8 J’emploie ici la notion de «participe conjoint» telle qu’elle est définie par Lorian 1973: 213. 9 Dans ce cas, j’exclus les adjectifs, même verbaux, comme «Tu n’auras peur ni de frayeur de nuit, ni de fleche volante de iour» [Ps 91,5] ou les syntagmes nominaux comme «E apres qu’ils se furent retirés, voici l’ange du Seigneur qui se montre a Ioseph en son dormant, e lui dit : . . . » [Mt 2,13]. Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion Enfin, l’étude des formes en -ant se prête particulièrement bien à l’analyse historique, puisqu’on constate une évolution diachronique fort bien dessinée dans l’usage de ces participes, ce qui nous permet non seulement de définir un style, mais aussi de le situer dans une tendance, à l’avant-garde, ou peut-être en queue de peloton. En effet, l’usage de participes, même absolus, n’est pas une invention du XVI e siècle, et ne doit pas être attribué uniquement à l’influence de la syntaxe latinisante, qui se fait sentir d’ailleurs depuis que l’on écrit en français. «Tout d’abord, le participe absolu appartient au système français, ou du moins à celui d’un certain niveau de langue: c’est son essor, pas sa naissance, qui est dû à la vogue latinisante régnant en moyen français.» (Lorian 1973: 205). Ainsi, on constatera une augmentation de la fréquence de participiales, qui connaîtra son apogée au milieu du XVI e siècle. La fréquence augmente à partir de 1530, et baisse à la fin du siècle. On a donc affaire ici à un trait caractéristique des années du milieu du siècle, un trait dont la fréquence a beaucoup évolué, et qui, en conséquence, permet de situer la langue de Sébastien Castellion. 1.1 Définitions La définition des formes en -ant est une chose délicate: il y en effet presque autant de classifications, de typologies que d’articles qui y sont consacrés 10 . Cependant, quelques précisions sur ces formes, illustrées par des exemples pris dans mon corpus 11 seront utiles, avant toute analyse. La forme en -ant peut s’accorder ou non avec son support nominal. Ce critère dépend aujourd’hui de son statut, participe présent (forme verbale suivie de compléments, et invariable) ou adjectif (forme nominale, variable en genre et en nombre). Cette dichotomie ne peut pas être utilisée pour le XVI e siècle, puisque l’accord en genre et en nombre des formes en -ant peut se faire quel que soit leur statut. On trouve par exemple dans mon corpus: (1) [2 P 2,11] que les anges, qui sont plus grans en force e en puissance, ne iettent point vne sentence médisante contre elles deuant le Seigneur. (2) [Ac 2,44-45] Or tous les croyans étoint ensemble, e auoint tout commun, e vendoint leur auoir e cheuances, e les départoint a châcun, selon qu’on en auoit besoin: e iournellement, étans continuellement ensemble au temple. 135 10 Voir les quelques lignes désabusées d’Arnavielle 2003: 3 dans la «Présentation» du numéro spécial de Langages qu’il a dirigé. 11 La recherche menée pour la rédaction de ma thèse de doctorat était basée sur l’analyse d’un corpus extrait de la Bible de 1555, à savoir les chapitres 2 de tous les livres de cette traduction (y. c. les Apocryphes et Flavius Josèphe, inclus par Castellion entre l’Ancien et le Nouveau Testament). Tous les exemples et les chiffres cités ici en sont issus. Carine Skupien Dekens Dans ces citations, les formes en -ant sont clairement verbales mais sont accordées, sans que cela ne représente pourtant une norme, ni même une habitude de Castellion, puisqu’on trouve, à la suite de la citation précédente: (3) [Ac 2,46] e rompant le pain par les maisons, prenoint leur repas en louant dieu d’vn cueur gai e simple, e étoit en la bonne grâce de tout le peuple où la forme en -ant n’est pas accordée. On pourrait multiplier les exemples, mais on voit ici immédiatement qu’on ne peut pas retenir le critère de l’accord pour établir une typologie des différents emplois des formes en -ant. N. Fournier 1998: 299 annonce dès les premières lignes du chapitre sur le participe présent de sa Grammaire du français classique: «Il (le participe présent) se caractérise en français classique par deux faits saillants: sa variation en genre et en nombre, son rattachement à un support nominal». J’ai dit ce qu’il fallait penser de la pertinence du premier critère pour le français du XVI e siècle, reste à voir ce que le deuxième peut apporter à notre analyse. Le rattachement plus ou moins fort, plus ou moins évident à un support nominal est en effet un critère souvent évoqué par les chercheurs. Qu’on y voie, comme A. Lorian 1973: 213, des participes conjoints et des participes absolus, avec des critères de distinction syntaxiques, mais aussi rythmiques; qu’on concentre son attention sur les «constructions détachées», comme B. Combettes ou I. Landy 12 ; qu’on distingue, avec N. Fournier, le «participe étroitement intégré à un GN (en fonction épithète)», du «participe en fonction détachée» et finalement, du «participe prédicatif» 13 (correspondant au participe absolu de Lorian 1973: 307); dans tous les cas, c’est la proximité plus ou moins grande, plus ou moins directe, avec le support nominal ou avec le référent qui est en jeu. C’est pourquoi, finalement, l’hyperonyme adopté par J. Lecointe 1997 pour qualifier cet usage, «le style en -ant» est commode puisqu’il permet de dépasser ces différences de définition. Quant à moi, je porterai mon attention sur un phénomène syntaxique et stylistique lié à l’utilisation fréquente des formes en -ant au XVI e siècle, et dont Sébastien Castellion fait un usage particulier, la construction détachée participiale (CDP). Ce tour est nettement plus facile à définir qu’un ensemble vague formé de toutes les formes en -ant. 136 12 Voir tous les travaux cités ci-dessous. 13 N. Fournier 1998: 307 donne, pour le français classique, la définition suivante de ce tour: «Une proposition participiale est une sous-phrase sans connecteur (une subordonnée en parataxe) dans laquelle le mode impersonnel du verbe ‹déclasse› la phrase et lui fait perdre son statut d’entité autonome pour la faire fonctionner comme un constituant interne (usuellement en fonction circonstant) d’une phrase matrice. Les propositions participiales sont formées canoniquement d’un élément prédicatif (participe présent ou passé) et d’un GN support du prédicat, parfois appelé ‹sujet› du participe». Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion En théorie, on trouve quelques divergences épistémologiques. A. Lorian 1973: 213, paradoxalement, nomme la construction détachée participiale, le participe conjoint par opposition au participe absolu: Dès qu’il renonce à son autonomie, à son «absolutisme», le participe voit s’affaiblir sa valeur de facteur de raccourcissement; mais, se trouvant par contre «conjoint» à un terme explicite ou implicite de la proposition, il devient un élément important, contribuant à prolonger la phrase, à transformer celle-ci en alinéa, et celui-ci en développement d’amples proportions. Lorian fait allusion ici à la fonction stylistique de ce tour, dont les auteurs ont parfois abusé. Il faudra voir ce qu’en a fait Castellion, tant du point de vue statistique qu’en ce qui concerne le style. I. Landy 2003: 279, elle, voit dans les participes détachés deux sous-ensembles: les participes absolus «exempts de dépendance intrinsèque et pourvus d’un agent propre» (2003: 291) et les «autres participes détachés» qui correspondent aux participes conjoints de Lorian. «Il s’agit de formes à fonction d’épithète détachées, généralement isolées par une virgule, et coréférentes, le plus souvent mais pas toujours, au sujet du verbe principal.» (Landy 2003: 280). Cette définition me semble extrêmement claire, et c’est elle que je vais retenir. Les travaux d’I. Landy et de B. Combettes cités dans ce chapitre examinent l’usage des formes en -ant dans leur fonction textuelle, au delà de l’analyse strictement syntaxique, proposée par les rares grammaires historiques du XVI e siècle (Nyrop 1925, ou Gougenheim 1951 p. ex.), mais en deçà de l’analyse stylistique proposée par Lorian 1973 ou Lecointe 1997. Aucun de ces trois niveaux n’est à négliger dans l’étude de cette construction 14 . 1.2 Caractéristiques 1.2.1 Renforcement de la cohésion textuelle Les travaux de B. Combettes 1991, 1996, 1998 et d’I. Landy 2003 insistent sur le rôle de renforçateur de la cohésion textuelle 15 joué par les constructions participiales, appelées «constructions détachées» 16 . Par nature, la construction détachée 137 14 La définition de la linguistique textuelle comme une « discipline reconnaissable au-delà de la pure syntaxe, et en deçà de l’analyse du discours » (Jaubert 2005: 7) correspond exactement à cette approche. 15 Dans ses divers travaux, B. Combettes montre que la fonction de renforçateur de cohésion sera peu à peu remplacée par des liens sémantiques et anaphoriques (donc avec le contexte de droite). On assiste alors à un affaiblissement de la cohésion textuelle, au profit d’un renforcement de la cohésion syntaxique de la phrase, pour autant que cette dernière constitue une réalité définissable au XVI e siècle. La phrase se coupe du texte, se referme sur elle même. Mais nous sommes déjà au début du XVII e siècle lorsque cette grammaticalisation a lieu. 16 Kotler 2005 montre que les marqueurs de cohésion textuelle «surabondent» dans la prose narrative du XVI e siècle. Carine Skupien Dekens (CD) renvoie au contexte, qu’il soit antérieur, «de gauche», ou postérieur, «de droite». Elle assure une continuité référentielle thématique avec l’énoncé qui la précède dans l’enchaînement des propositions 17 . De plus en plus souvent, au cours du XVI e siècle, la CD se référera à ce qui suit, et on verra les grammairiens et les remarqueurs du début du XVIIe siècle exiger que le participe se réfère au sujet de la proposition principale, même si cette exigence est loin de correspondre à la réalité. L’analyse d’autres phénomènes syntaxiques et stylistiques (cf. Skupien Dekens, à paraître) m’a permis de montrer que la cohésion textuelle chez Castellion est relativement bien développée grâce, notamment, à une subordination robuste mais équilibrée. Il s’agit donc ici d’analyser les liens anaphoriques ou cataphoriques entretenus entre les CD et leur référents (de gauche ou de droite), c’est-à-dire mesurer le degré de cohésion engendré par le «style en -ant», dont il faudra d’abord étudier l’ampleur. Les liens entretenus traditionnellement avec le contexte de gauche sont de plusieurs types, qui font des CD les tours typiques du «second plan» de la narration (voir infra). Voici quelques exemples pris dans la littérature secondaire pour illustrer ce second plan. - Lien temporel: «Les CD renvoient aux références thématiques du contexte de gauche, mais constituent en même temps un cadre temporel pour les propositions qui suivent» (Combettes 1988: 144). On y trouve souvent des organisateurs comme donc, lors, qui reprennent des éléments précédents. Le roi fut plus ému . . . Et lors nous faisant séparer, je fus remise en sûre garde, et Tersande aussi (d’Urfé, L’Astrée, éd. Folio-Gallimard, Paris 1984: 238 18 ). - Dans les propositions relatives: la CD renforce le lien contextuel qui est déjà établit avec la relative. (Dans notre corpus, on verra que les participiales conjointes dans une relative sont fréquentes.) Pour ne varier en nostre dict subjet de nostre Reyne, laquelle enfin estant persuadée . . . d’aller en son Royaume . . ., fit tant que . . . (Brantôme, Recueil des Dames, éd. Pléiade, Paris 1991: 79) - Dans les subordonnées: elles permettent de hiérarchiser la subordination sans recourir à des conjonctions en chaîne. Elles sont donc, en plus d’un facteur de cohésion textuelle, un facteur d’imbrication. Saint Paul dit que les Juifs se sont heurtez contre Jesus Christ, parce que voulans establir leur propre justice, ils ne se sont point assujectiz à celle de Dieu (Calvin, Des scandales, éd. Droz, Genève 1984: 227). 