Vox Romanica
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Kristol De StefaniQuelques remarques sur l’environnement textuel de l’Isopet de Marie de France
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Mohan Halgrain
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Quelques remarques sur l’environnement textuel de l’Isopet de Marie de France L’histoire éditoriale de l’Isopet de Marie de France est un véritable cas d’école. Ce recueil de 102 fables partiellement ésopiques, le plus ancien représentant français de ce genre puisque sans doute écrit entre 1189 et 1208 (Brucker 1998: 3), fut d’abord édité en 1820 par Jean-Baptiste Bonaventure de Roquefort, dans un style typique des prémices de la philologie romane. Vint ensuite l’édition de Karl Warnke 1898, d’un esprit résolument lachmannien cette fois-ci: après avoir attentivement considéré vingt-trois des vingt-sept témoins que l’on recense aujourd’hui, il établit un stemma «fragile» (de son propre aveu, cf. Warnke 1898: xviii), détermine la meilleure famille et le meilleur manuscrit, avant de tenter une reconstruction du texte «original», ce qui suppose des interventions de sa part à tous les niveaux textuels, y compris sur le plan de la graphie. On obtient donc au final un texte parfaitement virtuel doublé d’un énorme apparat critique de bas de page, qui ne met absolument pas en valeur la riche variance de l’œuvre et ne facilite guère la reconstitution du texte des autres témoins. Cette tentative monumentale et vieillie demeure cependant et malgré ces défauts flagrants, l’édition critique de référence pour l’Isopet de Marie de France, n’ayant été suivie que par des éditions qui, bien que bédiéristes cette fois-ci, ont exploité le stemma et les conclusions philologiques de Warnke sans nullement chercher à les vérifier et se sont contentées d’éditer le témoin A 1 , conférant ainsi à ce manuscrit un statut implicite de «quasi copie d’auteur» (cf. Brucker 1998, Martin 1984, Otaka 1987, Spiegel 1987)! Seul Charles Brucker, en 1998 2 aura l’idée d’une édition à apparat critique «allégé», basée sur le principe digne d’attention d’une sélection des variantes «les plus intéressantes» par rapport au texte du sacro-saint manuscrit A, le tout accompagné d’une traduction. Mais si l’idée était digne d’attention, sa réalisation demeure malheureusement perfectible: le livre comporte quelques coquilles et surtout ne vérifie jamais le travail de classement philologique de Warnke, quand bien même de nouveaux témoins venaient d’être découverts à Chantilly et à Cologny, par Françoise Vielliard (cf. Vielliard 1989: 371-97). Il reste donc largement la place pour une nouvelle édition critique de l’Isopet de Marie de France, dont l’ambition première serait de mettre en valeur non seulement un texte dont l’im- 1 Pour la liste des témoins et de leurs sigles alphabétiques, cf. ci-dessous. 2 Une première version de l’édition Brucker avait paru en 1991; 1998 est la date de publication d’une seconde version, «revue et complétée». Les deux versions pouvant malheureusement se rencontrer dans le commerce, il convient de vérifier avant l’achat qu’on a bien à faire à la seconde. Vox Romanica 69 (2010): 141-155 Mohan Halgrain portance historique et littéraire commence tout juste d’être prise en compte, mais également les vingt-sept témoins qui nous l’ont conservé et transmis, y apportant au fil du temps leur propre «patte» sous la forme d’une abondante variance 3 . Or une telle mise en valeur éditoriale implique non seulement de prêter une attention respectueuse aux diverses versions textuelles de l’œuvre, mais également de prendre méticuleusement en considération leurs contextes codicologiques, dans toutes leurs dimensions (origine géographique, paléographie, histoire des possesseurs, soin de la copie, décoration, etc.). Convaincu que cette dernière démarche est une étape incontournable et prioritaire dans l’étude et l’édition d’un œuvre, nous voudrions proposer ici quelques réflexions basées sur l’un des aspects de l’analyse codicologique les plus immédiatement et aisément «accessibles»: l’environnement textuel ou, en d’autres termes, le problème de la mise en recueil. Ce choix nous paraît avantageux, dans la mesure où il s’agit d’un «angle d’attaque» de plus en plus pratiqué dans le domaine de la philologie médiévale, et en particulier dans le cas des «manuscrits de fabliaux», dont quelques représentants parmi les plus importants contiennent également notre Isopet. Il faut d’ailleurs noter que Françoise Vielliard 1989: 389-90 a déjà jeté les bases d’une telle étude. Reprenant cette voie, nous ne faisons ainsi que répondre aux nombreux appels à mener ce type d’analyses, tel que celui de Richard Trachsler: . . . on verrait l’intérêt que peut représenter l’étude de recueils comme le fr. 12603, qui contiennent