eJournals Vox Romanica 68/1

Vox Romanica
vox
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Francke Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2009
681 Kristol De Stefani

La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional

121
2009
Lucia  Molinu
vox6810129
La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional 1. Introduction* Contrairement aux variétés du sarde septentrional où le / l/ intervocalique simple ne subit aucune modification (/ ˈsɔlɛ/ sole(m) ‘soleil’), on remarque que, dans certaines aires du sarde méridional, la latérale disparaît au profit d’une palette de réalisations apparemment hétérogènes 1 . Exception faite des formes où le -[l]intervocalique aboutit au zéro phonétique ([ˈtʃeu] caelu(m) ‘ciel’, [ˈmau] malu(m) ‘mauvais’), l’on peut distinguer quatre types de réalisations différentes comme le montrent les exemples en [1] (cf. Wagner 1941: § 187-93, Virdis 1978: 55 s., Contini 1987: 355-6) 2 : [1] réalisation labiale: [w] / [β]: [ˈsɔwi]/ [ˈsɔβi] ‘soleil’ réalisation vélaire: [ɡw]: [ˈsɔɡwi] ‘soleil’ réalisation uvulaire/ pharyngale: [ʁ]: [ˈsɔʁi]/ [ˈsɔʕi] ‘soleil’ réalisation laryngale: [ʔ]: [ˈsɔʔi] ‘soleil’ Si à l’intérieur du mot, nous n’avons aucun indice pour affirmer qu’il s’agit d’un phénomène synchronique, en revanche, les réalisations en phonosyntaxe, données en [2], semblent nous montrer que les alternances de la latérale avec certains de ses allophones sont encore productives (cf. Wagner 1941: § 194, Virdis 1978: 58, Contini 1987: 485-86): [2] a. [ˈletːu] vs. [su ˈetːu] ‘lit, le lit’ b. [ˈlinːa] vs. [sa ˈwinːa] ‘bois, le bois’ c. [ˈloŋɡu] vs. [ũu ɡuˈte ːu ˈβoŋɡu] ‘long, un couteau long’ d. [ˈlatːi] vs. [su ˈʁatːi]/ [su ˈʕatːi] ‘lait, le lait’ e. [ˈlũʔ-] vs. [sa ˈʔũʔ-] ‘lune, la lune’ * Cet article est le fruit d’une communication tenue au colloque international Architecture δια et variabilité en langue à l’Université de Gand en avril 2008. Je tiens à remercier les organisateurs et les participants de ce colloque pour leurs commentaires. Mes remerciements vont également pour leur relecture et leurs remarques à Andrea Calabrese, Frank Floricic et au relecteur anonyme de Vox Romanica. Toutes les erreurs qui demeurent sont de moi. 1 Bien que dans notre contribution nous parlions de sarde méridional, il faut préciser que le phénomène en question ne concerne qu’une aire de ce domaine linguistique dont les contours sont décrits par Contini 1987: 353 et Contini 2006: 184-85. 2 Rappelons que la latérale géminée étymologique aboutit, dans tout l’espace sarde, à l’occlusive cacuminale [ ːù: [ˈpɛ ːɛ] pelle(m) ‘peau’ (cf. entre autres Contini 1987: 159). Vox Romanica 68 (2009): 129-155 Lucia Molinu Dans notre contribution, nous aimerions analyser le processus phonologique qui sous-tend les réalisations du / l/ étymologique en faisant appel à deux modèles d’inspiration générativiste. Le premier (Revised Articulator Theory, cf. Halle/ Vaux/ Wolfe 2000) est un modèle phonologique où les traits distinctifs de chaque phonème sont organisés hiérarchiquement à l’intérieur d’une architecture arborescente. Le deuxième, la Théorie des Contraintes et des Stratégies de Réparation (TCSR, cf. Paradis 1988), nous permettra de faire ressortir les contraintes phonologiques qui sont à la base de cette évolution. Dans la première partie de cet article, nous examinerons les aboutissements de / l/ intervocalique à l’intérieur de mot, afin de décrire les différentes étapes de son évolution. Dans un deuxième temps, en revanche, nous allons étudier les alternances phonsyntaxiques que nous avons vu en [2] pour déterminer leur degré de «naturalité» ou de «conventionalité» phonologique. Ne pouvant pas embrasser d’une façon détaillée tous les parlers sardes affectés par ce phénomène, nous nous concentrerons essentiellement, mais pas exclusivement, sur deux de ces parlers - celui de Genoni et celui de Senorbì - où, il y a quelques années, nous avons fait des enquêtes (cf. Molinu 1998). 2. Les aboutissements de l intervocaliques à l’intérieur de mot. Les exemples en [3], comparent les réalisations de / l/ intervocalique étymologique dans les parlers du sarde méridional de Senorbì et de Genoni, et en sarde septentrional: [3a] a. Senorbì b. Genoni c. sarde septentrional (cf. Molinu 1998) [ˈpiu] [ˈpiʁu] [ˈpilu] ‘cheveu’ [ˈtʃeu] [ˈtʃeʁu] [ˈkelu] ‘ciel’ [ˈme wa] [ˈme uʁa] [ˈme ula] ‘amande’ [3b] [daˈβɔri] [daˈʁɔri] [dɔˈlɔrɛ] ‘douleur’ [oˈβia] [oˈʁia] [oˈlia] ‘olive’ [ˈmɛβa] [ˈmɛʁa] [ˈmɛla] ‘pomme’ [ˈpaβaza] [ˈpaʁaza] [ˈpalaza] ‘épaules’ D’une part le maintien uniforme de la latérale en sarde septentrional s’oppose aux réalisations nouvelles des parlers méridionaux, d’autre part les formes méridionales ne sont pas homogènes mais varient diatopiquement. En effet, dans le parler de Senorbì le / l/ intervocalique a abouti à Ø/ [β] à travers une étape *[w] (cf. [3a]). L’approximante labiovélaire a disparu au contact de la voyelle postérieure [u] (cf. [ˈpiu] ‘cheveu’) et, en revanche, elle a subi un renforcement articulatoire dans les autres contextes aboutissant à la fricative bilabiale [β] (cf. [daˈβɔri] ‘douleur’). Comme nous le verrons par la suite (cf. 2.3.2.), le parler de Senorbì reflète une étape intermédiaire de l’évolution de la latérale. En revanche, le parler de Ge- 130 La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional noni, qui présente régulièrement la constrictive uvulaire [ʁ], montrerait une phase plus avancée de cette évolution. Nous pouvons observer que dans les deux parlers, les aboutissements de la latérale ne sont pas conditionnés par la position de l’accent. Cependant il semblerait qu’à l’origine, la structure prosodique du mot (syllabe accentuée vs. syllabe inaccentuée) ait conditionné les réalisations des allophones de / l/ (cf. la section suivante). 2.1 Les analyses précédentes L’évolution de la latérale a attiré l’attention de nombreux spécialistes du sarde. Wagner 1941: § 196-97 proposait qu’à la base des différents aboutissements de / l/ ([w], [β], [ɡw], [ʁ], [ʔ]) il y avait un «l vélaire». En effet, la comparaison avec d’autres aires de la Romania (catalan, portugais, etc.), où l’on trouve des «l vélaires» issus du / l/ latin et, en particulier, l’étude de Dauzat 1938 sur l’évolution de l intervocalique dans le Massif Central, le confortaient dans cette hypothèse. En ce qui concerne l’origine du «l vélaire» qui, pour certains linguistes, n’était que la continuation du «l pinguis» du latin 3 , Wagner tendait à penser à un phénomène physiologique plus général et présent dans des langues différentes, comme les langues slaves, l’arménien classique, etc. Quant à l’évolution du «l vélaire», Wagner avouait sa difficulté à déterminer les rapports entre ses divers aboutissements. Si la chaîne [l ɫ w Ø] avec l’effacement de l’approximante bilabiale ou la suite [l ɫ w β] avec le renforcement de [w] en [β] ne lui posaient aucun problème, Wagner a été, en revanche, moins explicite concernant les relations entre les réalisations restantes, c’est-à-dire [ɡw], [ʁ], [ʔ]. Il s’est limité à renvoyer à d’autres aires linguistiques où le même phénomène s’est produit, sans pour autant donner clairement, comme le fait Dauzat pour le Massif Central, la séquence suivante: [l ɫ w - gʷ - g ɣ ʁ] (Dauzat 1938: 63). En effet, au cours de la description de la distribution géographique des aboutissements du / l/ , l’attention de Wagner se portait moins sur la succession des chaînons que sur une alternance singulière que le chercheur allemand avait remarquée dans le Sulcis et l’Iglesiente. Les données en [4] nous montrent clairement que l’alternance [ʁ]/ Ø (cf. [4a] [oˈʁia] ‘olive’ vs. [ˈsɔi] ‘soleil’) est déterminée par l’accentuation du mot: [4] Sulcis/ Iglesiente (cf. Wagner 1941: § 197, Virdis 1978: 57) [4a] [oˈʁia] ‘olive’ vs. [ˈsɔi] ‘soleil’ [4b] [koˈʁai] ‘passer’ vs. [ˈmau] ‘mauvais’ [4c] [boˈʁeis] ‘vous voulez’ vs. [ˈmɛi] ‘miel’ Si l’on tient compte du fait que, selon Wagner 1941: § 190, 197, le zéro phonétique est dans cette aire l’aboutissement de [w] (*[ˈsɔli] *[ˈsɔɫi] *[ˈsɔwi] [ˈsɔi] ‘so- 131 3 Cf. entre autres Kolovrat 1923 et Rohlfs 1937: 39. Lucia Molinu leil’), ce dernier supposait que les parlers du Sulcis et de l’Iglesiente avaient conservé la distribution originelle, c’est-à-dire [ʁ] en position tonique et [w] en position post-tonique, et que, par la suite, les autres dialectes n’avaient generalisé qu’une seule réalisation à tous les contextes, sans faire référence à la position de l’accent (cf. Wagner 1941: § 197). L’hypothèse de Wagner nous paraît tout à fait intéressante mais l’état actuel de la distribution des différents aboutissements du / l/ étymologique rend opaque et difficile la reconstruction du contexte prosodique d’origine 4 . L’analyse de Virdis 1978: 55-8 ne s’écarte pas de celle de Wagner. Le seul point de différence concerne l’aboutissement de / l/ en [β] qui, selon Virdis 1978: 57, pourrait être une évolution de la labiovélaire [ɡʷ] selon les mêmes modalités qui ont permis le changement de la labiovélaire latine en occlusive bilabiale (cf. aqua sarde [ˈabːa] «eau»). L’étude de Contini 1987: 354 s. pose des questions essentielles sur l’existence du «l vélaire» qui serait à la base de tous les aboutissements actuels et sur les conditions de l’évolution de la latérale. Selon Contini 1987: 354, l’existence d’un «l vélaire» est loin d’être une certitude. En effet, la prononciation «vélaire» du l intervocalique ne se rencontre en aucune des variétés qui conservent la latérale originaire et de plus le domaine sarde ignore la vocalisation en [] de la latérale en fin de syllabe (cf. ancien français chevals chevaus ‘chevaux’) comme l’on pourrait s’attendre, vu que, dans ce contexte, la prononciation vélaire du / l/ étymologique ne fait apparemment aucun doute pour les romanistes (cf. entre autres Lausberg 1976: § 411-14). Comme le souligne Contini, on observe plutôt, dans une grande partie du domaine sarde, soit le rhotacisme soit la vocalisation en [] de la latérale (cf. culpa sarde [ˈkurpa]/ [ˈkupa] ‘faute’) 5 . Cependant le chercheur français envisage la possibilité d’une prononciation vélaire pour le l intervocalique bien que son attention se porte sur la cause de l’évolution de cette consonne, qui à son avis est due à un affaiblissement articulatoire en position intervocalique. L’évolution de la latérale vélarisée débuterait donc par une désarticulation du contact apical aboutissant à sa vocalisation en la labio- 132 4 Il faut néanmoins souligner que dans l’aire que nous examinons la position de l’accent reste encore aujourd’hui le déclencheur d’un autre processus phonologique, c’est-à-dire la nasalisation vocalique. Comme le montrent les données suivantes, l’alternance voyelle orale vs. voyelle nasale, qui s’accompagne de la présence vs l’absence de la consonne nasale, est clairement conditionnée par la place de l’accent: nasalisation vocalique (Contini 1987: 457, Molinu 2003) [tʃɛˈnai] / tʃɛˈnai/ vs. [ˈtʃ a] / ˈtʃɛna/ ‘souper, (le) souper’ En effet, la nasalisation vocalique et l’effacement de / n/ ne se produisent qu’en syllabe inaccentuée ([ˈtʃ a] / ˈtʃɛna/ ‘(le) souper’). Si, en revanche, l’occlusive nasale constitue l’attaque de la syllabe accentuée, le processus est bloqué [tʃɛˈnai] ‘souper’). Nous ne pouvons donc exclure l’hypothèse que la latérale ait connu jadis le même conditionnement prosodique de la nasale. 5 Dans notre aire, le / l/ implosif a subi la rhotacisation suivie de la metathèse du / r/ : culpa [ˈkurpa] [ˈkrupːa] ‘faute’ (cf. entre autres Molinu 1999). La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional vélaire [w], vocalisation en [w], influencée, peut-être, par le contexte vocalique vélaire (finales en -[u] en particulier) 6 . Les étapes suivantes de l’évolution sont schématisées en [5a-d]: [5a] w Ø *[ˈmawu] [ˈmau] ‘mauvais’ [5b] w β [ˈmɛwa] [ˈmɛβa] ‘pomme’ [5c] w gw [ˈmɛwa] [ˈmɛɡwa] ‘pomme’ [5d] gw *ɣw ʕ [ˈmɛɡwa] *[ˈmɛɣwa] [ˈmɛʕa] ‘pomme’ Comme nous l’avons vu précedemment pour le parler de Senorbì (cf. [3a]), l’approximante labiovélaire a disparu au contact de la voyelle postérieure [u] (cf. [3a.a] et [5a]) et, en revanche, elle a subi un renforcement articulatoire dans les autres contextes aboutissant à la fricative bilabiale [β] (cf. [3a.b] et [5b]). Le renforcement articulatoire, dû sûrement à la nécessité d’améliorer le contact syllabique à travers la consonification de la semi-voyelle, peut aboutir également au groupe [ɡw] (cf. [5c]). C’est à partir de [ɡw] que l’on serait passé, à travers l’affaiblissement de l’occlusive vélaire, à la constrictive pharyngale [ʕ] (cf. [5d]) 7 . Bolognesi 1998: 464-67 pense que le changement du / l/ en [w], en [β], en [ɡʷ] ou en [ʁ] n’est pas motivé d’un point de vue phonétique. Il serait donc innaturel, arbitraire et idiosyncratique. En effet, dans sa thèse sur le dialecte de Sestu, un parler sarde méridional, Bolognesi ne met pas en relation les différents aboutissements du / l/ . Au lieu d’enchaîner les changements dans le temps, comme le fait à juste titre Contini, Bolognesi propose que chaque variété uvularise ou labialise le / l/ séparemment et sans étapes intermédiaires. Si l’on peut mettre en évidence, dans chaque variété, un déclencheur phonétiquement plausible, la voyelle / a/ dans les parlers qui uvularisent ou la voyelle / u/ dans les parlers qui labialisent, cependant le mystère demeure quant aux causes «naturelles», qui ont motivé le choix de la voyelle et qui ont provoquée la sur-généralisation du phénomène dans tous les contextes post-vocaliques. Selon Bolognesi il s’agit dans ce cas de processus, de contraintes qui n’ont comme fonction que celle d’augmenter la différentiation sociolinguistique d’une communauté linguistique par rapport aux autres et de renforcer donc son identité linguistique (Bolognesi 1998: 440, 442). 133 6 Contini suit l’hypothèse déjà formulée par Straka 1979: 394 et Straka/ Nauton 1945: 217- 18 pour expliquer la vocalisation de / l/ en position implosive et intervocalique. Pour Straka 1979: 394, la vocalisation de l est une simple conséquence physiologique de l’affaiblissement de l’énergie articulatoire. Pour le l intervocalique la cause du relâchement serait l’entourage vocalique qui augmente toujours l’aperture des consonnes. 7 Rappelons que Bottiglioni 1922: 37, Pellis 1934: 68, Wagner 1941: § 188 et plus récemment Bolognesi 1998: 465 considèrent cette constrictive comme uvulaire. Comme le souligne Contini 1987: 355N7, 2006: 192, on peut relever une certaine variation dans l’articulation de cette consonne en fonction de l’entourage vocalique et de la rapidité de l’élocution. Concernant nos enquêtes à Genoni, nos avons perçu un [ʁ], alors que Contini 1987 et Cossu 2000 ont signalé la constrictive pharyngale [ʕ]. Lucia Molinu Bien que son analyse mette en évidence le point essentiel du changement du / l/ , c’est-à-dire une modification du lieu d’articulation 8 et bien que, comme on le verra par la suite (cf. section 3.1), l’aspect conventionnel joue un rôle très important dans l’explication des alternances de la latérale en phonosyntaxe, nous ne partageons pas l’idée d’analyser les différentes réalisations du / l/ d’une façon indépendante et de nier, même à l’intérieur du mot, l’importance des bases phonétiques de ce changement. 