138 17 C. Pagani-Naudet 2005 décrit la fonction des syntagmes détachés (quant à et au regard de) exactement de la même manière. 18 Cité, comme les deux exemples suivants, d’après Combettes 1988: 144. Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion 1.2.2 Facteur d’imbrication La construction ainsi obtenue peut rappeler la période du latin classique. C’est pourquoi on a souvent senti le «style en -ant» comme un style savant, voire «pédant» (Lecointe 1997: 12), ce qui lui valut d’ailleurs son déclin à la fin du XVI e siècle. Dans son introduction aux Chroniques gargantuines 19 , Mireille Huchon observe un continuum de styles, «depuis le style populaire, fondé sur l’accumulation paratactique pure et simple ou la coordination par et jusqu’à des formes plus teintées de littérarité qui font appel à l’imbrication par les formes en -ant». Ainsi, situer une fréquence de formes en ant permet de mesurer le degré de «littérarité» d’un style. Or, j’ai montré que Castellion usait d’une syntaxe plus élaborée, plus ramifiée que ses collègues traducteurs bibliques (cf. Skupien Dekens à paraître, 2 e partie, chap. III). On peut dire que son texte comporte un degré de cohésion plus important que les textes paratactiques typiques du langage biblique sans pour autant tomber dans les phrases «alambiquées» de certains auteurs de la fin du siècle, la majorité des phrases de cette traduction comportant deux ou trois subordonnées seulement. Ainsi, on peut poser les hypothèses suivantes: Castellion ne cherche pas à tout prix à adopter un style savant et latinisant, qui serait fait de très longues périodes extrêmement ramifiées. D’autre part, il veut éviter la parataxe, c’est ce qui apparaît à la comparaison des traductions contemporaines 20 , et il cherche un style «proprement français». La période d’imitation latine présente en général une «imbrication à base de subordonnants, dans le cadre d’un ordre des mots principalement régressif, appuyé par de forts balancements corélatifs» (Lecointe 1997: 12). Or, le style en -ant n’entre pas dans cette description de la période latinisante. «Le mécanisme de passage de la narration paratactique et coordonnée à la narration en -ant s’opère par simple substitution, sans qu’il soit nécessaire de modifier l’ordre des segments, à la différence du passage à la période latinisante. Le style en -ant procède à un simple rhabillage imbriqué de l’énoncé paratactique, dont il conserve la structure d’ensemble» (Lecointe 1997: 13). Nous serions donc en présence du tour idéal pour dépasser la parataxe biblique sans entrer dans une syntaxe trop imbriquée qui «sentirait son latin» . . . «Pour un auteur de langue maternelle romane, ce style paraîtra allier le naturel . . . à la littérarité». Un tour proprement français - à vrai dire proprement roman, le français n’ayant pas l’exclusivité des participes présents (Skerlj 1926: 255s.; Lyer 1934: 258s.), en tout cas largement utilisé par les prosateurs du XVI e siècle. À la fin du siècle, l’exigence de plus en plus grande de coïncidence de l’écrit et de l’oral condamnera le style en -ant comme trop affecté et pédant. 139 19 Lauvergnat-Gagnère/ Demerson 1988: 90. 20 Notamment celles de Lefèvre d’Étaples 1530 et d’Olivétan 1535; cf. l’analyse dans Skupien Dekens à paraître. Carine Skupien Dekens 2. Statistiques Toutes les études que j’ai citées jusqu’à présent se réfèrent au travail d’A. Lorian 1973 dont les statistiques sont utilisées comme point de comparaison. Je m’y reporterai moi aussi.A. Lorian ne donne pas de chiffres absolus dans son étude, mais des tableaux de fréquences plus propres, selon lui, à illustrer l’évolution de la langue que les chiffres bruts soumis à l’erreur ou aux mauvaises interprétations. On peut cependant se référer à un chiffre qu’il donne p. 313, la moyenne des fréquences de forme en -ant observées dans son corpus de textes narratifs: 108.4 -ant pour 10’000 mots. Comme, dans Lorian, sont inclues toutes les formes en -ant (y. c. l’accord au pluriel en -ans), «participes ou gérondifs, constructions absolues ou non; sont exclues les formes figées en outils grammaticaux ou employées en fonction de purs nominaux (un homme intéressant, le passant)», j’ai opté ici pour les mêmes critères. Voici les résultats de mon étude, effectuée sur tout le corpus d’analyse, à savoir les chapitres 2 de tous les livres de la Bible de Castellion (y. c. les Apocryphes et Flavius Josèphe). Nb. de mots -ant -ans total 44’889 190 36 226 10’000 42.33 8.02 50.35 La fréquence relevée est donc faible par rapport aux chiffres de Lorian. (Cela correspondrait chez lui à une «basse fréquence»). Comme la fréquence de 108,4/ 10’000 mots correspond à une moyenne pour tout le siècle, il faut plutôt chercher à comparer les résultats obtenus chez Castellion avec ses contemporains. Lorian montre que la fréquence «normale» de formes en -ant est caractéristique des textes du milieu du siècle, alors que les textes du début et de la fin du siècle en connaissent beaucoup moins. Sans chercher pour l’instant à comprendre la signification de ces variations, nous pouvons constater que Castellion tranche par son utilisation modeste du «style en -ant», soit par archaïsme, soit par modernisme. Mais la moyenne de 108.4 observée par Lorian n’écrase pas seulement la variation diachronique au cours du XVI e siècle, elle dissimule aussi les écarts de fréquences entre les différents styles. Ainsi Lecointe 1997: 11 note-t-il chez un même auteur, Boaistuau, une fréquence de 130 -ant pour 10’000 mots dans les récits, et seulement 60 dans les discours. Ce deuxième chiffre est fort proche de la fréquence castellionnienne. La Bible étant un mélange de genres et de styles extrêmement divers, la moyenne obtenue doit être nuancée par l’observation de la variation entre ses différents livres. Bien entendu, mes extraits de chaque livre sont trop courts pour qu’on puisse en tirer des conclusions péremptoires, mais on peut tout de même faire quelques constatations. Deux groupes de livres se détachent du reste par leur fréquence plus élevée de formes en -ant. Il s’agit de livres historiques, par- 140 Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion ticulièrement de ce que Castellion, comme la Septante et la Vulgate, appelle les quatre livres de Rois (= 1 S, 2 S, 1 R, 2 R), les deux livres des Macabées, très narratifs, et des quatre Évangiles avec les Actes des Apôtres. Les histoires de Samuel (1 S, 2), de David (2 S, 2) et de sa succession (1 R, 2) ainsi que d’Élisée (2 R, 2) sont, comme il se doit, écrites dans un style narratif. De même pour les Évangiles et les Actes.Ainsi, comme l’écrit Lecointe «le style en -ant est donc particulièrement usité dans les récits» et cette constatation émane de l’observation des fréquences, ce que confirment nos chiffres. 3. Syntaxe 3.1 La coréférence 3.1.1 Dans les CD sans sujet exprimé 21 , ou participes conjoints L’usage moderne des formes en -ant qui ne respecte pas le principe de coréférence est très fréquent 22 . Cela prouve bien que, près de quatre siècles après Vaugelas (dont les œuvres d’ailleurs n’étaient pas dépourvues de cas semblables, selon Ayres-Bennett 1998), le scripteur moyen peine à intégrer cette fameuse règle de coréférence. Le XVI e siècle ne se souciait évidemment pas encore de la «clarté» du Père Bouhours, ni des constructions recommandées par l’Académie. Ce n’est qu’au cours du XVII e siècle que furent élaborées les lois qui régissent notre usage. On exige d’abord que le participe renvoie à un syntagme nominal présent dans la phrase même, et qu’il n’y ait aucune ambiguïté possible quant à son référent. Mais on n’exige pas encore que ce référent soit le sujet de la phrase. Les remarques que l’Académie formule après la parution de la traduction du Quinte-Curce par Vaugelas tendent pourtant à renforcer les exigences. En effet, les Immortels critiquent la référence à un élément autre que le sujet de la phrase dans laquelle se trouve la construction participiale, qu’il s’agisse d’un élément de cette phrase (COD ou COI) ou que le participe renvoie à un élément antérieur à cette phrase (voir ci-dessous le problème de la place des participes). Or, ce qui caractérise l’usage des CDP au XVI e siècle et qui frappe le lecteur moderne hanté par les règles de grammaire, c’est justement la liberté de construction des formes en -ant «dont l’agent peut référer à l’un quelconque des termes de la proposition, voire à un terme d’une proposition ou même d’une phrase voisines, à un pluriel déduit d’un singulier et vice-versa, ou tout simplement à un élément du contexte, notamment au sujet de l’énonciation» (Lecointe 1997: 11). Pourtant, cette grande liberté n’empêche pas les auteurs du XVI e siècle de suivre majoritai- 141 21 Ici, il s’agit de participes dont le référent est présent dans la phrase et (presque) directement identifiable, contrairement aux participes absolus, analysés plus loin (Lorian 1973: 213). 22 Qu’on pense seulement au proverbe «L’appétit vient en mangeant.» Carine Skupien Dekens rement la règle de coréférence, bien que celle-ci ne soit pas encore édictée. En effet, Bouhours et ses amis n’ont fait qu’étendre «de façon exclusive et donc abusive, une des applications possibles du principe de hiérarchisation et de pertinence qui fait que dans l’organisation de la phrase française, le thème, c’est-à-dire ce dont on parle ou ce qu’on a à l’esprit quand on parle, se confond le plus souvent avec le sujet grammatical. On comprend donc la prérogative dévolue au sujet qui initie dans la disposition de l’énoncé comme dans la progression de l’information, le maintien du thème constant, garant de la cohérence textuelle» (Landy 2003: 286). Cette exigence de cohésion thématique explique aussi les constructions dont le référent n’est pas le sujet, tout en constituant bien le thème de la phrase. Mais ces exemples restent minoritaires. Les fréquences relatives de non-respect de la coréférence données par I. Landy 2003: 285-87 (Thévet 1558: 5 cas sur 22; Léry 1580: 5 sur 13; Bénard 1621: 1 sur 8; Le Jeune 1632: 7 sur 17; Brébeuf 1635: 3 sur 15) ne nous permettent pas de dessiner une évolution diachronique, ni de tirer d’autre conclusion que la constatation suivante: les constructions non co-référentes sont largement minoritaires, quelle que soit l’époque du français préclassique ici analysé. Castellion est encore plus respectueux de cohésion thématique, puisque sur les 92 participes conjoints (sujet non exprimé, à l’exclusion des gérondifs en en), on n’en trouve que 2 qui ne se réfèrent pas au sujet de la phrase. (4) [Lc 2,45-46] E auint qu’apres trois iours ils le trouuerent au temple, assis au milieu des docteurs, e les oyant e interrogant. Dans cet extrait du recouvrement au Temple, du point de vue strictement syntaxique, «oyant et interrogant» se rapportent au COD de la phrase, Jésus, mais celuici en constitue aussi le thème, puisque l’attention du lecteur, autant que celle de Marie et de Joseph, se concentre sur l’enfant fugueur. S’il n’y a pas de coréférence, il n’y a pas non plus de rupture thématique 23 . (5) [2 Tm 2,15] Met peine de te montrer tel a Dieu, qu’il appartient a vn ouurier duquel on ne doiue point auoir honte, bien trenchant la parolle de verité. Ici, nous avons une référence à un objet indirect, mais il faut bien voir que la fonction sémantique du syntagme «tel . . . qu’il appartient à» se rapproche beaucoup d’une simple comparaison. On pourrait très bien avoir «Met peine de te montrer 142 23 A propos de ce type de constructions, B. Combettes 2003: 15 montre justement la tension qui existe entre système informationnel et système syntaxique: «Les ruptures qu’une vision moderne et trop normative jugerait comme des anacoluthes, . . . ne sont en fait que le résultat du jeu des deux facteurs [suivants]: la continuité thématique avec le contexte antérieur, le lien sémantique avec le contexte de droite». Les exemples qu’il cite sont pourtant en position différente: on trouve en effet majoritairement les CDP en position initiale dans les textes de moyen français et de français préclassique analysés par ce chercheur. Le contraste des positions avec le texte analysé ici ne doit pas cacher les similitudes dans la continuité référentielle. Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion à Dieu, tel un ouvrier dont on . . . ». La participiale développe alors la comparaison («l’ouvrier»), qui du point de vue thématique, se trouve sur le même plan que le sujet («toi»). Là non plus, il n’y a pas de rupture thématique. Il faut ici rappeler qu’en ancien comme en moyen français, l’usage permettait de ne pas répéter un sujet, tant que le sujet précédent restait valable. Dans les participiales, ce principe autorisait des constructions non-coréférentes (avec le sujet de la proposition de référence), mais dont la forme en -ant se rapportait au sujet précédent: p. ex. Que vos avoie je forfet, qui en dormant m’avez navré? (La Mort Artu, 64,44 24 ) La pratique de Castellion peut être expliquée, comme souvent au XVI e siècle, par la combinaison de deux principes, dont l’un va remplacer l’autre. L’usage archaïque qui permettait l’omission du sujet, tant que celui-ci était valable, et auquel Castellion obéit dans la plupart des cas, et un principe nouveau, de type normatif et grammatical, qui sera codifié au XVII e siècle, la coréférence. Entre deux, l’explication pragmatique permet de réconcilier les deux courants, en faisant de la non rupture thématique la valeur suprême. Dans les exemples ci-dessus (4 et 5), ni le principe ancien, ni le principe grammatical ne peuvent être invoqués. Seul celui de cohésion thématique est satisfaisant. 3.1.2 Dans les CD avec sujet exprimé, ou participes absolus 25 Traditionnellement, c’est l’autonomie qui constitue le trait caractéristique du participe absolu. Sans liens syntaxiques avec le contexte, ni de droite, ni de gauche, pourvu d’un agent propre, la construction équivaut à une «subordonnée circonstancielle dont [elle] a toute la plasticité sémantique» (Landy 2003: 291). À première vue cette définition permet de prendre en compte tous les cas de figure et de classer sans hésitation nos formes en -ant. Or, certaines configurations posent problème. 3.1.2.1 Prolepse du sujet nominal dans le groupement participial sans reprise pronominale devant le verbe principal. La dénomination de cette catégorie paraphrase la description qu’I. Landy 2003: 283 fait d’une disposition particulière mais avec reprise pronominale. Chez Castellion, les constructions de ce type, qu’on peut aisément qualifier d’apposi- 143 24 Cité par Buridant 2000: 327. 25 La définition de «l’absolutisme» des participes pose problème. En ancien français, cette construction est fréquente et présente les caractéristiques suivantes: «l’actant à la base est différent de celui de la proposition de rattachement; la prédication sujet-prédicat est exocentrique, secondaire; . . . elle marque, sur le plan du discours, des circonstances d’arrière-plan, en simultanéité avec le procès principal» (Buridant 2000: 325). Ici, je m’occuperai de toutes les propositions participiales avec sujet exprimé, nominal ou pronominal, en discutant de leur statut précis. Carine Skupien Dekens tions 26 , donc sans reprise pronominale, sont extrêmement fréquentes, ce qui n’est pas original. En effet, le français préclassique les emploie de plus en plus souvent. (6) [Mc 2,8] E incontinant Iesus connoissant en son esperit qu’ils pensoint ainsi en eux mêmes, leur dit: Parquoi pensés vous cela en voz cueurs? On trouve dans mon corpus 16 exemples où le participe est précédé d’un prénom (Jésus, David, Néhémie, etc.) et le verbe principal suit à une distance, parfois grande, lorsque le participe introduit une complétive, et n’est pas accompagné d’un sujet pronominal repris. P. ex.: (7) E Hyrcanus voyant que le grand nombre de ses gens lui portoit dommage, tant pour ce que les uiures en étoint plutôt mangés, que pource que tant de gens ne faisoint rien, tria ceux qui ne seruoint de rien, e les chassa dehors, e ne retint que les plus gentils compaignons e combattans. [Fl. Josèphe, L. XIII, chap. XV]. Comment analyser cette construction? D’abord, s’agit-il d’un participe absolu ou plutôt semi-absolu? Lorian, pour répondre à cette question, a choisi, outre des critères syntaxiques (présence ou non d’un sujet, co-référence ou non), des critères rythmiques. Une rupture rythmique, notée ou non par une virgule, serait un bon critère. J. Lecointe 1997: 12 voit dans ce type d’organisation phrastique la preuve que le «style en -ant» est plus proche de la parataxe du style semi-populaire que d’une syntaxe imbriquée latinisante. En effet, les éléments ne sont pas déplacés et l’ordre des mots, le sujet précédant le verbe (même s’il s’agit d’un participe), est plus roman que latin. Si le sujet est repris par un pronom, on peut analyser la CD comme une construction autonome, donc absolue. Quand le sujet n’est pas repris, ne pourait-on pas plutôt voir dans la participiale une simple apposition 27 , coincée entre le S et le V? On trouve d’ailleurs des exemples semblables, où la simple adjonction d’une virgule 28 par le traducteur a fait basculer la CD du statut d’absolu à celui de conjoint: (8) A donc Moyse, voyant que la chose se sauoit, eut peur; e comme Pharaon eût oui dire le cas, e faisoit cercher Moyse pour le tuer, Moyse s’enfuit de deuant Pharaon, e s’alla tenir au pays de Madian. [Gn 2,14-15] (9) Ton songe, e les visions que tu as eues, en ta tête, sur ton lit, sont telles: Toi roi, étant sur ta couche, es venu a penser que c’êt qu’il doit auenir ci-apres: e le reueleur de secrets te donne a entendre que c’êt qu’il doit auenir. [Dn 2,28-29] Ou, pour employer un autre langage, ne peut-on pas voir dans la succession sujet+participe un «groupe du sujet», où le participe se rattache au système nomi- 144 26 Je suis ici Combettes 2000: 90-105. 27 Voir tous les travaux de Combettes sur le schéma S-X-V (1996: 90; 2000: 91; 2003: 12), ainsi que sa thèse de 1988. 28 J’ai montré dans ma thèse que la ponctuation de cette traduction était due au traducteur et non à l’éditeur. Castellion a mis au point un système de ponctuation des plus cohérents et rigoureux, l’a imposé et l’a contrôlé lors de l’impression. On peut donc considérer les signes de ponctuation comme des éléments de syntaxe. Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion nal 29 ? C’est pourquoi je préfère considérer les constructions décrites ci-dessus comme des fausses absolues, ou des conjointes insérées entre sujet nominal et verbe. N. Fournier voit dans ce type de constructions, sans virgule il est vrai, de véritables épithètes. On peut, en effet, aisément remplacer les CD ci-dessus, respectivement, par lucide et couché. 3.1.2.2 Pronom personnel tonique, participe, verbe. Voici trois exemples d’une construction très archaïque dont on ne trouve pas mention dans les études citées jusqu’ici et qui méritent d’être analysés. Les pronoms sujets toniques 30 se rapportent aussi bien au participe présent qu’au verbe principal. Il y a donc coréférence. (10) On le tient aussi pour vn pays de geans, e s’y sont autre-fois tenus les geans, lêquels les Ammonites appelloint Zamzumins, qui étoint gens en grandeur, en nombre e en puissance a comparer aux Enaquins: mais le Seigneur les détruisit de deuant les Ammonites, lêquels les defirent e déchasserent, e se logeront en leur place comm’il fit aux enfans d’Esau, habitans de Seir: de deuant lêquels, il défit les Horiens: e eux les ayans déchassés, se logerent en leur place, e y sont encor auiourdhui. [Dt 2,20-22] (11) E moi voyant que le plaisir du roi étoit de me donner congé, lui baillai terme, e lui rêpondi: Si c’êt ton bon plaisir, roi, tu me feras donner des letres, pour porter aux gouuerneurs de Syrie, pour auoir leur saufconduit iusque ie soye arriué en Iudée. [Ne 2,7] (12) Mais moi creignant plus Dieu que le roi, embloi les cors des occis, e les cachoi en la maison e les enterroi a la minuit. [To 2,6-7, n’existe pas dans les versions modernes de la Bible] Gougenheim 1974: 73 signale un usage archaïque, «héritage du moyen âge», des pronoms personnels toniques devant l’infinitif ou le participe présent. Nous n’en avons que trois exemples dans tout le corpus. On peut sans doute expliquer cet usage, dans ces contextes, par la volonté du traducteur de ramener l’attention sur le thème. Dans Dt 2,20-22, le référent n’est pas évident: il s’agit des enfants d’Ésaü. La comparaison avec un autre passage, comportant le même schéma «et . . . forme en -ant . . . ils . . . V» apporte un peu de lumière: (13) [Ps. 74, 3-8] Ils ont mis a feu ton saintuaire, e ont atterré e pollu le tabernacle de ton nom. E ayans au courage de les raser vne fois pour toutes, ils ont brulé tous les consistoires de Dieu par le pays. Dans ce cas-là, le thème de la phrase, sujet également des phrases précédentes, est dans la mémoire du lecteur 31 . Les choses sont claires et il est donc inutile d’insister. Mais dans Dt, nous avons un emphatique qui tente de montrer de qui il s’agit. 145 29 Voir Lecointe 1997: 11. 30 Le terme de disjoint pour les pronoms ici évoqués ne convient pas, puisque s’ils sont bien éloignés du verbe principal, ils s’appuient sur la forme en -ant. 31 Ce type d’enchaînements, fréquents et non marqués jusqu’à l’âge classique est décrit par B. Combettes 1990: 159: «La construction détachée, d’ordinaire en début de phrase, semble donc Carine Skupien Dekens Les deux autres extraits qui voient intervenir un pronom sujet accentué, montrent clairement la volonté de recentrage thématique, puisque le sujet (et donc le thème) des phrases précédentes était, respectivement, le roi et mes parens e ceux de ma generacion. Un tel recentrage n’aurait pas été possible sans le recours au pronom tonique. Est-il possible de qualifier ces constructions de participes absolus? Je ne le pense pas. Et finalement, peu importe l’étiquette. Mais il est clair qu’il y a une rupture rythmique, pour reprendre le critère de Lorian, puisque le pronom sujet tonique est très rare dans cette position et remplit un rôle thématique et sémantique non négligeable. Il subsiste heureusement pour notre analyse quelques exemples dont «l’absolutisme» (Lorian 1973: 206) ne fait aucun doute. Je vais les analyser d’abord du point de vue de la référence, ou plutôt du lien entre le sujet exprimé de la construction absolue et le contexte précédent ou suivant. En d’autres termes, quelles fonctions syntaxiques et thématiques les sujets de ces constructions détachées remplissent-ils? 3.1.2.3 Sujet pronominal tonique + participe, sans coréférence (14) Les aversaires de Seigneur seront rompus, lui tonant sur eux du ciel. [1 S 2,10] (15) On ouure les portes des riuieres, e defait-on le palais, e emmeine-on Husab en exil, e emmeine-on les damoiselles, qui vont grummelant comme pigeons, en se battant la poittrine, e êt Ninive comm’vn étang d’eau sans eau, eux s’en fuyant. [Na 2,7-9] On peut faire la même analyse que pour les constructions semblables avec coréférence. Le thème de l’extrait de 1 S est bien entendu le Seigneur au centre du cantique d’Anne qui rend grâce pour la naissance de Samuel. Le participe présent permet au traducteur de souligner la concomitance des deux événements, en même temps que leur lien de cause à effet. Une simple juxtaposition paratactique n’aurait pas offert cette possibilité 32 . Le deuxième exemple montre la fidélité du traducteur au texte massorétique, ici un peu obscur. L’antécédent de eux n’est pas évident, et dans le texte, il faut remonter plusieurs versets pour le trouver. Il s’agit des habitants de Ninive qui s’en échappent, comme l’eau s’échappe de l’étang. La construction avec pronom tonique permet à Castellion de rester fidèle au texte source 33 . 