des pièces de nature fort diverses et apparemment sans importance pour de plus vastes domaines de la littérature médiévale. Non seulement ces recueils nous renseignent sur la réception des œuvres et sur les goûts du public, mais un examen attentif de ces textes brefs, dont le nombre, en fin de compte, reste relativement limité, pourrait peut-être nous renseigner sur la circulation des textes et les rapports qu’ils peuvent avoir entre eux. (Trachsler 1994: 211) D’autre part, l’environnement textuel est sans doute l’un des aspects codicologiques les plus significatifs et les plus révélateurs, ce qui n’est pas forcément le cas de la mise en page ou de la reliure. Nous sommes toutefois pleinement conscient que se concentrer sur une dimension codicologique seulement n’est qu’un artifice commode, qui invite à la prudence d’abord, et à la rectification par la soigneuse considération de toutes les autres dimensions laissées de côté ensuite. Se pose tout de même la question de l’homogénéité du codex. C’est pourquoi, afin de contourner temporairement cet obstacle, nous sommes parti du principe suivant: sauf s’il est clairement mentionné qu’un codex est constitué de plusieurs entités réunies ensemble à une époque post-médiévale, la réunion de textes de provenances et de mains diverses au sein d’un même volume doit être considérée en soi comme un fait significatif, même s’il ne reflète pas le projet de mise en recueil 142 3 Nous avons déjà eu l’occasion d’expliquer ailleurs les raisons qui nous ont amené à élaborer, dans le cadre actuel de notre thèse de doctorat, une nouvelle édition critique de l’Isopet de Marie de France; cf. notamment Halgrain 2007-08. Quelques remarques sur l’environnement textuel de l’Isopet de Marie de France initial et contemporain de la copie (il n’est d’ailleurs pas certain que toute copie d’œuvre se faisait automatiquement dans le cadre global d’un projet de recueil) 4 . Quoi qu’il en soit, pour les quelques remarques d’ensemble que nous voudrions faire ici, nous nous contenterons fort bien de ces principes aussi discutables que temporaires. L’objectif majeur est de défricher le terrain et de faire apparaître quelques pistes d’exploration qu’il nous faudra ensuite suivre avec plus de rigueur. Quelques précisions La tradition manuscrite de l’Isopet de Marie de France se caractérise tout d’abord par son ampleur: vingt-cinq manuscrits médiévaux, auxquels il faut ajouter de nombreuses copies du XVIII e siècle, un très court fragment et un témoin perdu physiquement, mais dont la lettre nous est parvenue au moyen de la très vieille édition de Roquefort, qui l’avait utilisé comme «témoin de base». Pour des raisons évidentes, nous nous préoccuperons ici seulement des vingt-cinq témoins médiévaux et du fragment de Nottingham. Voici toutefois la liste complète des témoins médiévaux de notre tradition, telle que dressée par Françoise Vielliard en 1989 5 : W: Bruxelles, Biblothèque royale, 10296, 1429. X: Chantilly, Bibliothèque du Château, 474, XIII e s. Q’: Cologny, Bibliothèque Bodmer, 113, XV e s. E: Cambridge, University Library, Ee.6.11, première moitié XIII e s. B: Londres, British Library, Cotton Vespasian B XIV, fin XIII e s. A: Londres, British Library, Harley 978, milieu XIII e s. C: Londres, British Library, Harley 4333, XIII e s. D: Oxford, Bodleian Library, Douce 132, XIIIe-XIV e s. H: Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 3142, fin XIII e s. O: Paris, B.N. f. fr. 1446, XIII-XIV e s. N: Paris, B.N. f. fr. 1593, XIII e s. M: Paris, B.N. f. fr. 1822, XIII e s. P: Paris, B.N. f. fr. 2168, deuxième moitié XIII e s. Q: Paris, B.N. f. fr. 2173, XIII e s. G: Paris, B.N. f. fr. 4939, XV e -XVI e s. F: Paris, B.N. f. fr. 12603, XIII e -XIV e s. R: Paris, B.N. f. fr. 14971, XIV e s. S: Paris, B.N. f. fr. 19152, XIII e -XIV e s. I: Paris, B.N. f. fr. 24310, XV e s. 143 4 Voir à ce sujet Taylor 2002: 98, qui émet l’hypothèse de l’existence au XIII e siècle à Oxford d’un marché de «booklets» produits par des ateliers de professionnels, «booklets» qui peuvent être achetés «à la pièce» afin d’être rassemblés plus tard avec d’autres dans un seul volume: «Section V and VIII of Harley 978 are entirely detachable from the manuscript and could easily have been purchased as separate units, and there would seem to have been a market for the works of Marie at this time.» 5 On la retrouvera, ainsi que les références des copies plus tardives, dans Vielliard 1989: 396-97. Mohan Halgrain T: Paris, B.N. f. fr. 24428, XIII e s. V: Paris, B.N. f. fr. 25405, XIV e s. L: Paris, B.N. f. fr. 25406, XIII e -XIV e s. K: Paris, B.N. f. fr. 25545, XIV e s. Z: Vatican, Bibliothèque apostolique vaticane, Ottob. lat. 3064, recueil factice XIII e -XIV e s. Y: York, Minster Library, XVI s. K-12 Pt. I, début XIII e s. Fragment: Nottingham, University Library, Mi Lm 6, XIII e s. On aura remarqué que chaque manuscrit est nanti de son sigle alphabétique et de sa date présumée de rédaction. Ces dates font partie des éléments qu’une étude codicologique poussée pourrait remettre en cause. Mais pour le travail que nous entendons présentement mener, nous nous contenterons de nous y fier. On peut ainsi établir le tableau suivant (au sein de chaque siècle, nous avons fait figurer entre parenthèses les éventuelles précisions de datation; lorsqu’il n’y en a pas, cela ne signifie pas que le manuscrit date du milieu du siècle en question, mais qu’on n’a pas pu affiner sa situation temporelle): XIII e XIV e XV e EY (XIII e1 ) ACMNQTX Manuscrits BHP (XIII e2 ) KRV IQ’W DFLOSZ (XIII e -XIV e ) G (XV e -XVI e ) On fera simplement remarquer que, d’après Warnke 1898: iv, Y est le témoin le plus ancien de la tradition. En ce qui concerne les origines géographiques des manuscrits, on se bornera, faute de connaissances fermement établies en la matière, à isoler un groupe anglonormand (ABDEY) d’un groupe continental (tous les autres). Il faut encore noter que seuls les témoins AHNP contiennent la collection complète des fables. Les autres, que ce soit en raison de lacunes matérielles ou de choix sélectif des copistes, sont incomplets dans des mesures variables, qui vont de l’absence d’une seule fable (D) à la sélection d’une quarantaine de textes (GI). Essai de classement typologique des témoins On nous excusera de ne pas chercher ici à rentrer dans d’infimes détails de description concernant le contenu des différents codices. Produire une liste complète des textes contenus dans les vingt-cinq témoins pris en compte serait disproportionné et pas forcément très utile, en l’absence d’une étude sérieuse de l’homogénéité des codices. La première remarque est qu’il n’existe pas avant le XV e siècle de manuscritfablier contenant l’Isopet de Marie de France. Le seul document qui puisse corres- 144 Quelques remarques sur l’environnement textuel de l’Isopet de Marie de France pondre à une telle appellation, I, une compilation mêlée de notre Isopet et de l’Isopet 1-Avionnet, très soigneusement calligraphiées sur papier, date en effet de cette époque. Il constitue la première trace d’une prise en compte codicologique du statut générique de la fable: par le rassemblement d’apologues de deux sources différentes (qui ne se chevauchent pas, c’est-à-dire qu’un travail de sélection des différentes fables a été fait, de manière à ce que le même «sujet» ne soit jamais représenté par deux fables), il témoigne d’une volonté évidente de constituer un «livre de fables». Il est intéressant de constater que le seul autre témoin qui contienne un recueil de fables aux côtés de l’Isopet de Marie de France n’est autre que le plus ancien: Y, qui donne à la suite de notre texte neuf fables tirées d’Avianus 6 .Ainsi, entre le plus ancien témoin et quasiment le plus récent s’étend toute une période durant laquelle, bien que le statut générique de l’apologue n’ait jamais été remis en doute ni même discuté (c’est un des genres dont le statut est le plus stable et le mieux défini dès le Moyen Âge, ce qui a pu pousser Paul Zumthor 1972: 52 à écrire, avec une pointe de mépris: «on ne pourrait guère citer que la fable animale, d’origine ésopique, comme «genre» latin assumé tel quel par la langue vulgaire»), l’Isopet de Marie de France n’a été compilé qu’avec des textes génériquement différents. Un autre cas intéressant est celui de T, qui compile l’Image du monde de Gossuin de Metz, le Volucraire d’Omont, Li bestaires divin de Guillaume le Clerc, un Lapidaire chrétien, notre Isopet, pour conclure avec un Traité de la confession (dernier chapitre du Miroir du Monde). Françoise Féry-Hue, dans la notice qu’elle a rédigée de ce manuscrit, le définit comme une «véritable petite bibliothèque scientifique et morale à l’usage des laïcs», sans réellement argumenter cette interprétation 7 . Quoiqu’il en soit, T est le seul autre témoin de notre tradition qui permette de comprendre assez clairement dans quelle direction s’est exercée l’activité compilatrice. Il nous faudrait encore citer le cas de L, qui ne contient qu’un bestiaire tronqué du début et notre Isopet amputé de presque une moitié! On ne peut donc pas réellement se prononcer quant au contenu d’un volume aussi mutilé, mais on peut tout de même constater un nouveau cas de voisinage entre fables et bestiaire. Passons à présent à une classe bien plus problématique de documents: celle des «manuscrits de fabliaux». Si l’Isopet de Marie de France ne figure pas dans les très célèbres Paris, B.N. f. fr. 837, Bern, Burgerbibliothek, 354 et Berlin, Staatsbibliothek, Hamilton 257, neuf de ses témoins figurent tout de même dans la liste du NRCF (Noomen/ Van Den Boogard 1983-98/ 1: xix-xx): F, K, N, P, Q, Q’, R, S et le fragment de Nottingham. On connaît la caractéristique principale de ce type de documents: majoritairement composés de textes narratifs brefs, que la critique moderne classe tantôt parmi les «fabliaux», tantôt parmi les «dits», ils peuvent parfois inclure des œuvres plus longues, des romans notamment, mais également des pièces lyriques ou religieuses. Le tout se suit dans un ordre dont la logique ne s’im- 145 6 Ces neuf fables sont publiées et commentées dans Warnke 1898: 341-54. 