2.2 Le l «vélaire». Avant d’aborder la question de l’analyse phonologique, il faudrait définir en quelques mots les caractéristiques articulatoires de ce l «vélaire» ou vélarisé qui est apparemment à la base des réalisations actuelles en sarde méridional. À partir des descriptions de ce type de l dans des langues qui le possèdent (russe, catalan, polonais, anglais, portugais) ou qui en possèdent une variante plus ou moins vocalisée (portugais, polonais, certaines variétés d’anglais), certains linguistes ont affirmé que la désignation de vélaire ne s’applique pas à cette consonne. Déjà Straka/ Nauton 1945 ainsi que Straka 1979 critiquaient, entre autres, Dauzat 1938: 63 qui posait à la base de l’évolution du -lintervocalique une latérale «vélaire», c’est-à-dire une articulation qui implique un contact du dos de la langue avec la partie postérieure du palais dur ou du voile du palais. Selon Straka 1979: 370, le soi-disant l «vélaire» n’exige pas de constriction vélaire. L’unique lieu d’articulation se trouve nettement plus en avant que pour le l moyen (c’est-à dire le / l/ apico-alvéolaire), à la limite des incisives postérieures et des alvéoles. Le corps de la langue est très abaissé et même si en arrière la langue est légèrement bombée et se trouve légèrement plus haut que le centre de son dos, ce soulèvement n’est pas assez important pour qu’on puisse parler d’une constriction vélaire. L’essentiel de cette articulation, que Straka 1979: 372 appelle également l dur, est donc l’abaissement de tout le corps de la langue d’une part, et le recul de la racine vers l’arrière. Les conséquences acoustiques et auditives de ces modifications articulatoires sont évidentes: le l dur a un timbre sensiblement plus grave que le l moyen, et d’un point de vue auditif il conviendrait d’appeler le l dur l grave. Dans un classement articulatoire, ce l doit prendre place parmi les consonnes apico-alvéodentales (comme les occlusives [t, d, n]) tandis que le [l] «normal», est une apico-alvéolaire de timbre plus aigu. On aurait donc affaire à une consonne 134 8 Nous reviendrons sur ce point dans la section consacrée à l’analyse phonologique du phénomène. Dans cette section, nous examinerons également la notion de «contrainte spécifique à une langue», développée par Bolognesi 1998: 465 pour rendre compte du comportement phonologique du / l/ intervocalique dans les parlers en question. La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional apico-alvéodentale pharyngée, l’expression l vélaire consacré par l’usage se révèle impropre selon Straka 1979: 374. Des études plus récentes fondées sur des analyses articulatoires et acoustiques sur plusieurs langues (cf. Ladefoged/ Maddieson 1996: 186 s., Sproat/ Fujimura 1993, Recasens/ Farnetani 1994 et Recasens/ Espinosa 2005), montrent que la variante dark, dure ou vélaire du / l/ est une latérale dento-alvéolaire dont l’arrière de la langue est rétracté, le pharynx est plus serré et le corps de la langue se trouve plus bas dans la bouche que pour / l/ apico-alvéolaire. Cependant des fluctuations existent concernant la description de la position de la partie post-dorsale du corps de la langue. En effet si pour Sproat/ Fujimura 1993, le / l/ dark intervocalique en anglais américain se caractérise par un abaissement et un déplacement en arrière du dos de la langue, il s’agirait donc, tout comme pour Straka, d’un / l/ «pharyngalisé», pour d’autres (cf. Ladefoged/ Maddieson 1996: 186 s., Recasens/ Farnetani 1994 et Recasens/ Espinosa 2005), ce type de / l/ comporte un abaissement de la partie prédorsale de la langue et un resserrement de la constriction dorso-vélo-pharyngale. Notamment Recasens/ Espinosa 2005: 2 décrivent la différence entre les variantes dark et claire du / l/ en termes de présence ou absence d’un important abaissement de la partie prédorsale de la langue et d’une constriction post-dorsale dans la région vélaire ou dans la partie supérieure de la région pharyngale. Cette dernière caractéristique les amène en effet à parler indifféremment de vélarisation ou pharyngalisation du / l/ . Mais au-delà des différences, il émerge de ces analyses que le / l/ vélarisé ou pharyngalisé est un segment complexe qui comporte un geste articulatoire apical et un geste dorsal. En outre, la primauté de l’activité du dos de la langue par rapport à l’activité de la partie antérieure de la langue indique que l’activité du dos de la langue est un trait essentiel de ce type de / l/ . Comme nous le verrons par la suite (cf. sections 2.3.1.-2.3.2.), la complexité du segment [ɫ] et la présence d’une composante dorsale lors de son articulation seront deux points essentiels dans l’analyse phonologique de son évolution en sarde méridional. Pour terminer cette section consacrée à la définition de cette articulation qui peut être vélarisée mais qui n’est pas vélaire, nous examinerons brièvement les descriptions qui concernent la vocalisation de ce type de latérale. Il ne fait aucun doute que la vocalisation de [ɫ] est un phénomène de réduction articulatoire provoqué, en même temps, par la complexité du segment et par sa position à l’intérieur de la syllabe ou du mot (cf. Jonson/ Britain 2002). En effet la vocalisation se produit dans la plupart des cas lorsque le [ɫ] est implosif (anglais, portugais, ancien français, ancien occitan, etc.) et parfois lorsqu’il est en position intervocalique (polonais, occitan, sarde, etc.). Le point de départ de cette évolution est constitué par la réalisation d’une latérale sans occlusion médiane, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de contact alvéolaire et la pointe de la langue s’abaisse derrière les incisives inférieures (Straka/ Nauton 1945: 217, Straka 1979: 390, Ladefoged/ Maddieson 1996: 193). La disparition progressive du geste d’élévation de la pointe de la langue entraîne l’interprétation de la composante dorsale comme le seul et principal lieu 135 Lucia Molinu d’articulation du segment qui devient une voyelle ou une semi-voyelle (cf. Recasens/ Farnetani 1994: 203) 9 . 2.3 Analyse phonologique Comment faut-il rendre compte, d’un point de vue phonologique, du passage / l/ [ɫ] et de [ɫ] [w] en sarde méridional? Nous essayerons de mettre en évidence ces évolutions à l’aide des outils qu’offre la phonologie générative multilinéaire. Ce terme fait référence aux nombreux paliers qui composent la représentation phonologique (cf. Paradis 1993: 61). Les informations phonologiques sont donc réparties sur des niveaux distincts et autonomes mais reliés entre eux. Outre le palier syllabique 10 , le palier métrique est celui où les syllabes sont intégrées dans des structures prosodiques comme le pied: il permet de décrire les phénomènes d’accentuation, le palier tonal qui opère dans les langues à tons, et le palier autosegmental constitue le niveau où les segments (voyelles et consonnes) sont organisés d’une façon hiérarchique. Parmi les différents modèles qui étudient la représentation hiérarchisée des traits phonologiques des consonnes et des voyelles, nous avons adopté celui proposé par Halle/ Vaux/ Wolfe 2000, c’est-à-dire la Revised Articulator Theory (RAT), dont nous donnerons les principales caractéristiques dans la section suivante. 2.3.1 L’analyse segmentale dans le modèle RAT Comme le montre le schéma en [6], selon RAT, les segments sont représentés sous la forme d’une structure arborescente et hiérarchisée qui symbolise l’organisation du conduit vocal: 136 9 Cette analyse suggère que le changement phonétique en question est de nature articulatoire. Ohala 1974, en revanche, attribue le processus de vocalisation du / l/ dark à une confusion acoustique entre le spectre grave de / l/ et celui de / w/ . 