146 établir sa coréférence en fonction de cette «mémoire discursive» quels que soient, finalement, le rôle grammatical et la place du topique dans la proposition» (cf. aussi Combettes 2006: 13-19). 32 La trad. de Jérusalem 2001 donne «Yahvé, ses ennemis seront brisés, le Très-Haut tonne dans les cieux». 33 Les deux traductions auxquelles on compare généralement celle de 1555, s’en sortent de la même manière: Lefèvre d’Étaples a «Et les eaues de Ninive sont comme la piscine des eaues: mais iceulx sen sont fuys.» et Olivétan «Et Niniveh estoiet jadis comme la piscine de eaue: mais iceulx sen fuyent.» Devant cette difficulté, la traduction de Jérusalem a fait de la comparaison entre «eux» sans antécédent et «eaux» une assimilation: «Ninive est comme un bassin dont les eaux s’échappent» (trad. 2001). Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion L’analyse grammaticale et thématique de cet extrait est délicate. Du point de vue strictement grammatical, on n’a pas d’antécédent proche, immédiatement repérable, au pronom sujet eux. Du point de vue thématique, on pourrait considérer que la comparaison avec l’eau est tellement forte qu’elle tient lieu de thème. 3.1.2.4 Sujet nominal + participe, sans coréférence Il s’agit enfin de vrais participes absolus. Dans presque tous les cas, les agents des participes ne sont pas étrangers aux propos, étant soit thématiques, soit comparés au thème. Même si l’agent n’est pas coréférent à un élément de la phrase dans laquelle il se trouve, on ne peut pas dire qu’il y ait une rupture, ni thématique, ni sémantique, et la compréhension de ces constructions me semble aisée. (16) Empare moi, ô Dieu, e debat ma querelle: deliure moi de gens cruels, d’vn homme cauteleux e déraisonnable. / Car toi qui es le Dieu de ma puissance, pourquoi me debouttestu? Pourquoi chemine-ie vêtu de noir, l’ennemi faisant au pis qu’il peut? [Ps 43,2] L’ennemi reprend de gens cruel, d’un homme cauteleux et déraisonnable du verset précédant. Si ni l’un ni l’autre de ces syntagmes ne sont sujets syntaxiques, ils représentent bien l’élément le plus actif du procès, puisque le thème («moi») est décrit comme une victime passive. Nous avons donc deux sujets, l’un subissant, l’autre «faisant au pis qu’il peut» entre lesquels Dieu arbitre. (17) Dieu aidant nous ferons prouesse, e il follera noz auersaires. [Ps 108,14] Il ne faut pas se laisser tromper par l’allure de cheville initiale stéréotypée (Lorian 1973: 208) des premiers mots de ce verset. En fait, Dieu est le destinataire de ce psaume de louange; il faut donc donner tout son sens à cette expression. Ici encore, nulle rupture thématique puisque le référent du participe se confond avec le destinataire du texte, qui en est aussi le thème. (18) Assemblés vous assemblés, gens non aimables, deuant que l’attêt se dresse, le iour passant comme paille, deuant que l’enflambé courroux du Seigneur vous envahisse. [So 2,2] Voilà un exemple qui, à première vue, apparaît comme une notation rapide, relativement conventionnelle, qui sert de jalon chronologique au texte. Encore une fois, le sens est plus fort qu’il n’y paraît puisqu’il s’agit d’une comparaison entre le peuple non aimable et la paille qui sera emportée. Le seul exemple où le sujet du participe apparaît pour la première fois dans le texte, et n’entretient pas de lien particulier avec le thème est le suivant: (19) E le roi me dit, étant sa femme assise acôte de lui: Combien demoureras-tu a faire ce voyage? [Ne 2,6] 147 Carine Skupien Dekens 3.1.3 La coréférence: conclusion La règle classique de la coréférence n’est pas encore édictée quand écrit Castellion, mais il semble que ce traducteur ait respecté presque partout une exigence de cohésion et peut-être de facilité de lecture. Sur tous les exemples cités jusqu’à présent, et même sur la totalité de mon corpus (à l’exclusion des gérondifs introduits par en) seuls deux participes conjoints ne se référaient pas au sujet, mais sans pour autant constituer une rupture thématique, et un seul des participes «absolus» introduisait un sujet totalement absent du contexte immédiatement précédent 34 . Pour pouvoir aller plus loin dans l’interprétation de cette grande cohésion thématique sinon syntaxique, il faut maintenant analyser la place de la construction participiale dans la phrase et, partant, son lien avec la gauche et la droite, ainsi que sa fonction d’organisateur du discours, de connecteur, de «forme personnelle de liaison» (Lecointe 1997: 11). Mais on peut déjà dire que Castellion dans sa traduction de 1555 use de manière modérée, voire très modérée du «style en -ant» et quand il le fait, c’est dans le souci de la cohésion et du respect de la mémoire et de la perspicacité de ses lecteurs. Un style en -ant «pour les Idiots»? 3.2 La place de la CD participiale 35 La question de la place des CD dans la phrase revêt plusieurs aspects: le premier est sémantique et touche l’identification aisée par le lecteur du référent de la CD, et le deuxième est syntaxique, puisque les liens tissés entre la CD et son référent, d’un côté, et avec le verbe sur lequel il porte, de l’autre, renforce la cohésion syntaxique à l’intérieur de la phrase. Enfin, il ne faut pas oublier les éléments textuels puisque les conséquences de la place de la forme en -ant dépassent largement les bornes de la proposition pour toucher le texte entier. 3.2.1 Évolution diachronique La place des éléments constitutifs de la phrase en français est un sujet très étudié. Dans l’évolution globale que connaît la langue entre l’ancien et le moyen français, il importe de dégager des principes généraux qui expliquent toutes sortes de phénomènes. Ainsi le «mouvement de grammaticalisation, dans la mesure où la structure phrastique l’emporte peu à peu sur l’organisation discursive» (Combettes 2000b: 90) permet-il d’expliquer l’établissement de l’ordre «naturel» SVO (cf. Skupien Dekens à paraître, 2 e partie, chap. III), ainsi que le déplacement des formes en -ant au cours du temps. 148 34 Deux, si l’on considère que dans l’extrait de Nahum, le pronom sujet eux n’a pas de référent thématique. 35 Cf. Combettes 2003. Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion L’ancien français est caractérisé par une syntaxe à verbe second, précédé d’un élément thématique qui «sous des réalisations diverses (syntagmes nominaux, adverbiaux, subordonnées . . .) assure le rattachement au contexte de gauche. Cette ouverture de l’énoncé par l’élément le moins informatif conduit à l’expression immédiate du verbe, tous les autres constituants se trouvant en principe postposés» (Combettes 2000b: 91). Cette rigidité syntaxique obligeait parfois à répartir les constituants thématiques de part et d’autre du verbe, et, s’ils étaient au nombre de deux ou trois, «brouillait quelque peu le bon déroulement du dynamisme communicatif» (ibidem). Peu à peu, le verbe va reculer dans l’énoncé, libérant la place, en début de proposition, à des constituants qui étaient jusqu’à présent relégués derrière le verbe. Ainsi, tous les éléments qui ne peuvent pas faire partie du «rhème propre», c’est-à-dire les compléments de manière, les constructions détachées, les constructions absolues, etc., vont se déplacer avant le verbe. Mais en ce qui concerne les formes en -ant, l’évolution que la langue a connue en moyen français ne consiste pas en une simple permutation. En effet, il faut bien distinguer entre la place de la forme en -ant par rapport au verbe, et sa place par rapport au référent. Le détachement d’une forme en -ant à gauche ou à droite du verbe ne signifie pas qu’elle précède ou suive le référent, puisque le moyen français a vu se développer des structures de type sujet + X + verbe 36 . Cette évolution générale aboutit à trois grands schémas syntaxiques représentatifs de «moyen français et du français préclassique 37 »: 1. X + sujet + verbe 2. X + verbe (sujet non exprimé) 3. sujet + X + verbe (schéma dont la fréquence augmentera en français préclassique). Afin d’éviter une trop grande complexité des différentes combinaisons possibles, j’opterai pour cette classification, décrite par Combettes 2003b: 13-20. Un ajout y est cependant nécessaire car elle s’avère insuffisante pour rendre compte de l’usage castellionnien. En effet, la construction largement majoritaire chez ce traducteur correspond au schéma suivant: 4. sujet + verbe + X. Ainsi, j’analyserai successivement ces quatre modèles, tout en restant attentive aux deux aspects, syntaxique et référentiel. 149 36 Étant entendu que X, dans ce chapitre, signifie forme en -ant + éventuels compléments. 37 La segmentation diachronique adoptée par Combettes 2000 suggère une certaine homogénéité de cette catégorie. Il analyse en effet les changements qui interviennent entre l’ancien français et le moyen français. Il faudrait se poser les mêmes questions pour la période qui nous intéresse, et pour le passage à la langue classique. Carine Skupien Dekens 3.2.2 Le cadre d’analyse: cohésion syntaxique/ cohérence textuelle Comme l’a montré W. Ayres-Bennett 1998: 169s. pour le XVII e siècle, toute référence à ce qu’on appelle «le contexte de gauche» (les phrases antérieures) est condamnée par l’Académie. Cette institution a encore ajouté à cette interdiction la recommandation d’éviter soigneusement les phrases dont le sujet n’est exprimé qu’après la construction participiale ou n’est pas exprimé du tout et doit être inféré par le lecteur. Il vaut donc mieux que le sujet arrive avant le participe présent. La mémoire du lecteur ne doit pas être sollicitée outre mesure, et son entendement ne doit pas être trop mis à l’épreuve par les phrases complexes. Les Académiciens, dans leur souci de clarté et d’efficacité, semblent partager avec notre traducteur sa préoccupation pédagogique. Dans ce contexte, il faut souligner que l’usage de Castellion s’éloigne de celui de ses contemporains. En effet, il utilise rarement les constructions CD-S-V. Il y a deux aspects à ce phénomène: D’une part, la position à l’initiale est très rare chez Castellion mais, pour l’ensemble des auteurs cités par Combettes 2003b et Landy 2003, semble être largement majoritaire dans la prose du XVI e siècle. Les quelques chiffres donnés par Landy 2003: 282 sont éloquents: on trouve, chez les différents auteurs analysés, un nombre relatif très faible de constructions participiales non initiales, intérieures ou finales dans la phrase: Champlain 0 sur 25; Léry 2 sur 13; Biard 7 sur 14; Bénard 3 sur 8; L’Allemant 6 sur 9, Le Jeune 3 sur 17; Brébeuf 4 sur 14. À tel point qu’on a pu comparer les CD participiales à des particules de liaison, particules-charnière. «On voit comment se traduit le déséquilibre en faveur d’une position qui confère au participe un rôle de liaison interphrastique équivalent à une particule coordonnante.» (Landy 2003: 282). D’autre part, le détachement à gauche est aussi peu représenté chez Castellion par rapport à l’autre position des formes en -ant qu’on trouve très fréquemment, le modèle S-V-X 38 . La proportion élevée de détachements à droite relevée chez mon traducteur est très originale. Il s’agit donc d’expliquer cet usage particulier, de la position absolue (à l’intérieur plutôt qu’à l’initiale) et relative (à droite plutôt qu’à gauche). La première explication possible de cette particularité est l’archaïsme. En effet, la postposition des formes en -ant était largement majoritaire en ancien français: La structure générale de l’énoncé en ancien français, qui correspond à une organisation à verbe second avec une progression du type: Thème + Verbe + X . . . Dans la mesure où la première place de la proposition est réservée à des constituants, syntagme sujet ou syntagmes compléments, qui recouvrent des référents thématiques, ou à des circonstants spatiaux ou temporels 150 38 Il convient pourtant d’ajouter au petit nombre de constructions X-S-V trouvées dans mon corpus, une partie des exemples analysés comme «phrases complexes» (cf. Skupien Dekens à paraître, 2 e partie, chap. III) qui seront en fait assimilables à des détachements à gauche. Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion à valeur de cadres de discours, il est assez naturel que les compléments de manière, au sens large, se trouvent placés en position postverbale . . . La forme en -ant apparaît ainsi, dans les textes des XII e et XIII e siècles, comme une de ces structures qui, à de rares exceptions près, voient leur place fixée à la droite du verbe (Combettes 2003a: 8). J’opterais quant à moi pour une seconde explication: le souci pédagogique. Quelques chiffres permettront d’illustrer cette hypothèse, mais c’est surtout l’analyse des exemples qui éclairera le sens que je vois à cette particularité syntaxique. Dans tout ce qui vient d’être dit, et tout ce qui suivra concernant la position relative des formes en -ant, il faut se demander si le cadre d’analyse qui ne tient compte que de l’unité «phrase» est bien pertinent. On sait ce qu’il faut penser de cette notion pour le XVI e siècle; elle est très floue. Mais il semble bien que c’est un cadre d’analyse plus large qui pourra donner un sens à l’étude des positions relatives qui suivra. Je reviendrai à cette question quand les différents éléments auront été exposés. 3.2.3 Détachement à gauche du référent: X-S-V (cf. Combettes 2003a: 14-15) 3.2.3.1 Détermination de la place relative au référent ou au verbe. Pour pouvoir définir la position d’un CD par rapport à son référent, il faut déterminer avec précision le début de la phrase. L’analyse de la ponctuation de cette traduction (Skupien Dekens à paraître 2 e partie, chap. II) a permis d’accorder un crédit important, de ce point de vue, à l’édition de 1555. Ce qui signifie que l’éditeur moderne ne doit pas couper les phrases (entre deux points), même pour les besoins de l’étude des formes en -ant. Aussi l’extrait suivant, pour ne prendre qu’un exemple, doit-il être observé attentivement: (20) Or tous les croyans étoint ensemble, e auoint tout commun, e vendoint leur auoir e cheuances, e les départoint a châcun, selon qu’on en auoit besoin: e iournellement, étans continuellement ensemble au temple, e rompant le pain par les maisons, prenoint leur repas en louant dieu d’vn cueur gai e simple, e étoit en la bonne grâce de tout le peuple. [Ac 2,44-47] Si on considère l’ensemble de cet énoncé comme une seule phrase, les CD participiales se trouvent postposées au premier verbe et à son sujet («tous les croyans étoint»), mais antéposés au deuxième verbe («prenoint»). Une analyse qui ne tiendrait pas compte de la ponctuation d’origine pourrait considérer qu’une nouvelle phrase commence avec, «e journellement» 39 , ce qui ferait dire alors que la CD est placée à gauche du deuxième verbe. En fait, il serait peut-être plus judicieux d’y voir des formes en -ant entourées - précédées et suivies - par le référent, tantôt exprimé («tous les croyans»), tantôt induit («prenoint»). Là aussi, le participe pré- 151 39 Les deux points qui n’introduisent pas un discours direct sont toujours suivis d’une minuscule et ont une fonction essentiellement rythmique. Carine Skupien Dekens sent joue un rôle de renforcement de la cohésion syntaxique, voire textuelle, puisqu’on dépasse le niveau de la phrase 40 . 3.2.3.2 La non-expression du sujet 41 comme facteur de cohésion textuelle. Combettes 2003a: 14 analyse précisément ce type de constructions que je viens d’évoquer, en s’appliquant à définir la structure de «l’énoncé». Dans cette perspective, les formes en -ant sont justement considérées comme précédant le verbe principal, dont, la plupart du temps, le sujet n’est pas exprimé. On a donc le schéma suivant: S + V + signe de ponctuation, considéré comme une rupture rythmique, + X + V: C’est en effet, dans la majorité des cas, ce rôle de maintien du thème 42 que remplit la structure à sujet non exprimé; les énoncés suivants se placent dans la continuité d’un contexte antérieur qui présente un référent saillant, référent qui est en quelque sorte maintenu par les formes en -ant et qui se réalise dans la forme de sujet zéro. Et il donne l’exemple suivant: «Et Loys de Gavres se jeta sur une couche . . .; en gémissant et souspirant faisoit ses lamentations.» Il semble bien que l’expression ou non du sujet ait une influence sur la cohésion syntaxique et pragmatique des textes analysés. On trouve le même schéma dans l’extrait suivant: (21) Or il y eut un homme de la maison de Leui, qui alla prendre femme de la race de Leui, laquelle fut grosse, e fit un fis: e voyant qu’il étoit ioli, elle le cacha trois mois. Puis ne le pouvant plus cacher, elle print un’arche de ioncs, qu’ell’empoisa de betom, e de la poix, e y mit l’enfant, e la mit en une papiere au bord du fleuve. [Ex 2,1-3] Référent (qui est le sujet du verbe immédiatement précédent, mais pas du verbe principal; il s’agit donc bien ici du thème); deux points, et, participe présent, sujet, verbe principal. Là encore, selon la valeur accordée à la ponctuation, on analysera différemment cet extrait (cf. Skupien Dekens à paraître, 2 e partie, chap. II). Le déta- 152 40 «Un examen, même rapide, d’états de langue plus anciens montre que les CD sont bien à considérer comme des constituants intermédiaires entre deux propositions et que leur rattachement, leur intégration à la phrase ne va pas toujours de soi. . . . on doit constater que la délimitation de l’unité permanente, pour l’analyse des CD est une question fondamentale; même si les grammairiens ont, relativement tôt, essayé d’énoncer et d’imposer des règles de fonctionnement phrastique, l’usage réel montre bien que la CD est traitée comme un élément périphérique, peu intégré à la structure propositionnelle, mais dépendant en réalité de contraintes discursives dont le ‹maintien› d’un référent est l’une des plus importantes». (Combettes 1996: 85). 41 Puisque la forme en -ant se trouve à gauche du référent, le sujet est forcément non exprimé devant le participe. En effet, si le sujet est accolé au participe, il s’agit d’un participe absolu. 42 Là encore, il faut mentionner le principe de l’ancien français, du maintien du sujet immédiatement précédent, quelle que soit la valeur du prédicat sur lequel il porte, principal ou secondaire. Maintien du thème et maintien du sujet se confondent ici. Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion chement à gauche du verbe principal est compensé par la proximité du référent thématique (femme, représenté par laquelle), par ailleurs aussi dernier sujet exprimé, qui précède immédiatement les deux points. Pour un lecteur du milieu du XVI e siècle, la référence au dernier sujet, même s’il est situé dans la «phrase» précédente, ne fait aucune difficulté. Ici aussi, le participe présent est lié doublement avec son référent exprimé à gauche, et avec la reprise de celui-ci par un pronom, à droite. Pourtant, dans ces deux exemples particulièrement, la question de la place des CD relativement au sujet et au verbe principal est secondaire. Ce qui compte, dans tout ce débat, c’est la clarté et la facilité de compréhension. Le référent, lui, précède sans aucune ambiguïté les CD. Le lecteur n’hésite pas un instant avant d’associer «étans» et «rompant» (dans la citation Ac 2,44-47), d’une part et «voyant» d’autre part, respectivement à «tous les croyans» et «femme». C’est pourquoi je propose de garder une certaine distance dans l’interprétation de la position des CD dans mon corpus, et de toujours l’assortir d’une analyse thématique. La vraie rupture qu’il convient d’éviter, est une rupture thématique et non syntaxique. Parmi les rares exemples de détachement à gauche, quatre cas doivent être mis à part: il s’agit de formules figées, que A. Lorian qualifierait de «chevilles initiales» qui, en tant qu’élément de «liaison interphrastique équivalent à une particule coordonnante» (Landy 2003: 282). (22) Ce que voyant Elisée crioit: O pere, pere, le (support e aide) chariot e cheualerie d’Israel. [2 R 2,12] (23) Dont voyant que cela ne valoit encore rien, ie suis venu a auoir en dêdain tout ce que i’auois acquis sous le soleil par trauail e sagesse. [Qo 2,19] (24) Ce que voyant Mattathie en eut si grand dépit, e le cueur si émeu, e le courage si poussé a en faire iustice, qu’il lui courrut dessus, e le tua deuant l’autel, e mit quant-a-quant a mort l’homme du roi, qui faisoit sacrifier e abbatit l’autel, étant poussé d’vn zèle de la loi, comm’auoit fait Phinées a Zambri fis de Salom, puis s’en alla criant par la ville, que quiconque auoit affexion a la loi, a maintenoit l’alliance, sortît apres lui. Puis s’en fuit auec ses enfans, ês montagnes, laissant en la ville tout son auoir. [1 M 2,24-28] (25) Ce que oyant le roi Herodes fut troublé, e toute Ierusalem auec lui. [Mt 2,1-3] Ces formules, toutes figées qu’elles soient, possèdent une forte vertu de cohésion. En effet, le participe présent est porté vers la droite, puisque son référent s’y trouve, et le déictique anaphorique, vers la gauche. Les quelques extraits restants, où j’ai trouvé formellement une CD à gauche du verbe principal, doivent aussi être analysés avec circonspection. Dans tous les cas, le participe présent est précédé d’une conjonction de coordination qui affaiblit considérablement la valeur du point qui la précède.Toute la phrase ainsi introduite est tournée vers la précédente, ce qui rend évident le sujet de la construction détachée 43 . 153 43 L’antécédent étant parfois très loin de la forme en -ant, il faut citer de longs extraits. Carine Skupien Dekens (26) Dont quand les gens du roi, e les soudards qui étoint en Ierusalem, en la cité Dauid, furent auertis que les hommes qui auoint trépassé le commandement du roi, s’étoint allés cacher par les bois, plusieurs leur coururent apres, e les atteignirent, e assiegerent, e les assaillirent vn iour de sabbat, e leur conseillerent de ne perseuerer pas, ains sortir e faire le commandement du roi, pour sauuer leur vie. Mais ils dirent qu’ils ne sortiroint point, e ne souilleroint point le iour du sabbat pour obeir au roi. E quelque âprement assaillir qu’on les fît, ils ne repondoint point aux ennemis, ni ne iettoint des pierres contr’eux, ni ne bouchoint leur retraitte, ains s’encourageoint les uns les autres a mourir innocemment, e prenoint ciel e terre en têmoins, qu’on les faisoit mourir a tort. Parainsi étant assaillis au sabbat, ils furent mis a mort, eux e leurs femmes e enfans e bestial, qui furent environ mill’hommes. [1 M 2,31-38] (27) E apres le trépas d’Herodes, voici l’ange du Seigneur qui s’apparut en Egypte a Ioseph en son dormant, e lui dit: Leue toi, e pren l’enfant e sa mere, e t’en va au pais d’Israel: car ceux qui cerchoint la mort de l’enfant, sont mors. Ainsi il se leua, e print l’enfant e sa mere, e s’en alla en pays d’Israel. Mais quand il entendit que Archlaus regnoit en Iudée au lieu d’Herodes son pere, il eut peur d’y aller. Puis étant auerti par reuelation en dormant, se retira aux quartiers de Galilée, e s’alla tenir en vne ville qui s’appelle Nazaret, affin que fût accompliy ce dit des prophetes, Il sera appellé Nazarien. [Mt 2,22-23] (28) Hommes freres, s’il faut franchement parler a vous du grand pere Dauid, il êt e trepassé e enterré, e êt son tombeau entre nous iusqu’a present. Mais étant prophete, e sachant que dieu lui auoit promi par son serment, que du fruit de ses reins, selon la chair, il dresseroit le Christ, e l’assieroit sur son siege, prevoyant la resurrection du Christ, il dit que son ame ne seroit point delaissée en Enfer, e que sa chair ne sentiroit point corruption. [Ac 2,29-31] 3.2.3.3 Détachement à gauche du référent: conclusion Les critères strictement syntaxiques n’apportent finalement rien à notre étude ici. Il faut dépasser la phrase et opter pour des critères informationnels et mémoriels. Comme l’écrit B. Combettes 1996: 85, «le statut de la CD conduit à penser que le domaine de la phrase n’est pas le cadre adéquat pour rendre compte de toutes les règles de position: se pose en particulier le problème de l’intégration progressive de la CD à la structure de la proposition qui la contient et du conflit qui s’établit entre contraintes discursives et contraintes syntaxiques». Le détachement à gauche perd alors son sens: tous les cas de CD cités ci-dessus se réfèrent au thème (presque toujours sujet du verbe précédant) qui les précède presque immédiatement 44 . Ainsi, même dans les rares cas de détachement à gauche (j’ai cité ci-dessus tous les exemples que contenait mon corpus), Castellion a utilisé les constructions participiales comme aides à la compréhension, qui renforcent la cohésion textuelle, synonyme de confort de lecture et d’aide à la mémoire. 