7 Cf. cette notice très complète et précise dans Careri et al. 2001: 31-33. Mohan Halgrain pose pas d’elle-même à nos esprits modernes, même si l’on observe fréquemment des critères clairs de regroupement notamment en fonction d’un auteur commun (ainsi, le groupe d’œuvres de Rutebeuf dans le manuscrit N ou dans le recueil Paris, B.N. f. fr. 837) 8 . Autre caractéristique: s’il est indéniable qu’il est toujours possible de trouver des points communs à un très grand nombre de textes de ces recueils, il s’en trouve également toujours un pour échapper à cette catégorisation: fables et dits sont tous deux des genres narratifs brefs, mais les romans sont, eux, longs; fabliaux, dits et romans sont des genres narratifs, mais pas les Vers de la mort d’Hélinand de Froidmont, que l’on retrouve fréquemment dans les recueils de fabliaux, tout comme les Miracles Notre-Dame de Gautier de Coincy, autre grand habitué de ces manuscrits. . . Autre exemple: le très misogyne Evangile des femmes, encore un hôte fréquent de ces documents, semble entrer en forte dissonance avec certains dits et lais courtois, mais s’accorder parfaitement avec le message de nombreux fabliaux! En définitive, notre première remarque sera que s’il est bien un texte qui semble réunir en soi toutes ces contradictions et refléter dans sa structure interne la variété exubérante de ces recueils, c’est bien l’Isopet de Marie de France; point n’est besoin en effet d’une longue étude littéraire pour voir que tout s’y retrouve: morale, récit, religion, satire, courtoisie, misogynie, merveilleux, trivial, etc. La seconde remarque sera une esquisse de réponse à la question posée par Per Nykrog, après avoir fait de la fable «pseudo-ésopique» et en particulier de notre Isopet la source majeure des fabliaux: «Ainsi éprouve-t-on quelque gêne à considérer l’Isopet de Marie de France à lui seul comme source unique de l’inspiration des conteurs. Oserait-on affirmer que cet ouvrage était connu, voire même populaire, dans les milieux qui ont vu naître les fabliaux? » (Nykrog 1973: 254). Une réponse semble pouvoir être apportée. Certes, s’il «paraît impossible de déterminer avec exactitude quel était ce milieu» (Nykrog 1973: 254) lorsque l’on se concentre sur le moment trouble de la naissance du genre, les choses apparaissent comme nettement plus claires lorsque l’on considère le milieu postérieur qui a présidé à l’extension formidable du fabliau au XIII e siècle, en se penchant sur les documents qui nous ont conservé la trace de ce travail. Neuf manuscrits de fabliaux contenant l’Isopet de Marie de France suffisent pour pouvoir affirmer que ce milieu connaissait parfaitement ce texte: ces fréquentes rencontres ne peuvent, en effet, être considérées comme les fruits du pur hasard. Quant à la nature exacte de ce milieu «diffuseur» de fabliaux, il est plus difficile de le définir. Nous ne voudrions d’ailleurs pas entrer ici dans les nombreuses discussions cherchant à établir si tel ou tel manuscrit servait d’outil de travail à un «jongleur» ou s’il appartenait plutôt à un riche amateur . . . Nous nous bornerons à constater que le manuscrit Paris, B.N. f. fr. 837 contient un petit texte, Le Departement des livres, évoquant semble-t-il de manière assez éclairante une 146 8 À ce sujet, cf. Azzam 2005: 193-201. Quelques remarques sur l’environnement textuel de l’Isopet de Marie de France facette de ce mystérieux «milieu» 9 . Une sorte de clerc vagabond y relate la manière dont il a dispersé ces livres aux quatre coins de la France, afin d’éponger ces nombreux échecs au jeu; il dresse ainsi une longue liste de titres de textes, associée à la longue liste des villes où il les a perdus. Si ce personnage singulier peut nous renseigner sur un des types sociaux qui formaient le milieu de réception, si ce n’est de production des fabliaux, son triste récit permet en outre de se faire une idée assez précise des références littéraires qui le sous-tendaient. Or on trouve parmi les livres «départis» du clerc vagabond, non pas un Isopet, mais un Avionet 10 , terme qui désigne les recueils médiévaux des fables d’Avianus. Cette référence à un texte clef du système scolaire médiéval est encadrée de plusieurs autres grands classiques de ce système, comme le Chatonés (v. 38) et le Donés (v. 37) (qui désignent les Distiques