10 Dans cet article nous utiliserons un modèle syllabique hiérarchisé qui présente l’architecture suivante: L’attaque et la coda dominent les segments consonantiques, tandis que les voyelles sont associées au noyau. Les unités temporelles indiquent le nombre des segments associés à la syllabe et leur poids dans les limites du constituant rime (cf. entre autres Blevins 1995). σ σ = syllabe, A = attaque, A R R = rime, N = noyau, N C C = coda, x x x x = unité temporelle. La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional [6] 137 Il est généralement admis que les phonèmes ne sont pas des unités indivisibles mais qu’ils sont constitués d’un ensemble de traits. Dans le modèle que nous utilisons, ces traits ont une double fonction. D’une part ils permettent de distinguer un phonème de l’autre, d’autre part ils sont conçus comme des instructions pour executer les mouvements de l’une des six sections du conduit vocal: Lèvres, Lame de la langue, Corps de la langue, Racine de la langue, Palais mou et Larynx. Chaque articulateur peut accomplir une série limitée d’actions et chacune de ces actions est associée à un trait. Dans ce modèle on distingue deux types de traits: des traits «liés à l’articulateur» (articulator-bound, cf. Halle/ Vaux/ Wolfe 2000: 388), et des traits «libres d’articulateur» (articulator-free, cf. Halle/ Vaux/ Wolfe 2000: 388). Les traits «liés», comme [arrondi] et [arrière], sont exécutés par un seul et même articulateur, Lèvres et Corps de la langue respectivement, en revanche, les traits «libres», comme [continu] et [consonantique], sont exécutés par différents articulateurs dans des phonèmes différents. L’articulateur qui exécute le(s) trait(s) libre(s) est appelé «articulateur désigné» (designated articulator) et correspond au trait de lieu d’articulation ([labial], [dorsal], [coronal], etc.). Le trait [consonantique], par exemple, doit être spécifié pour chaque phonème de façon à pouvoir [±latéral] [±strident] [±continu] [labial] Lèvres [±arrondi] [±consonantique] [±sonorant] [coronal] [±antérieur] Lame de la langue Lieu [±distribué] [dorsal] [±haut] Corps de la langue [±bas] [±arrière] [±nasal] Palais mou Nasal [radical] Racine de la langue [±ATR] Guttural [glottal] [±voisé] Larynx [±glotte ouverte] [±glotte resserrée] (Halle/ Vaux/ Wolfe 2000: 389) Lucia Molinu distinguer les consonnes [+consonantique] des voyelles [-consonantique] et chaque phonème consonantique ou vocalique doit être spécifié par son lieu d’articulation, il doit donc avoir son «articulateur désigné». D’après l’arbre esquissé en [6], il s’ensuit que: a) les «articulateurs désignés» sont considérés comme des traits et non pas comme des nœuds, à la différence d’autres modèles de géométrie des traits (cf. entre autres Clements 1985); b) hormi les «articulateurs désignés», tous les traits sont binaires et sont spécifiés dès la représentation sous-jacente. Cela signifie que RAT exclut toute forme de sous-spécification des traits (cf. entre autres Rice/ Avery 1991, Paradis 1993); c) les processus phonologiques (propagation, effacement, insertion, etc.) ne manipulent que les traits terminaux, y compris les «articulateurs désignés». Par conséquent, les nœuds non-terminaux (Lèvres, Corps de langue, etc.) n’ont qu’un rôle taxinomique. Concernant donc le trait [± latéral] qui nous intéresse tout particulièrement, il est considéré dans RAT comme un trait «libre d’articulateur» et en aucun cas comme trait «lié», dépendant d’un seul et même articulateur. Cela nous permet d’expliquer la réalisation de latérales produites par des articulateurs autres que la Lame de la langue, c’est-à-dire l’existence de la latérale vélaire [l] à côté des latérales coronales [l], [l ] plus fréquentes (cf. entre autres Howe 2003: 28) 11 . Comment, donc, rendre compte des aboutissements sardes du / l/ étymologique en position intervocalique? Faut-il supposer que le / l/ est structurellement un segment complexe ayant un double lieu d’articulation (cf. Walsh 1997) ou que l’allophone dento-alvéolaire vélarisé [ɫ] reçoit ses spécifications phonétiques du contexte environnant (cf. Barry 2000: 84-5, Howe 2004: 26 s.)? Nous allons examiner les deux analyses pour vérifier laquelle des deux peut rendre compte du phénomène en question. 138 11 Sans vouloir entrer dans les détails, nous signalons que la définition des latérales et notamment du trait [latéral] ne va pas de soi dans les analyses phonologiques multilinéaires. Dans ce type de représentations, les propositions diffèrent quant au niveau de dépendance à accorder au trait [latéral]. Mis à part les phonologues qui nient l’existence de ce trait au profit du trait [liquide] qui caractériserait les latérales et les rhotiques (cf. Walsh 1997), pour certains phonologues, [latéral] est un trait qui dépend d’un nœud responsable du voisement des sonantes (cf. Rice 1992), pour d’autres un trait qui dépend du nœud de lieu (cf. Blevins 1994), et d’autres, en revanche, considèrent le trait [latéral] comme un dépendant du nœud racine qui domine et résume l’architecture de chaque segment (Shaw 1991). Pour un aperçu détaillé du traitement du trait [latéral] en phonologie générative cf. Yip 2004. Rappelons également que les latérales montrent un comportement phonologique ambigu par rapport au trait [± continu] (cf. Mielke 2005). La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional Si nous partons de l’hypothèse de Walsh 1997, nous devons concevoir le / l/ comme dans le schéma en [7], c’est-à-dire comme un segment complexe ayant deux lieux d’articulation coronal et dorsal 12 : [7] / l/ 139 12 Pour éviter d’alourdir les schémas, nous ne donnerons, à chaque fois, que les traits indispensables et essentiels à la représentation du processus. Dans ce modèle, la dissociation du nœud coronal en [8] et en [9], expliquerait les réalisations de / l/ en [w] pour le mehri et pour le polonais. En revanche la dissociation du noeud dorsal en [10], décrirait de façon simple et élégante la rhotacisation de / l/ en espagnol andalou: liquide +son +cons Lieu Coronal Laryngal [voisé] Apical Dorsal (Walsh 1997: 174) [8] σ Attaque Coda [+son] Lieu Coronal Dorsal [l] [w] en mehri (Walsh 1997: 39) [9] [l] Racine Lieu Coronal Dorsal [l] [w] en polonais (Walsh 1997: 37) [w] Racine Lieu Dorsal Lucia Molinu En effet, l’apparente simplicité du modèle dont la richesse de la structure s’accompagne d’une seule opération de dissociation, se heurte, dans la plupart des langues, au manque d’indices de l’activité du nœud dorsal dans le comportement phonologique du / l/ (cf. Yip 2004: 46 N2). La latérale n’a pas les caractéristiques d’un segment complexe, comme par exemple les affriquées, où la présence des traits [+continu] et [-continu] a une «réalité» phonétique mais surtout des conséquences sur les processus phonologiques des langues en question (cf. Kenstowicz 1994: 498-506). Nous pensons, donc, qu’à la base du processus de vocalisation du / l/ étymologique en sarde se trouve un allophone vélarisé du / l/ , conditionné par le contexte. Reste à savoir quelles sont les conditions qui déterminent la réalisation de cette variante, étant donné que pour nous la dorsalité n’est pas une propriété intrinsèque du / l/ . Reprenant l’idée développée par Howe 2004: 30 s. à propos de la «vélarisation» des consonnes en coda, nous proposons également que la composante dorsale est propagée par la voyelle qui précède la latérale. En effet, tout comme Howe, nous acceptons l’hypothèse de Halle/ Vaux/ Wolfe 2000 selon laquelle les voyelles sont spécifiées par le trait d’articulation [dorsal] qui est considéré comme un trait terminal et peut, par conséquent, être propagé d’une manière indépendante. Il est vrai que les prédictions de Howe concernent essentiellement la «vélarisation» des consonnes en coda ce qui peut rendre compte du l dark en latin, en catalan, en anglais 13 . Concernant le sarde méridional où le phénomène s’est produit à l’intervo- 140 13 Que les consonnes en coda soient les cibles privilégiées du processus de dorsalisation/ vélarisation n’est pas surprenant. Tout d’abord la coda est une position faible pour les consonnes ce [10] σ Attaque Coda [+son] Lieu Coronal Dorsal [l] [ ɾ ] en espagnol andalou (Walsh 1997: 42) La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional calique 14 , nous pouvons envisager que la dorsalisation de la latérale soit due au fait qu’en sarde le contexte intervocalique ou plutôt post-vocalique (cf. Bolognesi 1998: 145 s.) représente, tout comme la position implosive, une position faible pour les consonnes. C’est dans ce contexte, en effet, qu’on rencontre dans la plupart des variétés du sarde la «lénition», c’est-à-dire la sonorisation et/ ou la spirantisation des obstruantes non-voisées, comme le montrent les exemples suivants: [11] sarde septentrional [ˈpanɛ] vs. [su ˈβanɛ] ‘pain, le pain’ [ˈkanɛ] vs. [su ˈɣanɛ] ‘chien, le chien’ [12] sarde méridional [ˈp-i] vs. [su ˈβ-i] ‘pain, le pain’ [ˈk-i] vs. [su ˈɣ-i] ‘chien, le chien’ Étant donné que la sonorisation et la spirantisation des obstruantes est déclenchée par la voyelle précédente (cf. Bolognesi 1998: 188 s.), on peut également supposer que la dorsalisation de la latérale soit provoquée par le segment vocalique qui la précède, comme le montre le schéma suivant emprunté à Howe 2004: 31: [13] «vélarisation» de la latérale en RAT 141 qui les rend, entre autres, plus perméables à l’assimilation de traits des segments environnants (assimilation de voisement, de lieu d’articulation etc.) Ensuite il est bien connu qu à l’intérieur de la syllabe il existe un lien étroit entre la voyelle associée au noyau et la consonne en coda. Ce rapport est formalisé dans notre représentation syllabique (cf. N10) par le fait que ces deux constituants sont dominés par la rime. 14 Bien que le traitement du / l/ étymologique en coda aboutisse généralement à / r/ (cf. N5), on trouve attestée, dans certains parlers, la réalisation vélarisée [ɫ] (cf. Contini 2006: 191). a) b) [-cons] [+cons] [-cons] [+cons] [+latéral] [+latéral] Lieu Lieu Lieu Lieu Corps Corps Lame Corps Corps Lame [dorsal] [coronal] [dorsal] [+arrière] [+haut] [-bas] [coronal] (Howe 2004: 31) Lucia Molinu La latérale corono-dorsale [ɫ], telle qu’on la retrouve par exemple en catalan ou en anglais est donc le résultat de la propagation du trait [dorsal] suivie de l’association des autres traits, spécifiés par leurs valeurs par défaut 15 , qui caractérisent le Corps de la langue. Comme nous l’avons dit dans la section précédente, nous avons affaire à un segment complexe, à une consonne marquée qui par ailleurs est en position faible. Il n’est pas rare que dans les langues on assiste au remplacement d’un segment marqué par un autre moins marqué 16 . Il s’agit de choix paramétriques, c’est-à-dire spécifiques à une langue donnée (cf. entre autres Paradis 1993, Calabrese 2005). Cela explique pourquoi certaines langues acceptent ces configurations marquées, alors que dans d’autres le refus de la complexité s’accompagne d’une série de modifications qui visent à réparer la structure mal formée ou interprétée comme telle dans les langues en question. Pour ce qui est du [ɫ] corono-dorsal, le catalan standard, par exemple, l’accepte, tandis que le catalan des Baléares, tout comme le sarde méridional, le portugais brésilien, le mehri, le serbo-croate, l’ancien français ou l’occitan rejettent cette possibilité 17 . Nous pouvons formaliser cet aspect de la phonologie d’une langue à l’aide de la Théorie des Contraintes et Stratégies de Réparations (TCSR) proposée par Paradis et ses collaborateurs (cf. entre autres Paradis 1988, 1993, 2001) 18 . 2.3.2 Les contraintes Dans ce modèle théorique les contraintes peuvent être à la fois universelles (issues de principes universaux) et spécifiques à chaque langue (les paramètres). Les principes décrivent ce qui est commun aux langues. Les paramètres, en revanche, sont des options marquées offertes par la Grammaire Universelle, auxquelles les 142 15 Il est important de souligner que le changement en [ɫ] est indépendant du degré de hauteur ou de l’antériorité de la voyelle précédente. Les exemples suivants (cf. Howe 2003: 159), concernant la vélarisation de la nasale en ligure et en français canadien indiquent que la propagation ne concerne que le trait [dorsal] indépendamment des valeurs des autres traits qui caractérisent la voyelle précédente: i. ligure: [tʃaŋ] ‘plat’; [riŋbursu] ‘remboursement’; [veŋde] ‘vendre’ ii. fr. canadien: / k pæɲ/ → [k pæŋ] ‘campagne’ (cf. [k pæɲ ] ‘campagnard’) 16 Un exemple très connu dans la littérature est celui du passage des occlusives palatales aux affriquées dans la première vague de palatalisation en roman (cf. Calabrese 2005: 343-44). 17 i. Mehri: [ɬoːləθ]/ [ɬəwθeːt] ‘troisième m./ f.’ (Walsh 1997: 38) 17 ii. serbo-croate: / bel/ [beo] ‘blanc’ (Kenstowicz 1994: 91) 17 iii. catalan standard/ catalan des Baléares: [alba] / [auba] ‘aube’ (Walsh 1997: 38) 17 iv. anc. français: cheval/ chevals chevaus, valons/ valt vaut (Buridant 2000: 49) 17 v. anc. occitan: altu aut, auscultat escouta (Lausberg 1976: 316). 18 Cf. également Calabrese 2005 dont le modèle est semblable à celui que nous utilisons ici. Il s’agit, en effet, d’un modèle qui fait appel, comme dans la phonologie générative classique, à des règles et à des dérivations pour rendre compte du passage de la forme sous-jacente à la forme de surface mais qui se sert avant tout de la notion de réparation en tant que stratégie déclenchée par les contraintes de marque. La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional langues peuvent répondre oui ou non. Une réponse négative signifie qu’un certain type de complexité est exclu: il s’agit d’une contrainte négative dans la langue en question. La réponse négative indique le choix d’une option non marquée: [14] Paramètre: latérale corono-dorsale [ɫ]? : catalan sarde méridional Oui NON (contrainte) Les contraintes peuvent être transgressées et leur violation entraîne automatiquement l’application de stratégies de réparation. Ces dernières sont des opérations phonologiques universelles et non contextuelles qui insèrent ou élident du matériel phonologique dans le but de satisfaire la contrainte violée. L’application des stratégies de réparation est régie par un certain nombre de principes dont nous rappellerons les principaux: - les stratégies de réparation s’appliquent au niveau phonologique auquel fait référence la contrainte violée, en impliquant le moins d’étapes (d’opérations) possibles (principe de minimalité); - lorsqu’une opération doit s’appliquer, il faut préserver au maximum la forme sous-jacente (principe de préservation) et il vaut mieux ajouter de l’information plutôt que d’en soustraire. L’exclusion d’une consonne marquée amène l’activation d’une contrainte négative et comporte une réparation. En sarde méridional, comme dans d’autres langues, la latérale corono-dorsale est remplacée par un segment moins marqué et notamment par l’approximante dorso-labiale [w], comme le montre le schéma en (15): [15] [ɫ] [w] 143 19 Ces opérations ne respectent pas le principe de préservation. En effet, le non respect du principe de préservation est dû au fait que la simple élimination de [coronal] et le maintien du trait [+latéral] auraient donné une latérale vélaire [l] qui est elle aussi un segment marqué (cf. Calabrese 1994: 45, Howe 2004: 32). Il faut également ajouter que le principe de minimalité n’est a) b) [+cons] [-cons] [+latéral] Lieu Lieu Corps Lame Corps Lèvres [dorsal] [coronal] [dorsal] [+arrondi] L’élision du trait d’articulation [coronal] et du trait [+latéral] est suivi de l’insertion de du trait [arrondi] 19 . Lucia Molinu Si le processus de vocalisation du [ɫ] est un aboutissement commun à l’ensemble de l’espace méridional qui connaît ce phénomène, en revanche l’évolution du [w] se diversifie selon les variétés. Dans les parlers comme celui de Senorbì (cf. [3a]), l’effacement de [w] au contact de la voyelle postérieure [u] (cf. [3a.a]) a dû précéder chronologiquement le renforcement articulatoire de l’approximante qui, dans les autres