154 44 «Qu’il s’agisse du schéma: X + sujet + verbe ou du schéma: X + verbe, sans sujet exprimé, on constate une liaison forte de la fome en -ant avec le contexte de gauche, liaison qui est non seulement sémantique - le procès s’inscrivant dans une continuité chronologique ou logique -, mais aussi référentielle» (Combettes 2003: 14). Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion Au terme de l’exploration des CD à gauche, on peut donc affirmer sans aucune hésitation que ce sont des processus cognitifs 45 , plus que syntaxiques, qui permettent de comprendre aisément le prédicat exprimé au participe présent, et de lui attribuer un référent. Le traducteur tient compte du processus de compréhension qui n’a que faire de délimitations syntaxiques, d’ailleurs fluctuantes au XVI e siècle. La remarque de N. Fournier 1998: 306, pour le XVII e siècle, est parfaitement adaptée à la langue de Castellion, et elle mérite d’être citée en entier: Au vu de ces exemples, il apparaît que le participe présent se rattache naturellement et prioritairement, . . . à un acte saillant, mis en place par le contexte ou la situation . . . Le principe qui règle l’incidence du participe est donc un principe de saillance thématique, qui joue extrêmement librement en français classique. On peut de ce fait s’interroger sur la validité d’une analyse grammaticale qui veut faire entrer de force le participe dans le cadre de la phrase en lui attribuant, après coup pour le participe initialisé, une incidence à un constituant. Il faudrait imaginer un processus de production et de compréhension qui suspendrait l’interprétation du participe jusqu’à ce qu’apparaisse le bon support; il est plus plausible de penser que le locuteur et le récepteur ont en tête un actant disponible auquel ils rattachent le participe, ce rattachement pouvant se trouver confirmé ultérieurement par une incidence à un constituant coréférent à cet actant. 3.2.4 Détachement à droite: S-V-X Malgré tout ce que je viens de dire sur l’inadéquation des critères syntaxiques à l’intérieur de la «phrase» pour rendre compte de l’utilisation des formes en -ant, il faut tout de même noter la grande quantité de détachements à droite observée dans mon corpus. J’ai compté 33 extraits dans lesquels la forme en -ant se trouve postposée au verbe sur lequel elle porte, sachant que ces extraits comptent bien souvent plusieurs formes en -ant. Pour plus de rigueur, j’ai éliminé toutes les formes en -ant dont je ne pouvais pas attribuer la portée de manière certaine. Ici, il ne s’agit donc que des formes en finale absolue, qui ne sont suivies d’aucun verbe conjugué sur lequel ils auraient pu éventuellement porter. (29) Puis delogera le pauillon des oracles, qui êt l’armée des Levites, au milieu des armées, e delogeront comme ils se camperont, suiuans chacun sa baniere. [Nb 2,17] (30) Vous dépouillés [en leur ôtant, s’ils ont quelque ioli accoutrement] ceux qui passent sans crainte de mégarde, reuenans de la guerre. [Mi 2,8] On voit ici, encore une fois, que le référent des formes en -ant est le sujet - thématique - du dernier verbe immédiatement précédent: respectivement, les lévites (comme sujet implicite de delogeront) et ceux qui passent. Nous avons la preuve que Castellion a une utilisation des CD tout à fait différente de celle de ses contemporains. Sans chercher à établir un pourcentage qui ne 155 45 «La construction détachée, d’ordinaire en début de phrase, semble donc établir sa coréférence en fonction de cette «mémoire discursive», quels que soient, finalement, le rôle grammatical et la place du topique dans la proposition» (Combettes 1990: 159). Carine Skupien Dekens nous apprendrait pas grand-chose, je souligne tout de même la disproportion observée par rapport aux chiffres d’I. Landy, cités plus haut. Il suffit par ailleurs de constater que le schéma de cette construction ne se trouve pas dans les trois modèles canoniques décrits à plusieurs reprises par B. Combettes (voir ci-dessus). Il faudrait encore ajouter à ce chiffre bon nombre de constructions détachées à droite qui doivent être analysées avec plus de nuances. En effet, dans bien des cas, elles se trouvent enchâssées entre un verbe conjugué (principal ou, parfois, subordonné) et un autre. Seul un critère sémantique permettra de décider si ces CD participiales portent sur le verbe qui les précède ou sur celui qui les suit. C’est pourquoi je ferai suivre l’analyse des cas de détachement à droite de quelques lignes sur les phrases complexes, où les CD alternent avec des verbes conjugués et échappent ainsi aux catégories définies ci-dessus. Il est utile de rappeler à ce stade que l’on peut voir un archaïsme dans l’utilisation particulière que Castellion fait des formes en -ant. Mais les exemples analysés par la suite, et surtout les fonctions stylistiques que l’on peut voir dans le détachement à droite, me conduisent à préférer y voir un véritable souci pédagogique: le lecteur, «idiot» ou pas, est constamment à l’esprit du traducteur. 3.2.4.1 Fonctions des CD à droite Dans son étude, I. Landy 2003 note brièvement la fonction sémantique des CD, selon leur place. À gauche, elle y voit l’expression d’une antériorité logique ou chronologique, à droite, «une notation descriptive». En première analyse, on pourrait penser qu’il est difficile chez Castellion d’établir une telle distinction puisque les CD à gauche sont peu nombreuses. Tout au plus peut-on noter que les CD à gauche expriment souvent la cause du procès exprimé par le verbe qui les suivra ou du moins une certaine concomitance. Ceci étant aussi valable pour les particules charnières comme «ce que voyant» ou «ce que oyant». Avant d’entrer dans l’analyse des différentes fonctions des formes en -ant postposées, il faut se demander si la question est vraiment pertinente. En effet, les chercheurs passent en général comme chat sur braise sur l’énumération et la définition du rôle sémantique de ces syntagmes. L’analyse fonctionnelle dont B. Combettes a fait de nombreux articles, ou l’analyse stylistique illustrée par Lorian 1973 semblent porter beaucoup plus de fruits que la question des fonctions sémantiques. Je reviendrai sur l’apport de la stylistique, mais le bon sens d’A. Lorian à ce propos mérite d’être illustré maintenant. Il voit en effet dans le participe présent, quelle que soit sa fonction, un facteur de condensation: . . . au lieu de deux, trois ou plusieurs phrases distinctes, on obtient par le biais du participecharnière un seul énoncé contenant plusieurs idées, plusieurs processus verbaux actifs; peu importe si le participe exprime en réalité une situation, un événement accessoire, une circonstance temporelle, causale, conditionnante (ou, dans le cas du gérondif, une modalité), ou s’il introduit une idée autonome, essentielle, masquée par les dehors d’un modeste appendice participial . . . Un peu plus synthétique qu’un de ses concurrents principaux, la proposition cir- 156 Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion constancielle (il ne dépend d’aucune conjonction, d’aucun outil introducteur), il précise beaucoup moins ses relations logiques avec le reste de l’énoncé; il s’avère être plus rapide, plus succinct, plus prégnant. (Lorian 1973: 216-17) Malgré cette remarque, une typologie des rôles sémantiques joués par les formes en -ant postposées au verbe principal me semble permettre finalement de déterminer quelles sont les fonctions de cette construction au XVI e siècle, et peut-être de comprendre l’évolution de sa fréquence. - La manière 46 : La majorité des formes en -ant postposées représentent un complément circonstanciel de manière. Un exemple suffira: (31) Puis delogera le pauillon des oracles, qui êt l’armée des Levites, au milieu des armées, e delogeront comme ils se camperont, suiuans chacun sa baniere. [Nb 2,17] - La cause: (32) E quand ils le regarderent de loing, ils ne le connurent pas, si ietterent vn cri en plourant, e descirrerent châcun sa robbe, e ietterent par l’air de la poudre sur leurs têtes, e s’assirent aupres de lui a terre set iours e set nuits, sans que nul lui dît mot, voyans que la douleur étoit si grande. [Jb 2,13] (33) E comm’ils étoint en Ierusalem a la fête de pâques, plusieurs creurent en son nom voyans les merueilles qu’il faisoit. [Jn 2,23] (34) Deporte toi d’vn tas de questions folles, e sottes, sachant qu’elles engendrent étrif, e vn seruiteur du Seigneur de doit pas étriuer. [Tm 2,23] Les exemples cités ici, avec détachement à droite, sont rares. En effet, pour exprimer ce lien logique, Castellion a préféré la construction X-S-V, comme la plupart de ses contemporains. I. Landy 2003 parle d’une «antériorité logique», placée majoritairement à gauche dans les textes de son corpus. On constate, à la lecture des exemples de détachement à gauche cités plus haut, que la plupart d’entre eux expriment sinon la cause uniquement («voyant qu’il étoit ioli, elle le cacha trois mois» [Ex 2,2]), du moins une antériorité chronologique avec nuance causale. («Puis étant auerti par reuelation en dormant, se retira aux quartiers de Galilée» [Mt 2,22]). On peut donc constater ici que la cause exprimée à l’aide d’un participe présent se place préférentiellement avant le verbe principal, mais qu’une postposition est aussi possible, quoi que plus rare. La logique sémantique est un critère pertinent dans le choix de telle ou telle construction, mais elle n’est pas érigée en principe absolu. 157 46 Nb 2,17; Jg 2,11-13; Tb 2,5-6; Jb 2,3; Pr 2,6-8; Pr 2,10-142; Pr 2,34; Js 2,7; Jr 2,37; Lm 2,3; Jl 2,2-6; Na 2,5; Ha 2,9 (ici, en fait le but, mais Castellion semble interpréter plutôt comme une manière); Ph 2,14-16; Th 2,3-4; 2 Tm 2,23-26; Tt 2,2; Tt 2,6-7. Carine Skupien Dekens Relations chronologiques: À part la manière (fréquente) et la cause (rare), les formes en -ant postposées servent surtout à faire avancer le récit. Pour A. Lorian 1973: 214, «en tant que principe actif, le participe conjoint en -ant fait avancer l’action (ou du moins a l’air de le faire) . . . [il] se complaît dans le style purement narratif, il est partant très courant dans le conte et la nouvelle du XVI e siècle.» - Antériorité Ce sont les formes composées des participes 47 , qui soulignent l’antériorité d’une action par rapport à une autre. (35) Tes auersaires font bruit, ayant mis leurs enseignes pour victoriaux au beau milieu de tes consistoires. [Ps 74,3] (36) E Antiocus combattit contre le Parthe Arsaces, e perdit une grande partie de son armée, e si y mourut, e Demetrius son frere lui succeda au royaume de Syrie, étant par Arsaces deliuré d’esclauerie. [Fl. Josèphe, livre XIII, chap. XVI] (37) Ce que voyant Mattathie en eut si grand dépit, e le cueur si émeu, e le courage si poussé a en faire iustice, qu’il lui courrut dessus, e le tua deuant l’autel, e mit quant-a-quant a mort l’homme du roi, qui faisoit sacrifier e abbatit l’autel, étant poussé d’vn zèle de la loi, comm’auoit fait Phinées a Zambri fis de Salom, puis s’en alla criant par la ville, que quiconque auoit affexion a la loi, a maintenoit l’alliance, sortît apres lui. Puis s’en fuit auec ses enfans, ês montagnes, laissant en la ville tout son auoir. [1 M 2,24-28] Ici, il faut bien noter que la position est contraire à la chronologie puisque les deux prédicats exprimés par des participes composés sont antérieurs à l’action exprimée par le verbe principal 48 ; c’est le fait que le participe soit composé qui permet de marquer clairement la succession des événements et non sa position. - Concomitance temporelle (38) Car depuis que dês mon enfance iâuois tou-iours eu la crainte de Dieu, e obei a ses commandemens, ie ne me dépitai point contre Dieu, d’être deuenu aueugle, ains demourai immuable dans la crainte de Dieu, remerciant Dieu toute ma vie. [Tb 2,10; addition entre les versets 10 et 11 tirée de la Vulgate, signalée par Castellion]. 