de Caton et un extrait de l’œuvre de Donat). Si la mention de l’Avionet dans ce texte ne prouve évidemment aucun lien direct entre l’Isopet de Marie de France et les fabliaux, elle permet du moins de renforcer le soupçon qu’il y a bien pu en avoir un, puisque l’apologue faisait manifestement partie de la culture littéraire de base du milieu de diffusion des fabliaux, au moins comme support d’apprentissage du latin. Ce qui amène à penser que la rencontre postérieure avec un isopet tel que celui de Marie, assez différent de ces fabliers latins très scolaires, était de nature à interpeller et, pourquoi pas, à inspirer ce milieu, visiblement habitué à l’apologue, mais dans une optique beaucoup moins narrative et «colorée». Si l’on tente à présent de poursuivre notre essai de classement typologique des témoins, il faut mentionner le fait que l’on trouve notre Isopet dans un autre type de recueil narratif, peut-être moins disparate, que nous qualifierions volontiers de «manuscrits de dits», pour exprimer le fait qu’ils ressemblent en tous points aux «manuscrits de fabliaux», mais ne contiennent justement aucun fabliau (évitant du même coup de nombreuses tensions thématiques que suscite la mise en contact de ce genre avec d’autres)! C’est le cas de H et de O. Doit-on faire figurer le manuscrit X dans cette dernière catégorie ? Ce document d’apparence très modeste se clôt en effet par le début d’un Dit sur la vertu d’atrempance, un unicum, qui est abruptement coupé en fin de codex. Doit-on supposer que le recueil se poursuivait par nombre d’autres dits ? Il nous paraît plus raisonnable de nous borner à considérer les autres textes qui environnent notre Isopet dans ce document: Le livre de moralité d’Alard de Cambrai, le Roman de Carité et le Miserere du Reclus de Moliens, ainsi que les Vers de la mort d’Hélinand. On le voit: il s’agit d’une petite anthologie de textes didactiques et moraux à succès, textes que l’on retrouve à de nombreuses reprises aux côtés de notre Isopet, y compris dans certains recueils de fabliaux ou de dits, comme nous le verrons plus loin. Et nous en arrivons à présent à notre dernière catégorie de codices, de loin la plus hétéroclite de la tradition. Elle regroupe le plus ancien témoin,Y, et celui consi- 147 9 On lira avec le plus grand intérêt le commentaire et l’édition de ce petit texte dans Borghi Cedrini 1994: 115-66. 10 Nous citons le texte de l’édition contenue dans Borghi Cedrini 1994, v. 40. Mohan Halgrain déré par tous les éditeurs, mais surtout par Warnke, comme étant le meilleur et le plus proche spatio-temporellement de l’auteur, A, de même que B, C, D, E, G, M, V, W et Z. Ces volumes possèdent tous (à part G et M) la caractéristique d’être bilingues, c’est-à-dire qu’ils comportent bon nombre de textes latins. La tonalité religieuse est également bien plus affirmée, même au sein des textes en langue vulgaire: on trouve dans le voisinage de l’Isopet de nombreuses vies de saints, une Laie Bible dans W, l’Espurgatoire Saint Patrick dans E, etc. . . On trouve également dans ces manuscrits de nombreux textes d’ordre politico-historique, dans C et Z notamment 11 , voire parfois des ouvrages médicaux. Enfin, comment ne pas mentionner le cas de A, qui contient non seulement la seule collection complète des Lais de Marie de France ainsi que son Isopet complet, mais également des vers «goliardiques» latins, des partitions musicales (dont la seule version du très célèbre Summer is incumen in), des textes médicaux, un traité de fauconnerie, des vies de saints, ainsi que des textes d’ordre historico-politique 12 ! Si les manuscrits de fabliaux ou de dits nous confrontent au mélange des genres et des styles, les manuscrits de ce dernier type vont plus loin: ils nous confrontent à des usages de l’écrit qui ne sont même plus littéraires. Ce n’est pas pour autant qu’il faut supposer que ces «monstres» sont le fruit de réunions hasardeuses et chaotiques de différents documents, dans l’unique et trivial but de leur offrir une reliure protectrice. Andrew Taylor et Rupert T. Pickens se sont ainsi penchés sur ce très troublant manuscrit A, et ont montré tout ce que l’ont peut inférer à partir d’une telle collection, allant jusqu’à dessiner le profil historique, sociologique, voire psychologique de son possesseur 13 ! Bien que souvent composites, ce type de manuscrits mérite donc bel et bien qu’on les considère pleinement comme des mises en recueil largement planifiées. Si l’on tente à présent de résumer cette brève typologie que nous venons d’établir, on remarquera une polarisation trouble et peu connotée chronologiquement entre un univers clérical et aristocratique (pour les recueils de textes religieux, encyclopédiques et historico-politiques) et une sorte de «milieu littéraire» dont les diverses études qui ont pu se pencher sur le problème des «manuscrits de fabliaux» ont tenté de mieux cerner l’extension et la nature (pour les recueils de textes très majoritairement narratifs). Remarquons d’emblée qu’il s’agit là de deux directions qui ne s’excluent pas nécessairement: nos recueils religieux contiennent des textes satiriques et/ ou narratifs (notamment les Lais) et nos recueils de dits et fabliaux contiennent très souvent des textes religieux; de plus, certains codices paraissent se situer à la frontière de ces deux tendances (K et X, notamment). 