contextes, aboutit à la fricative bilabiale [β] (cf. [3a.b]) 20 . On a donc les résultats suivants: [16] Senorbì [ˈpiu] *[ˈpiwu] ‘cheveu’ vs. [daˈβɔri] *[daˈwɔri] ‘douleur’ L’élision de l’approximante labiovélaire est motivée par une transgression au principe du contour obligatoire (PCO) 21 . En effet, l’adjacence de l’approximante [w] et de la voyelle [u] crée une configuration mal formée étant donné que les deux segments sont identiques ou presque. Comme le montrent les schémas en [18], l’élimination de [w] apparaît donc nécessaire: [17] Paramètre: séquences *[wu]/ *[uw]? Sarde méridional: NON (contrainte PCO) [18] Réparation des séquences *[wu]/ *[uw] 22 Si l’effacement du [w] est justifié par une contrainte configurationnelle sur les séquences segmentales, en revanche le processus inverse qui consiste à renforcer la semi-consonne est déterminé par une contrainte de configuration syllabique et notamment par le principe de dispersion de sonorité (Sonority Dispersion Principle, 144 pas observé non plus. En effet à l’opération d’élision s’ajoute l’insertion du trait [+arrondi]. Là aussi, la complexité de la dérivation résulte de la nécessité d’éviter un autre segment marqué, c’est-à-dire l’approximante vélaire [ ]. 20 En effet, si les deux processus s’étaient produits simultanément on comprendrait mal pourquoi on a [ˈpiu] et non *[ˈpiβu] ‘cheveu’. 21 Le PCO est la traduction française de l’Obligatory Contour Principle (cf. Leben 1973). Cette contrainte, qui à l’origine ne concernait que le palier tonal, a été ensuite étendue à tous le niveaux de la représentation autosegmentale (cf. Kenstowicz 1994: 532 s.). Le PCO interdit l’adjacence de segments identiques à l’intérieur d’un morphème. Une exception plus apparente que réelle à ce principe est constituée par les véritables géminées. En effet, les géminées, contrairement à une séquences de deux consonnes identiques, partagent le même nœud racine et de ce fait se comportent comme un seul segment associé à deux unités temporelles, comme le montre le schéma suivant (cf. Kenstowicz 1994: 418): i. véritable géminée ii. séquence de consonnes identiques x x x x \/ | | b b b 22 Il est clair qu’on élide la semi-voyelle car l’effacement de la voyelle provoquerait l’élimination de la syllabe. Pour une analyse très détaillée de ce phénomène cf. Calabrese 2005: 207-9 N10. La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional 145 23 Dans les quelques parlers, comme celui de Narbolia (cf. Contini 2006: 192), qui ont gardé intacte la semi-consonne, sauf si elle était adjacente à [u], l’on peut remarquer que le principe de préservation l’emporte sur le principe de dispersion de sonorité, c’est-à-dire qu’on privilégie l’intégrité segmentale à une syllabe optimale. Cependant, les travaux de Contini 1987: 353 et de Cossu 2000: 149 montrent que ce cas de figure est limité géographiquement et il s’est réduit par rapport aux enquêtes précédentes menées par Bottiglioni et Wagner au début du siècle dernier. Les choix paramétriques concernant la structure syllabique ont donc changé au cours des années. cf. Clements 1990). Il s’agit d’un principe qui rend compte de la distribution des segments à l’intérieur de la syllabe, suivant une disposition qui maximise la différence de sonorité entre l’attaque et le noyau et qui, en revanche, minimise l’écart de sonorité entre le noyau et la coda. Le passage de la semi-consonne à la classe des obstruantes peut être interprété comme une réparation qui permet de créer une syllabe optimale, c’est-à-dire qui respecte la dichotomie entre l’attaque et le noyau, en augmentant la distance, en termes de sonorité, entre les segments qui y sont associés. Le processus de renforcement (cf. [20]), comporte la dissociation des traits [+arrondi] et [dorsal] suivie de la promotion du trait d’articulation [labial], qui devient l’articulateur «désigné» du nouveau segment, ansi que le changement du trait [-consonantique] en [+consonantique]: [19] Paramètre: [w] en attaque? sarde méridional: NON (contrainte PDS): [20] Réparation: remplacement de [w] par [β]: [ˈmɛwa] [ˈmɛβa] «pomme» 23 Dans les parlers comme celui de Genoni, en revanche, le renforcement de [w] se produit dans tous les contextes de manière simultanée. Nous n’avons pas de traces d’effacement de la labiovélaire au contact de la voyelle [u]. La variation diatopique nous montre donc qu’au cours de l’évolution les différents parlers n’ont pas a) b) σ σ A R A R N N x x x [-cons] [-cons] [-cons] Lieu Lieu Lieu Corps Lèvres Corps Lèvres Corps Lèvres [dorsal] [+arrondi] [dorsal] [+arrondi] [dorsal] [+arrondi] Par la suite, à travers une phase de spirantisation de l’occlusive (cf. [23]), on aboutit aux réalisations du parler de Genoni qui oscillent entre une constrictive uvulaire et une constrictive pharyngale. Dans le premier cas, outre la perte du trait [arrondi], on assiste au remplacement de la valeur du trait [haut], dans le second on a affaire à un changement d’articulateur, le trait [radical] qui caractérise les sons produits par la racine de la langue (cf. [23c]) 25 . Ce type de changement, c’est-à-dire Lucia Molinu activé les mêmes paramètres, d’abord le PCO et le principe de dispersion de sonorité par la suite. Dans certaines variétés donc l’approximante a été préservée et le mauvais profil syllabique a été réparé en remplaçant le [w] par un segment consonantique. Là aussi, au lieu de privilégier le caractère labial de la semiconsonne, on assiste, tout d’abord au renforcement de l’articulateur [dorsal] aux dépens du trait [labial] qui reste un élément secondaire dans la réalisation de l’occlusive [ɡʷ] (cf. Halle/ Vaux/ Wolfe 2000: 392, Calabrese 2005: 311-2): [21] Paramètre: (cf. [19]) [22] Réparation: remplacement de [w] par [ɡʷ]: [ˈmɛwa] [ˈmɛɡʷa] ‘pomme’ 24 146 24 On retrouve ce type de réalisation dans le parler de Gesturi. 25 Contini 2006: 187 s., en s’appuyant sur une approche pluridisciplinaire, suggère que la réalisation pharyngale serait une survivance d’un trait lié à la colonisation carthaginoise. Son étude qui fait appel à des données archéologiques et linguistiques, notamment au traitement du [l] en punique, tend à montrer que l’évolution de la latérale vélarisée héritée du latin a abouti, à travers les étapes [w ɡʷ/ ɣʷ] à la constrictive pharyngale [ʕ] sous l’influence d’habitudes articulaa) b) [-cons] [+cons] Lieu Lieu Corps Lèvres Lèvres [dorsal] [+arrondi] [labial] a) b) [-cons] [+cons] [-continu] Lieu Lieu Corps Lèvres Corps Lèvres [dorsal] [+arrondi] [dorsal] [+arrondi] La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional 147 toires dont l’origine est à rechercher dans le phonétisme punique. Que la cause de la réalisation pharyngale puisse être attribuée au substrat carthaginois ne nous pose aucun problème. Il se peut que l’émergence d’anciennes habitudes articulatoires ait fonctionné come le catalyseur d’un processus qui est par ailleurs naturel, et comme nous l’avons dit plus haut, très répandu dans les langues. La seule objection que l’on peut faire à l’hypothèse substratiste réside dans le fait qu’on retrouve ce type d’évolution dans le Massif Central où on ne peut pas invoquer le substrat carthaginois, mais où on a eu recours au substrat gaulois (cf. Dauzat 1938: 87). 26 Comme me le suggère à juste titre Calabrese, le passage à une constrictive uvulaire ou pharyngale peut être interprété comme une stratégie de réparation qui vise à modifier la structure marquée de la fricative vélaire labialiseé [ɣʷ]. 