158 47 Ici se pose la question de la dénomination des formes comme étant venu ou ayant vu. Teddy Arnavielle 2003b: 41 propose «participe composé». En effet, «appeler ces formes ‹participe passé composé›, . . . a l’inconvénient de faire oublier la composante sécante de l’ensemble; ‹participe présent composé› présenterait l’inconvénient inverse d’un privilège accordé à cette seule valeur, et amènerait une confusion avec le passif ‹étant vu›.» J’adopte donc cette dénomination. 48 Ceci explique le fait que dans mon corpus, on trouve 9 cas de formes en -ant antéposées exprimant l’antériorité, et 3 seulement postposés. Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion Fonctions stylistiques: - Condensation Les participes permettent de noter en passant une action, et de concentrer ainsi en quelques lignes plusieurs événements qui se situent sur le même plan logique. (39) E quand Ioab e Abisai poursuiuans Abner, furent arrivés au soleil couchant vers le cré Amma, qui êt vis-à-vis de Gia, tirant contre la forêt de Gabaon, Abner [vers qui s’étoint assemblés les Beniamites, e s’étant mis en vn squadron, s’étoint arrestés au coupeau d’vne petite montagne] cria a Ioab en cêt maniere: Ne cessera-on point de iouer des couteaux? ne sais tu pas qu’a la fin on en sera marri? [2 S 2,24-26] La succession des actions: poursuivre, arriver/ tirer vers 49 (s’être assamblés, se mettre en squadron, s’être arretés), crier . . . est assurée tantôt par des verbes à l’indicatif, tantôt par des verbes au participe présent, sans qu’on puisse noter un arrièreplan ou une hiérarchie des événements. Il s’agit donc d’éviter la répétition de verbes au même temps, et d’éviter des relatives trop lourdes. - Rapidité et légèreté Le recours aux participes permet d’éviter la subordination qui ne convient guère au récit. Liens logiques ou chronologiques, introduits par des conjonctions, précisions et descriptions apportées souvent par des relatives sont ainsi remplacés avantageusement par un tour rapide et léger. (40) E quand ils eurent cheminé vn iour, ils se prindrent a le cercher entre les parens e amis: e ne le trouuant pas, ils le retournerent cercher en ierusalem. E auint qu’apres trois iours ils le trouuerent au temple, assis au milieu des docteurs, e les oyant e interrogant. [Lc 2,45- 46] Dans cet extrait de Luc, «e ne le trouvant pas» exprime une cause qui implique le verbe suivant «ils le retournerent cercher», en même temps qu’une antériorité. Ce tour aurait pu être proche de la parataxe «ils ne le trouvèrent pas et retournèrent le chercher à Jérusalem», ou, au contraire être subordonné, comme le font d’ailleurs Lefèvre d’Étaples et Olivétan, qui ont le même texte: «Et quant ilz ne le trouverent point/ ils retournerent en hierusalem pour le cercher.» Il faut noter ici qu’on a déjà une subordonnée introduite par quand au début de la phrase, et que le recours à la participiale permet au traducteur d’éviter la répétition. Quant à oyant et interrogant, ils évitent ici une relative. - Variation La variation de l’expression des différentes actions permet d’éviter la monotonie et la parataxe. Les chercheurs 50 qui se sont penchés sur le sujet voient ici une certaine hiérarchisation des prédicats, comme si le participe remplissait les mêmes 159 49 (= se diriger vers). 50 Cf. aussi Fournier 1998: 308. Carine Skupien Dekens fonctions que l’imparfait. C’est pourtant avec prudence que j’adopte les hypothèses avancées par A. Lorian 1973: 217: Le participe conjoint se montre capable d’être le digne émule de l’infinitif ou de l’imparfait pour traduire la multitude et la diversité des actions; mais l’emploi de la forme en -ant souligne en même temps que ce sont là des activités accessoires, qui recoupent ou qui accompagnent le processus principal, lui-même exprimé ou non dans le contexte. ou par B. Combettes 2000b: 97 . . . on peut relever de nombreux exemples de participes présents qui traduisent une «simultanéité» avec le prédicat principal qui les suit, de même que sont très bien attestées les formes composées, qui expriment l’aspect accompli ou l’antériorité. Dans tous ces cas, on peut considérer que les participes apposés relèvent du second plan et auraient pour équivalents, du côté des formes conjuguées, des imparfaits ou des plus-que-parfaits. Pour A. Lorian (qui décrit des participes conjoints) comme pour B. Combettes (les constructions détachées participiales), il n’y a pas de hasard dans la distribution des formes - conjuguées ou au participe présent. Voyons dans mes exemples si ces affirmations se confirment. Voici quelques exemples où les hypothèses de distinction de plans se confirment: (41) Quant a l’enfant Samuel, il faisoit le service du Seigneur, étant ceint d’un Collet de lin. [1 S 2,18] (42) E bien le voilà en ta puissance. Mais garde sa vie. Parainsi Satan s’en alla de deuant le Seigneur, e frappa Iob depuis la plante des pieds iusqu’au sommet de la tête, de si mauuaises playes, qu’il print vn tais pour s’en gratter, étant assis parmi la poudre. [Jb 2,7-8] Dans ces exemples, la distinction est claire entre le plan secondaire de la description (étant ceint, étant assis) et le plan principal de l’action. Dans l’extrait suivant, la distinction est claire aussi, mais c’est le participe présent qui exprime le prédicat principal. (43) Ie fi prouision de chantres e chanteresses, e de passetems de la race des hommes, echansons e tasses. e deuin si grand, que ie n’auoi plus que persone deuant moi en Ierusalem, retenant neanmoins ma sagesse. [Eccl. = Qo 2,8-9] Ici, la forme au participe présent me semble appartenir à un autre plan que les autres verbes, mais on ne peut pas dire qu’il soit moins important, ou accessoire. Au contraire, c’est même le sommet de la phrase, souligné par néanmoins, absent du texte original. On trouve cependant certains cas où il serait abusif de voir une hiérarchisation des actions. (44) Car a cela êtes vous appellés, puis que Christ aussi a souffert pour nous, nous laissant exemple, afin que vous ensuiuiés ses trasses. [1 P 2,21] 160 Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion Les verbes a souffert et laissant sont-ils à mettre sur le même plan? Du point de vue théologique, certainement pas. Difficile de décider, du point de vue strictement linguistique. (45) Ie sorti donc de nuit par la porte de la vallée, e passai la fontaine du dragon, e arriuai a la porte de la voirie, regardant les murs derochés de Ierusalem, e les portes brulées. [Ne 2,13] (46) Quand il m’invoquera, ie lui ottroyerai sa demande, e serai auec lui e ses tribulacions, le deliurant e honorant. [Ps. 91,15] Si on pouvait voir dans les exemples précédents une hiérarchie des plans, c’est impossible ici, sous peine de surinterpéter la variation de forme. Il semble qu’on ne puisse voir dans ces deux extraits que la tentative d’un écrivain qui cherche à varier son style et à éviter les répétitions de formes verbales au même temps. Finalement, il faut accorder aux formes en -ant la capacité «à accéder au premier plan», comme l’exprime N. Fournier 1988: 309-10, pour le français classique. - Exemplification Enfin, dans certains cas, les participes présents offrent au chroniqueur la possibilité de citer un exemple, de raconter une histoire dont il faut se souvenir pour mieux comprendre le récit en cours, ou de se référer à une autorité. (47) Hommes freres, s’il faut franchement parler a vous du grand pere Dauid, il êt e trepassé e enterré, e êt son tombeau entre nous iusqu’a present. Mais étant prophete, e sachant que dieu lui auoit promi par son serment, que du fruit de ses reins, selon la chair, il dresseroit le Christ, e l’assieroit sur son siege, prevoyant la resurrection du Christ, il dit que son ame ne seroit point delaissée en Enfer, e que sa chair ne sentiroit point corruption. [Ac 2,29-31] Pierre, au milieu de son discours du jour de la Pentecôte, fait référence à David et doit résumer son histoire à la lumière de la résurrection du Christ. David n’est pas au centre du discours du Pierre, il n’est qu’un contre-exemple. David est mort et a été enseveli; le Christ est ressuscité. Usages particuliers du détachement à droite: - La forme en -ant introduisant un discours Il s’agit d’un tour syntaxique très fréquemment utilisé. Nous trouvons 19 occurrences de «disant» suivi d’un discours direct ou indirect; une fois «cuidans» + complétive; une fois «priant» + complétive. Cette construction ne doit pas être assimilée à une forme conjuguée du verbe dire, car il faut noter qu’elle a une fonction bien précise. Elle lie de manière très intime le faire et le dire. L’acte de parole accompagne, suit immédiatement ou est la conséquence d’un geste immédiatement précédant: 161 Carine Skupien Dekens se moquer - disant (48) Car ainsi que les rois tourmentoint le bienheureux Iob, ainsi mes parens e cousins se moquoint de moi disans: Où êt ton esperance, sous laquelle tu faisois aumônes aux poures, e enterroit les morts? [Tb 2, Vulgate v. 12-18] bénir - priant: (49) E Eli benit Elcana e sa femme, priant le Seigneur qu’il lui donnat generacion de celle semme, pour la requête qu’ell’en auoit faitte au Seigneur. [1 S 2,20] mettre en effet la promesse - disant (50) Soi vaillant e galant homme, e garde l’ordonnance du Seigneur ton Dieu, en cheminant par ses voyes, en gardant ses ordonnances, commandemens, sentences e avertissemens, comm’il êt écrit en la loi de Moyse, afin que tu sois heureux en tout ce que tu feras, e a quoi tu t’appliqueras: afin que le Seigneur mette en effet la promesse qu’il m’a faitte, disant que si mes enfans se portent tellement enuers lui, qu’ils lui obeissent loyallement de tout leur cueur e courage, iamais ne sera qu’il n’y ait quelcun de ma race qui ne sois assis sur le siège d’Israel. [1 R 2,2-4] frapper l’eau - disant (51) E quand il fut arrivé au bord du Iordain, il print le manteau d’Elie, lequel étoit tombé de lui, e en frappa l’eau, disant: Où êt le Seigneur dieu d’Elie. [2 R 2,13-14] jeter le sel - disant (52) E quand ils la lui eurent apportée, il s’en alla a la source de l’eau, e y ietta la sel, disant: Le Seigneur vous mande qu’il guarit cêt’eau, tellement qu’elle n’engendrera plus ne mortalité ne sterilité. [2 R 2,20-21] Comme pour les CD en début d’énoncé qui jouaient le rôle, de «particules-charnières», particulièrement dans le maintien du thème, les formes en -ant des verbes de parole ont aussi une fonction d’enchaînement des énoncés, mais, cette fois, avec le contexte de droite. La forme en -ant peut introduire une complétive 51 : (53) E te garde d’vn tas de babils profanes: car ils auanceront a vne grande impieté, e leur parolle rongnera comme chancre, dont Hymenée en êt, e Philet, qui se sont fourvoyés de la verité, disans que la resurrexion a dêia été, e suuertissent la foi d’aucuns. [2 Tm 2,16-18] ou un discours direct, comme dans la plupart des cas 52 : (54) E elle se ietta sur son visage, e lui fit humblement la reuerence, disant: Pourquoi me faistu la grace de me reconnoitre, moi qui suis étrangere? [Rt 2,10] 162 51 Dans 5 cas: 1 S 2,20; 1 R 2,2-4; Mc 2,12; Lc 2,44; 2 Tm 2,16-18. 52 17 exemples. Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion (55) Il êt certain qu’ils mettront tous en auant vn prouerbe touchant lui, e vn brocard mal aisé a entendre, disans: O malheureux qui tout amasse pour autre que toi: combien durera-til? [Ha 2,6] Dans cette dernière construction, le renforcement de la cohésion textuelle est évident. La forme en -ant entretient un lien avec la gauche où se trouve son référent, et avec la droite où se trouve l’objet grammatical du verbe de parole. On peut aussi y voir un lien supplémentaire avec le verbe principal, puisqu’en dernière analyse, le participe présent peut être considéré comme un gérondif de syntaxe, «incident au verbe» (Fournier 1998: 299). - La construction aller + forme en -ant 53 Très largement utilisée en ancien français (Nyrop 1925: 250; Buridant 2000: 357), cette tournure est condamnée dès le XVII e siècle, sauf quand le verbe aller garde un sens plein («une rivière va serpentant»), mais n’est pas totalement sortie de l’usage. Bien représentée dans mon corpus, cette construction peut être analysée, comme le tour précédent, comme un gérondif, la plupart du temps sans préposition en. Ici, c’est la valeur du semi-auxiliaire, forme conjuguée du verbe aller, qui est en question, et son rapport avec le procès exprimé par le verbe au participe présent. Aller comme semi-auxiliaire «exerce en partage la fonction verbale» (Arnavielle 2003a): (56) Ce-pendant l’enfant Samuel alloit en croissant e devenoit bon, tant deuant le Seigneur que deuant les hommes. [1 S 2,26] (57) Toi donc qui enseignes autrui, tu ne t’enseignes pas toi-même? toi qui vas disant qu’on ne doit pas dérobber, tu dérobbes? tu dis qu’on ne dois pas adulterer, e tu adulteres? [Rm 2,21-22] Dans ces citations, l’auxiliaire a une valeur durative (Buridant 2000: 357) (ex. 56) ou itérative (ex. 57), comme la forme «toi qui enseignes» signifie «de manière générale, à plusieurs reprises.» Ce tour aller + -ant est fréquent à cette époque. Ailleurs dans le corpus, le verbe aller ne doit pas être considéré comme un auxiliaire. La présence d’un complément circonstanciel de lieu l’atteste (par la ville dans le premier exemple; ça et là, dans le second): (58) Ce que voyant Mattathie en eut si grand dépit, e le cueur si émeu, e le courage si poussé a en faire iustice, qu’il lui courrut dessus, e le tua deuant l’autel, e mit quant-a-quant a mort l’homme du roi, qui faisoit sacrifier e abbatit l’autel, étant poussé d’vn zèle de la loi, comm’auoit fait Phinées a Zambri fis de Salom, puis s’en alla criant par la ville, que quiconque auoit affexion a la loi, a maintenoit l’alliance, sortît apres lui 54 . [1 M 2,24-28] 163 53 Participe conjoint avec le verbe aller ou autre auxiliaire: Jr 2,20; Ct 2,8; Ct 2,10; Rm 2,21-22; 1 R 2,29. 54 Comparer avec la construction parallèle qui montre bien qu’il s’agit de deux verbes pleins: «Item parla le Seigneur a moi en cête maniere : Va e crie en cête sorte, oyant ierusalem.» [Jr 2,2)]. Carine Skupien Dekens (59) Car comm’ainsi soit que iadis i’aye tronçonné ton ioug, e rompus tes liens, e que tu ayes promis que tu ne te méferois point, nonpourtant tu vas ça e là t’abandonnant, comme putain que tu es par toutes les montagnettes éleuées, e dessous tous les arbres qui ont ramée. [Jr 2,20] Dans les deux derniers cas, avec aller comme semi-auxiliaire ou aller comme verbe plein, on voit que la forme en -ant exprime un procès de premier plan, et qu’il ne s’agit pas d’une simple précision, ou d’une adjonction de peu d’importance. En effet, c’est le procès exprimé par le verbe en -ant qui constitue le prédicat principal, et non aller. Dans nos deux derniers exemples, le commentaire «par la ville, que quiconque . . . » et «comme putain que tu es . . . » porte bien sur criant et t’abandonnant, respectivement. Ceci confirme l’impression déjà exprimée ci-dessus: les formes en -ant ont la capacité à accéder au premier plan. Détachement à droite: conclusion Au terme de l’analyse des CD à droite contenues dans ce corpus, on ne peut que constater la grande diversité des fonctions remplies par cette construction particulière: relation logique (la cause, p. ex.), relation chronologique, et fonctions stylistiques permettent de penser que Castellion utilise les formes en -ant comme les formes conjuguées. Elles remplissent les mêmes fonctions syntaxiques et logiques, mais apportent une plus-value stylistique indéniable. Loin d’être toujours reléguées au second plan du discours (c’est le cas lorsqu’elles se trouvent dans un complément circonstanciel de cause ou de manière, ou dans l’exemplification), les formes en -ant expriment finalement tous les procès du premier plan, comme un verbe conjugué. Le fait que le détachement à droite soit plus fréquent qu’à gauche est aussi à rappeler, puisqu’il est caractéristique de la langue de Castellion. Il s’agit donc d’une construction bien représentée dans cette traduction, utilisée de manière variée, mais toujours dans le souci de la compréhensibilité du message. 3.2.5 La construction détachée dans une phrase complexe: V-CD-V La lecture des nombreux exemples de participes présents postposés amène à faire une première constatation. On trouve ces constructions dans des phrases complexes, souvent longues, qui contiennent plusieurs verbes coordonnés ou subordonnés. Et ce n’est pas un hasard. Placé entre deux verbes conjugués, un participe présent a plusieurs fonctions. Au niveau syntaxique, il permet d’éviter des structures plus lourdes comme une subordonnée, une relative, ou la parataxe trop lassante; au niveau sémantique, il permet d’exprimer rapidement la cause, la conséquence, ou la concomitance temporelle; au niveau pragmatique, le participe présent renforce la cohésion par les multiples liens, cataphoriques ou anaphoriques, qu’il entretient avec la gauche et la droite. Bref, dans une phrase longue, il a une valeur inestimable. Ce genre de construction pose un problème d’analyse. Où se trouve le référent de la forme en -ant et sur quel verbe cette dernière porte-t-elle? Est-il vraiment 164 Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion pertinent d’isoler ces constructions complexes des deux catégories déjà étudiées ci-dessus? Ne peut-on pas y voir tout simplement des CD à droite du premier verbe (si elles portent sur celui-ci) ou à gauche du second (même remarque)? Il convient donc de voir les choses de plus près. Du point de vue référentiel, qui est celui des Académiciens dont je citais la critique à l’égard de Vaugelas, les constructions du type S + V + CD + S + V ne posent aucun problème. Dans la «phrase» (en tant qu’ensemble de syntagmes situés entre deux points 55 ), le référent précède le participe présent dont l’identification se fait aisément. Mais si on observe la distribution rythmique et sémantique des rôles dans les extraits suivants, on s’aperçoit que la CD porte en réalité sur le verbe qui la suit. On a donc un détachement à gauche du verbe qui est commenté par le participe présent, et à droite du verbe dont le sujet est le référent. Quelques exemples de phrases complexes permettront de voir s’esquisser le rôle sémantique des constructions détachées. - La cause: Dans les constructions complexes, où des participes présents se trouvent enchâssés entre deux verbes conjugués, la CD exprime souvent la cause du procès marqué par le verbe qui la suit: (60) E quand le maitre d’hôtel eut gouté le vin fait d’eau, ne sachant d’oû il venoit (mais les valets le sauoint bien, qui auoint puisé l’eau) il appella l’époux, e lui dit: [Jn 2,9] Dans cet exemple, c’est un verbe subordonné qui précède la CD, mais le référent y est bel et bien exprimé. Ainsi, il y a un lien syntaxique entre «le maître d’hôtel», sujet de la subordonnée et le participe présent dont il est aussi le référent, mais aussi, et plus important, un lien sémantique entre «ne sachant» et le verbe principal «appela», le premier étant la cause du second. Cette construction est donc extrêmement ramassée et très imbriquée. - La manière: La deuxième fonction sémantique des formes en -ant dans une phrase complexe est le complément circonstanciel de manière. (61) Il a bendé son arc en ennemi, e employant sa main droitte comm’vn auersaire, a tué tout ce qu’on voyoit le plus volontiers au pauillon de la fille Sion, épandant sa colere comme le feu. [Lm 2,4] Dans cet extrait des Lamentations, on voit bien le double lien entretenu par la CD, à la fois vers la gauche où se trouve son référent et vers la droite où se trouve le verbe qu’il commente. Mais cette forte cohésion syntaxique intraphrastique n’implique en aucune manière que le traducteur ait négligé ici la cohésion du paragra- 165 55 Cette définition est basée sur les résultats de ma recherche; cf. Skupien Dekens à paraître. Carine Skupien Dekens phe. On a vu plus haut que les CD de gauche jouaient un rôle essentiellement liant, au point qu’on pouvait les appeler «particules charnières», mais d’autres moyens existent et sont employés par Castellion pour assurer la compréhension, d’une part, mais aussi la cohésion, d’autre part, quand les CD sont situées à droite. (62) Or une fois ledit Moyse quand il fut grand, alla trouuer ses freres, e vit leurs charges, e voyant un Egyptien qui battoit un Ebrieu de ses freres, il regarda ça e là, e voyant qu’il n’y avoit personne, il tua l’Egyptien, e le cacha sous le sablon. [Ex 2,11-12] Le rejet de la CD à droite du verbe «alla» accentue la cohésion syntaxique interne de la phrase. En effet, le sujet «Moyse» arrivant avant le verbe principal et les participes présents «voyant», aucune ambiguïté n’est possible, mais la référence à gauche de la forme en -ant est nécessaire pour la compréhension de la phrase. Par ailleurs, le lien avec le contexte précédant la phrase en question est assuré par l’anaphorique «ledit». On a donc un double lien avec la gauche, syntaxique, à l’intérieur de la phrase, et sémantique, entre l’anaphorique et son référent. Voilà un discours très imbriqué (interdépendance syntaxique) et très connexe, comme le définit J. Lecointe 1997: 12, la connexité étant pour ce dernier «le degré d’interdépendance logique des éléments du discours». 4. Les formes en -ant: conclusion générale L’usage que Castellion fait des formes en -ant, qu’on ne peut vraiment pas qualifier d’encombrant, est finalement proche de celui du français classique. Du point de vue statistique premièrement, puisqu’il est globalement moins riche en formes en -ant que celui de ses contemporains; du point de vue syntaxique deuxièmement, puisqu’il place ses formes en -ant majoritairement à droite, donc après le référent, contrairement à ses contemporains; et finalement du point de vue stylistique, puisqu’il utilise ces formes pour remplir des fonctions variées, qui dépassent largement le cadre du «second plan». Par ailleurs, le système développé par le traducteur assure d’une part une cohésion syntaxique forte, par la coréférence largement majoritaire, et par la position préférentiellement à droite de la forme en -ant, et d’autre part une cohésion textuelle grâce aux divers liens entretenus avec le contexte de gauche, par les CD-charnières. Aussi le traducteur aura-t-il su, par un usage équilibré d’un tour extrêmement répandu dans le style narratif de ses contemporains, unir agilité et élégance stylistique, efficacité cognitive, et cohésion syntaxique et textuelle pour assurer une lecture aisée et «la plus entendible possible». Neuchâtel Carine Skupien Dekens 166 Les formes en -ant dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion Bibliographie Arnavielle, T. 2003a: «Montaigne, Essais III X. Inventaire raisonné des formes en -ant», L’Information grammaticale 96: 17-23 Arnavielle, T. (ed.) 2003b: Participes présents et gérondifs, Paris (= Langages 139) Ayres-Bennett, W. 1998: «Cela n’est pas construit: l’Académie française et Vaugelas devant les constructions participiales», in: Baudry, J./ Caron, Ph. 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