148 11 On trouve ainsi dans C un texte dont l’incipit est: «Honis soit li rois d’Ingleterre / Rois françois ont fait mainte guerre», et dans Z une «Visio quam vidit Karolum III». Nous citons ces textes à titre d’exemples, afin d’illustrer ce que nous désignons par «textes politico-historiques». 12 Notamment le célèbre Song of Lewes. 13 Cf. Taylor 2002: 76-137 et Pickens 2006: 527-42. Ces deux auteurs s’accordent même à considérer William of Winchester, moine de l’abbaye de Reading dans le dernier quart du XIII e siècle, comme le premier possesseur du manuscrit A. Quelques remarques sur l’environnement textuel de l’Isopet de Marie de France Voisins fréquents Après ce bref essai de typologie des témoins de la tradition, nous nous proposons de nous pencher à présent plus en détail sur les textes fréquemment côtoyés par l’Isopet de Marie de France. Si l’on tente d’en établir une liste hiérarchisée, il faut attribuer le premier prix du voisinage à l’Image du monde de Gossuin de Metz, rencontré six fois, dans C, M, P, Q, T et W 14 . Viennent ensuite les œuvres du Reclus de Molliens (nous n’avons pas distingué, en effet, le Roman de Carité du Miserere), croisées quatre fois, dans H, K, V et X. On trouve ensuite, avec trois apparitions, le Livre de moralité d’Alard de Cambrai (dans H, M et X), l’Evangile des femmes (dans C, K et N), et les Lais de Marie de France (on en trouve un seul ou plusieurs dans A, B et P). Viennent ensuite quelques textes que l’on croise à deux reprises dans la tradition: les Distiques de Caton (dans C et V), les Proverbes de Sénèque (dans H et K), les Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont (dans N et X) ainsi que les Proverbes au vilain (dans H et S). Il est capital de faire remarquer, avant de tenter toute remarque à ce sujet, que ce décompte n’est pas totalement exhaustif, notamment dans la mesure où nous n’avons tenu compte ni des dits ni des fabliaux contenus dans les manuscrits de notre tradition. Il y a fort à prévoir que plusieurs d’entre eux se rencontreraient à de plus nombreuses reprises dans le voisinage de notre Isopet que certains des textes évoqués ci-dessus. Une étude de détail reste donc à faire dans ce domaine. Il faut cependant se garder d’accorder une importance démesurée à ces considérations uniquement quantitatives. Que l’Isopet de Marie de France voisine fréquemment avec des dits et fabliaux est évident, qu’il s’agisse même des cas les plus fréquents, cela ne fait aucun doute, mais constater cela serait se borner à ne prendre en compte qu’un seul «type» de manuscrits, certes très représenté, mais qui n’a pas le monopole de notre texte. A l’inverse, les textes que nous avons évoqués semblent «vagabonds»: il ne s’en trouve quasiment aucun qui n’apparaisse que dans l’une ou l’autre de nos deux classes typologiques générales de témoins (textes religieux et historico-politiques contre fabliaux et dits). Notre Isopet partage en outre avec ces textes un certain nombre de caractéristiques. Tout d’abord, avec vingt-six (voire vingt-sept si l’on compte le fragment de Nottingham) témoins conservés, on peut dire avec Warnke 1898: xvii que le recueil de Marie de France était une «Lieblingslektüre des dreizehnten Jahrhunderts, sowohl diesseits wie jenseits des Kanals». Or cette situation de «best-seller» roman vaut également et à plus forte raison encore pour l’Image du monde de Gossuin de Metz, dont on n’a conservé pas moins de 91 témoins (Hasenohr/ Zink 149 14 Vielliard 1989: 390 avait déjà relevé ce voisinage privilégié et en concluait: «[Ces rencontres fréquentes] me semble[nt] exclure le pur hasard; mais je n’ai pour l’instant aucune hypothèse à formuler. Le rapprochement simpliste par ‹affinités de sens› (les Fables proposeraient une image du monde social travesti en monde animal) me semble refléter plus des critères d’analyse moderne que des schémas mentaux médiévaux.» Mohan Halgrain 1992, s. Gossuin de Metz), mais également pour les œuvres du Reclus de Molliens (40 témoins conservés du Miserere, 35 pour le Roman de Carité; cf. Hasenohr/ Zink 1992, s. Reclus de Molliens). Et ce constat s’applique également à la plupart des autre œuvres voisinées: on connaît par exemple le succès et le rôle énorme des Distiques de Caton dans l’éducation médiévale 15 ; quant