27 Il s’agit de deux aires non contigües, l’une située à l’extrémité sud-orientale, le Sarrabus, et l’autre à l’ouest de l’aire rhotacisante, le parler de Donigala Siurgus (cf. Virdis 1978: 56-7, Contini 1987: 119, 356). le passage de [dorsal] à [radical] est très répandu dans les langues (cf. Howe 2003: 66): [23] Remplacement de [ɡʷ]/ [ɣʷ] par [ʁ/ ʕ] 26 : [ˈmɛɡwa]/ [ˈmɛɣwa] [ˈmɛʁa]/ [ˈmɛʕa] ‘pomme’ a) b) c) [+cons] [+cons] [+cons] Lieu Lieu [Guttural] Corps Lèvres Corps [Racine] [dorsal] [+haut] [+arrondi] [dorsal] [-haut] [radical] Concernant les variations entre la réalisation uvulaire et celle pharyngale, nous suivons Contini 2006: 192. Il envisage en effet deux possibilités: soit que le recul de l’articulation n’atteint pas toujours l’espace pharyngal, soit que l’articulation pharyngale a été abandonnée, par autocorrection, étant perçue comme grossière, au profit de l’articulation uvulaire. Pour conclure avec l’analyse de la vocalisation du / l/ étymologique, nous aimerions parler des variétés qui ont remplacé la latérale étymologique par l’occlusive glottale [ʔ] 27 : [24] [ˈsɔʔi] sole(m) ‘soleil’ Dans l’état actuel de nos connaissances, nous sommes incapables de dire si l’occlusive glottale est le résultat de l’élision de la latérale [ɫ] ou de l’approximante [w] ou de l’un de ses aboutissements. En revanche, il nous paraît plausible d’affirmer que l’insertion de [ʔ] répond à une contrainte antihiatique qui vise à éliminer des syllabes sans attaque. Lucia Molinu 3. Les réalisations de / l/ en phonosyntaxe Après avoir examiné l’évolution de la latérale à l’intérieur du mot, nous allons voir le comportement du / l/ à l’initiale du mot en contexe intervocalique, en privilégiant les données des parlers de Genoni en (cf. 3.1) et Senorbì en (3.2) 28 : 3.1 / l/ en phonosyntaxe dans le parler de Genoni. Les données en [25] offrent quelques exemples des alternances de la latérale à l’initiale du mot et en position intervocalique (cf. Molinu 1998): [25] ## / l/ - -V # / l/ - [ˈlaδru] [su ˈʁaδru] ‘lard, le lard’ [ˈliŋɡwa] [sa ˈʁiŋɡwa] ‘langue, la langue’ [laɳ iˈre ːu] [su ʁaɳ iˈre ːu] ‘grêle, la grêle’ [ˈlitːɛra] [ũa ˈʁitːɛra] ‘lettre, une lettre’ [ˈlɔŋɡa] [ˈbraβa ˈʁɔŋɡa] ‘longue, barbe longue’ [liˈm i] [ˈbinti ʁiˈm izi] ‘citron, vingt citrons’ [ˈlampaδaza] [ɛ kːominˈtsau ˈʁampaδaza] ‘juin, juin vient de commencer’ Comme on peut le constater, on retrouve dans le parler de Genoni la même réalisation qu’à l’intérieur du mot, c’est-à-dire la constrictive uvulaire [ʁ]. Une question se pose donc: la régularité de l’alternance phonosyntaxique [l] vs. [ʁ] est-elle l’expression d’un processus phonologique «naturel» ou non? Dit autrement, l’allophone post-vocalique du / l/ est-il le résultat de l’activation en synchronie des mêmes paramètres qu’on a vu opérer en diachronie pour rendre compte de l’évolution du / l/ à l’intérieur du mot? Pour justifier la dérivation / l/ [ʁ] en phonosyntaxe, faut-il admettre, pour la forme [ˈmɛʁa] «pomme» la représentation sousjacente / ˈmɛla/ ? Ou bien, comme le fait Bolognesi 1998: 465, faut-il reconnaître le caractère innaturel du phénomène et postuler une contrainte spécifique au sarde méridional qui interdirait la latérale en position post-vocalique et qui serait formalisée de la façon suivante? : 148 28 Dans les deux parlers, lorsque le / l/ est précédé d’une consonne il ne subit aucune modification, sauf l’allongement dans des contextes de Raddoppiamento Sintattico (RS), (cf. également Atzori 1940, pour le dialecte de Isili): ## / l/ - -C # / l/ - RS i. Genoni [ˈlampaδaza] [in ˈlampaδaza] ‘juin, en juin’ [ˈletːu] [i ˈlːɛtːuzu] / is ˈlɛtːɔs/ ‘lit, les lits’ [ˈloŋɡu] [ˈvu ˈlːoŋgu] / ˈfut ˈloŋgu/ ‘long, il était long’ ii. Senorbì [ˈlampaδaza] [in ˈlampaδaza] ‘juin, en juin’ [ˈletːu] [i ˈlːɛtːuzu] / is ˈlɛtːɔs/ ‘lit, les lits’ [ˈlũizi] [ɛ ˈlːũizi] / ɛst ˈlunis/ ‘lundi, c’est lundi’ La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional [26] sarde méridional *V/ l/ 29 Entre les deux extrêmes, c’est-à-dire d’une part une explication synchronique à tout prix, et de l’autre une interprétation qui se limite à souligner le caractère arbitraire du phénomène, nous essayerons de proposer une troisième voie. À notre avis, le phénomène de la vocalisation du / l/ est diachronique et naturel. Dans la section précédente nous avons montré que l’activation des différents paramètres et des stratégies de réparation qui s’ensuivent se déroule dans le temps et se déploie d’une façon cohérente dans l’espace. En effet, il serait anti-économique de supposer que toutes les stratégies de réparation employées pour rendre compte de ce processus soient encore actives pour assurer la dérivation / ˈmɛla/ [ˈmɛʁa]. Ce raisonnement irait à l’encontre du principe de minimalité qui restreint au maximum le nombre d’opérations. Les changements sont également naturels dans la mesure où ils ont des justifications phonétiques. La dorsalisation du / l/ , par exemple, n’est rien d’autre qu’un phénomène d’assimilation progressive qui tend à réduire l’écart articulatoire entre deux sons adjacents. L’élision de [w] au contact de [u] ou son renforcement en [β] ou en [ɡʷ] répondent à des exigences d’ordre articulatoire et perceptif. Il n’y a donc aucune raison apparente qui nous empêche de poser / ˈmɛʁa/ «pomme» comme représentation sous-jacente de [ˈmɛʁa], c’est-à-dire de considérer / ʁ/ comme un phonème (cf. Contini 1987: 551, 559) 30 . Cependant il reste à ré- 149 29 Bolognesi 1998 utilise dans son analyse phonologique la Théorie de l’Optimalité (Optimality Theory, cf. Prince/ Smolensky 1993). Dans ce modèle, toute notion de dérivation et d’opération se voit éliminée au profit d’un ensemble de contraintes universelles et transgressables. La phonologie d’une langue est conçue comme une hiérarchie spécifique de ces contraintes et les alternances observées sont le résultat de l’interaction conflictuelle des contraintes. Si dans le modèle standard toutes les contraintes sont universelles et les hiérarchies de contraintes, en revanche, sont spécifiques à chaque langue, Bolognesi 1998: 446 s. introduit la notion de «contraintes spécifiques, particulières à une langue» (language particular constraints). Ces contraintes doivent rendre compte des exceptions, et, entre autres, des processus qui ne reposent pas sur des conditionnements phonétiques universels, comme par exemple le traitement de / l/ en position postvocalique. 30 Il faut préciser que pour Contini le phonème est la constrictive pharyngale / ʕ/ (cf. N7). Mais au-delà du contenu phonologique de la consonne, l’analyse de Contini ainsi que la nôtre envisagent qu’on n’a plus affaire à une dérivation synchronique et que le produit final de l’évolution a acquis un statut phonologique. À ce propos, le relecteur anonyme de Vox Romanica nous fait remarquer à juste titre que l’on peut étabir une règle synchronique pour rendre compte de la dérivation / ˈmɛla/ [ˈmɛʁa] et non seulement une correspondance diachronique. Étant donné qu’il est exclu d’activer tous les processus qu’on a vus plus haut, le passage / l/ [ʁ] se ferait par «télescopage» et produirait une allophonie extrinsèque, dans le sens de Dressler 1985. L’alternance [l]/ [ʁ] en phonosyntaxe, et l’absence d’opposition, au niveau de surface, avec [l] seraient les preuves de cette allophonie extrinsèque. Nous sommes consciente qu’il est difficile de trancher entre les deux positions. Nous voudrions seulement signaler d’un côté que / ʁ/ s’oppose en surface à / lː/ (/ fiʁu/ ‘fil’ vs. / filːu/ ‘fils’) et de l’autre qu’il existe un autre cas où les mêmes réalisations à l’intérieur du mot et en phonosyntaxe découlent de représentations phonologiques différentes. Il s’agit de la réalisation en position intervocalique des fricatives voisées [β, δ, ɣ] qui dérivent des Lucia Molinu soudre le problème de l’alternance [l]/ [ʁ] en phonosyntaxe qui a toutes les caractéristiques d’un «monstre» linguistique, idiosyncratique, arbitraire et sans aucune justification phonétique. Ces données sont, en effet, le résultat de la cristallisation de changements historiques irrécupérables dans la dimension synchronique (cf. Hyman 2001: 147, 153, Calabrese 2005: 46). Nous avons affaire ici à un processus qui entraîne le «télescopage», la compression des séquences de changements diachroniques, en l’occurrence [w ɡʷ ɣʷ ʁ] (cf. Dressler 1985, Hyman 2001: 147, 149, Calabrese 2005: 8) 31 . Le résultat du télescopage est une règle phonologique «conventionnelle», dans le sens de Calabrese 2005: 1, 75 N1. En effet, le passage / l/ [ʁ] dans un contexte intervocalique est conventionnel car son existence ne peut être motivée par des propriétés phonétiques mais par le fait qu’il appartient à la «norme» de la langue partagée par la communauté des locuteurs 32 . Et dans ce sens, nous rejoignons l’explication sociolinguistique de Bolognesi, mais avec une différence importante: pour nous, l’arbitraire de la règle est dans le résultat et non pas dans l’origine du phénomène. Et d’un point de vue phonologique, il s’agit bien d’une règle qui se limite à décrire le phénomène et qui doit être apprise par les locuteurs et non pas d’une contrainte qui viserait à interdire une configuration illicite (cf. Calabrese 2005: 9). L’activation de la contrainte *V/ l/ sera, en revanche, à la base de l’analyse de la latérale dans le parler de Senorbì que nous aborderons dans la section suivante. 3.2 / l/ en phonosyntaxe dans le parler de Senorbì. Un aperçu des réalisations du / l/ en phonosyntaxe affiche dans le parler de Senorbì des réalisations différentes par rapport à celles de Genoni (cf. supra). Dans ce parler en effet, la latérale post-vocalique est géminée, comme on peut le voir à partir des exemples en [27], tirés de nos enquêtes sur le terrain (cf. Molinu 1998): 150 occlusives non-voisées étymologiques. Si en sandhi externe le phénomène de lénition est actif en synchronie (cf. [11] et [12]), il ne l’est plus en sandhi interne où l’on envisage deux options différentes: i. les fricatives sonores dérivent des occlusives voisées correspondantes: [aˈɣeδu] / aˈɡedu/ ‘vinaigre’ (cf. Contini 1987: 540-41) ii. les fricatives sonores sont des phonèmes à part entière [aˈɣeδu] / aˈɣeδu/ ‘vinaigre’ (cf. Bolognesi 1998: 212-13). 31 Le télescopage se produit lorsqu’une séquence de processus i. A→B, ii. B→C est représentée par un seul processus A→C, sans étape intermédiaire (cf. Calabrese 2005: 75 N2). 32 L’idée de la langue comme système social n’est pas nouvelle. Il suffit de lire Meillet 1948: 15-18. La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional [27] ## / l/ - -V # / l/ - [ˈlaδru] [su ˈlːaδru] ‘lard, le lard’ [ˈliŋɡwa] [sa ˈlːiŋɡwa] ‘langue, la langue’ [ˈlũizi] [su ˈlːũ! zi] ‘lundi, le lundi’ [ˈlaɳ iri] [su ˈlːaɳ iri] ‘gland, le gland’ [liˈm i] [ˈbinti lːiˈm izi] ‘citron, vingt citrons’ [ˈlɔŋɡa] [ˈbraβa ˈlːɔŋɡa] ‘longue, barbe longue’ La latérale géminée [lː] devient de plus en plus fréquente, surtout en phonosyntaxe, dans l’ensemble de cet espace dialectal (cf. Contini 2006: 193). D’une façon plus générale, la gémination du / l/ caractérise l’adaptation du / l/ simple intervocalique des emprunts à l’italien 33 : [28] italien sarde méridional [teˈlɛfono] [tɛˈlːɛfːɔnu] ‘téléphone’ [vaˈlore] [vaˈlːɔri] ‘valeur’ [itaˈljano] [itaˈlːj-u] ‘italien’ Il se peut donc que l’adaptation du modèle italien, qui est perçu comme un modèle de prestige, ait interféré dans le traitement du / l/ en phonosyntaxe. Au lieu de trouver l’alternance *[ˈlaδru]/ [su ˈβaδru] ‘lard, le lard’, en accord avec les aboutissements de / l/ à l’intérieur du mot (cf. 3a.b), comme pour le parler de Genoni, les locuteurs réinterprètent l’absence de / l/ simple intervocalique sur la base d’une nouvelle contrainte que nous pouvons formaliser de la façon suivante: [29] Paramètre: Latérale post-vocalique *V/ l/ ? NON Le processus redevient ainsi transparent et analysable en synchronie à partir de la dérivation suivante: [30] Paramètre: Latérale post-vocalique *V/ l/ ? NON [31] Réparation: adjonction d’une unité temporelle: / su ˈladru/ [su ˈlːaδru] 151 33 Comme on peut l’observer, la gémination des consonnes intervocaliques est un trait régulier dans l’adaptation des emprunts et caractérise, en particulier, le sud-ouest de l’île (cf. Contini 2006: 194). Lucia Molinu L’insertion d’une unité temporelle préserve le segment en modifiant d’une façon minime la structure syllabique. Cette situation rappelle celle du coréen où l’allophone latéral a une distribution très limitée et est exclu en position intervocalique: [32] coréen (Kenstowicz 2005: 4) 34 mul ‘eau’ mure ‘à l’eau’ Lorsqu’on examine l’adaptation en coréen des emprunts à l’anglais, on a affaire au même cas de figure qu’en sarde méridional, comme le montrent les exemples en [33]: [33] adaptation des emprunts anglais en coréen (Kenstowicz 2005: 5) a) anglais b) coréen cola [k h olla] ‘cola’ talent [t h allent h I ] ‘talent’ silicon [sillik h on] ‘silicone’ olimpik [ollimp h ik] ‘olympique’ L’activation de la contrainte du coréen*(V).lV (cf. Kenstowicz 2005: 6) qui correspond à celle que nous avons formulée pour le sarde (cf. [29]), entraîne la réparation de la latérale. Et là aussi, la volonté de rester le plus fidèle possible au modèle ou bien le fait de considérer l’allongement comme préférable, comme plus optimal par rapport à un changement de traits provoque la réalisation de la latérale comme géminée. 152 34 Rappelons que le coréen a un seul phonème liquide et deux allophones: [l] en coda et [r] en attaque à l’intérieur du mot. L’allophone latéral peut apparaître à l’intérieur du mot seulement dans sa variante géminée: / sin-rok/ [sillok] ‘printemps vert’ (cf. Kenstowicz 2005: 4). a) σ σ b) σ σ R R N A N C A x x x x x [-cons] [+cons] [-cons] [+cons] [+latéral] [+latéral] Lieu Lieu Lieu Lieu Corps Lame Corps Lame [dorsal] [coronal] [dorsal] [coronal] La latérale intervocalique non géminée en sarde méridional 4. Conclusions Dans notre contribution nous avons essayé de rendre compte de l’évolution du / l/ simple intervocalique en sarde méridional. L’utilisation de deux modèles de la phonologie générative multilinéaire, nous a permis de mettre en évidence les contraintes phonologiques qui sont à la base de ce processus. Après avoir examiné les caractéristiques articulatoires de la latérale corono-dorsale [ɫ], dans la première partie de notre analyse, nous avons envisagé les changements diachroniques comme des réparations de structures segmentales complexes ou de configurations mal formées. Dans la seconde partie, en revanche nous avons souligné le caractère conventionnel de certaines alternances phonosyntaxiques dont la phonologie doit rendre compte. Il eût sans aucun doute été intéressant de comparer l’évolution de la latérale avec les aboutissements, dans les mêmes aires dialectales, de deux autres consonnes qui comme le / l/ font partie de la classe des sonantes, c’est-à-dire le / r/ et le / n/ . En effet la comparaison entre ces trois segments aurait pu nous être utile pour mettre en évidence, dans cette aire dialectale, une tendance à réduire la distribution de ces sons dans des positions syllabiques bien précises au profit d’autres segments. Mais l’espace à notre disposition nous contraint à remettre à une autre publication l’analyse de cette question. Toulouse Lucia Molinu Bibliographie Atzori, M. 1940: «Saggio sulla fonetica del dialetto di Isili», Studi sardi 4: 110-48 Barry, M. C. 2000: «A phonetic and phonological investigation of English clear and dark syllabic / l/ », Les cahiers de l’I.C.P. 5: 77-87 Blevins, J. 1994: «A place for lateral in the feature geometry», Journal of Linguistics 30: 301-48 Blevins, J. 1995: «The syllable in phonological theory», in: Goldsmith, J. (ed.), The Handbook of Phonological Theory, Oxford: 206-44 Bolognesi, R. 1998: The phonology of Campidanian Sardinian, Dordrecht Bottiglioni, G. 1922: Leggende e tradizioni di Sardegna. 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