à l’importance des Vers de la mort d’Hélinand, elle peut se mesurer à l’aune du succès postérieur de la fameuse «strophe d’Hélinand». Bien sûr, le fait que ces textes nous soient tous parvenus par le biais de traditions manuscrites fournies implique statistiquement qu’ils aient également davantage de chances de se croiser entre eux. Mais même si cette remarque doit nous inciter à une certaine prudence dans l’interprétation de ces données chiffrées, elle ne peut cependant expliquer, à elle seule et en totalité, le phénomène des rencontres textuelles fréquentes, qui repose nécessairement sur des facteurs de «connivence», quelle qu’elle soit, entre les différentes œuvres qui forment un recueil. On peut encore isoler bien d’autres points communs entre notre Isopet et ces différents textes.Ainsi, de toute évidence, il partage avec l’Image du monde un certain «didactisme naturel», avec les Distiques de Caton, les Proverbes de Sénèque et Le livre de moralités d’Alard de Cambrai un didactisme plus moral; cet aspect moral est également partagé avec les œuvres du Reclus de Moliens et d’Hélinand, qui partagent à leur tour un ton de satire politico-religieuse. Comment ne pas voir également la commune misogynie qui lie certaines fables de notre Isopet, l’Evangile aux femmes et les Vers de la mort? En outre, comment ne pas remarquer la présence parmi ces divers textes de plusieurs «œuvres-recueils», composées d’une suite cataloguée de textes brefs, parfois aphoristiques: c’est le cas des Distiques, des Proverbes de Sénèque, des Proverbes aux vilains, du Livre de moralités d’Alard de Cambrai ainsi que de l’Evangile aux femmes. Enfin, point capital, aucun de ces textes (à l’exception notable des Lais, du Roman de Carité et, naturellement, des récits de nos fables) ne sont narratifs. Il existe donc dans les manuscrits des XIII e et XIV e siècles (et parfois plus tard) une classe de textes qui semblent aussi peu aimés de la critique moderne que profondément appréciés des médiévaux, qui les ont beaucoup lus et copiés et s’en sont souvent largement inspirés pour leurs œuvres postérieures. Non narratives, prenant souvent la forme de recueils de textes brefs, ces œuvres sont toutes plus ou moins didactiques et morales, et semblent partager un même esprit de satire contre les vices du temps, majoritairement incarnés par les femmes et les puissants dévoyés. Ces textes partagent encore ce point commun d’être génériquement «vagabonds», puisque se trouvant aux côtés d’œuvres de formes et de sujets très différents. L’Isopet de Marie de France est ainsi l’un des plus notables de ces textes à succès. 150 15 Sur les rapports privilégiés de ce texte avec les recueils de fables médiévaux dans l’univers scolaire médiéval, cf. Boivin 2006: 66-71. Quelques remarques sur l’environnement textuel de l’Isopet de Marie de France Quelques conclusions provisoires En croisant les deux approches que nous avons utilisées afin d’examiner l’environnement de l’Isopet de Marie de France dans sa tradition manuscrite, nous avons pu constater que notre texte apparaissait dans des manuscrits aux profils assez variés, mais qui se laissent relativement bien classer sur un axe polarisé entre une tendance plutôt historico-politique et religieuse et une tendance plus «littéraire» (au sens moderne du terme), avant tout centrée sur l’idée de narration, de fiction, voire de comique. Nous avons également vu que ces deux tendances n’étaient pas à proprement parler opposées ou étanches, mais qu’elles délimitaient plutôt un continuum d’usages des textes. Par ailleurs, nous avons vu que notre Isopet partageait son caractère «vagabond» avec bon nombre d’autres textes, qui lui sont liés par de nombreux points communs thématiques mais également historiques, dans la mesure où la plupart possèdent une tradition manuscrite extrêmement fournie, ce qui dénote un succès médiéval très significatif. Plusieurs interprétations pourraient être données de ces faits. On peut constater tout d’abord que les deux «types» de témoins que nous avons grossièrement identifiés semblent correspondre à deux périodes de la civilisation médiévale occidentale: pour faire simple, on aurait affaire à un usage «roman» et à un usage «gothique» de notre Isopet 16 . Le premier serait le fait de milieux plutôt monastiques, à une époque où les monastères entretenaient des liens très forts avec la haute aristocratie et représentaient les centres intellectuels les plus importants dans tous les domaines: théologie certes, mais aussi sciences, médecine, musique, enseignement et, naturellement, littérature. Le grand manuscrit A, ayant semble-t-il appartenu à un moine, est le type même de cette configuration épistémologique. L’usage «gothique» serait, lui, en revanche, un fait urbain, l’apanage d’un milieu lettré difficile à circonscrire, entre aristocratie, clergé et bourgeoisie cultivée, distinguant très nettement les écrits «littéraires» des autres. Les «manuscrits de fabliaux» et tous les problèmes qu’ils suscitent seraient les parangons de cette configuration. On pourrait dès lors s’attendre à ce que la chronologie reflète cette bipartition de civilisation, mais ce n’est pas réellement le cas. Certes, le manuscrit le plus ancien semble clairement du côté «roman», avec ses fables d’Avianus, ses vies de saints et son Miroir de Robert de Gretham. Mais on observera d’emblée que le manuscrit W, ses vies de saints et sa Laie Bible, témoin datant du XV e , correspond également sans équivoque à cette étiquette. Entre les deux, on trouve une proportion quasiment égale de témoins «romans» et de témoins «gothiques». C’est dire que la bipartition mise en évidence par nos examens ne témoigne en aucun cas d’un net passage d’une configuration à l’autre, précisément situable dans le temps; au contraire, 151 16 Nous reprenons ici une distinction propre au vocabulaire de l’histoire de l’art, qui fut magistralement mise en relation avec les différents paramètres historiques de la civilisation médiévale par Georges Duby dans Le temps des cathédrales (Duby 2002: 453-1011). Mohan Halgrain ces deux configurations d’usage de l’Isopet co-existeront jusqu’à la fin du Moyen Âge, donnant parfois lieu à des cas hybrides (tels que les manuscrits K et X). En revanche, il est curieux de noter que notre «clivage» se trouve davantage reflété par la provenance géographique des témoins: ainsi la famille α de Warnke (A, D, M et Y) est entièrement anglo-normande (sauf M) et typologiquement entièrement «romane». De plus on constatera ce détail inexplicable à ce stade mais qui ne semble pas anodin: tous les manuscrits conservés dans les bibliothèques anglaises (A, B, C, D, E,Y), à l’exception du fragment de Nottingham, sont également de type «roman», quand ceux de la Bibliothèque Nationale de France (F, G, H, I, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, V) sont majoritairement «gothiques» 17 . En définitive, ces quelques éléments pourraient servir à l’esquisse d’un scénario de diffusion du texte qui ressemblerait à ce qui suit: écrit (ou traduit, comme on voudra) dans un milieu anglo-normand de la fin du XII e siècle qui voit se mêler moines et hauts aristocrates, l’Isopet de Marie de France serait né de la volonté satirique et édifiante d’une lettrée voulant «moraliser» les puissants de son entourage tout en les divertissant. Le texte qu’elle produira poursuivra dès lors une longue carrière didactique et morale, aux côtés d’autres œuvres édifiantes, plus ou moins religieuses (cela va des vies de saints aux bestiaires). Mais parallèlement à cette voie, il semble que l’originalité des récits de certaines fables de notre Isopet soit entrée en résonance profonde avec une tendance littéraire et narrative émergente à cette époque et l’ait encouragée, si ce n’est inaugurée: c’est ici que, comme nous l’avons déjà évoqué, nous rejoindrions la théorie de Nykrog concernant la source des fabliaux. Le moins qu’on puisse dire à ce sujet, en effet, c’est que la présence de l’Isopet de Marie de France dans neuf des manuscrits de fabliaux abonde dans son sens, tout comme le fait que notre recueil et les fabliaux semblent côtoyer avec la même fréquence d’autres grands textes «vagabonds» à succès. Ces derniers, sortes d’«autorités», de «classiques», assez récents pour l’époque, semblent effectivement avoir toujours fait bon ménage aux côtés non seulement des textes les plus pieux, des dits les plus courtois, mais également des fabliaux les plus scabreux! Ainsi la dualité entre récit et morale qui constitue l’essence même de la fable l’aura-t-elle, dans le cas de l’Isopet de Marie de France uniquement 18 , amenée à être diffusée dans deux directions différentes mais pas forcément inverses. Si la lecture médiévale traditionnelle, scolaire et cléricale de la fable, c’est-à-dire largement centrée sur la morale, aura été largement appliquée à notre Isopet, et ce durant tout le Moyen Âge, la grande originalité du recueil de Marie de France par rapport à ses «cousins» fabliers, aura été d’être parvenu à sortir de ce cadre étroit, 152 17 Ce qui viendrait confirmer une hypothèse courante, qui voudrait que les zones périphériques, et l’univers anglo-normand en particulier, aient des goûts et des traditions plus conservateurs que la «capitale». 18 Les autres isopets français sont demeurés tout à fait confidentiels: l’Isopet de Chartres, l’Isopet de Lyon et l’Isopet II de Paris ne nous sont parvenus que par des manuscrits uniques; l’Isopet I de Paris-Avionnet a eu un peu plus de chance, avec une tradition de six témoins . . . Quelques remarques sur l’environnement textuel de l’Isopet de Marie de France didactique et moral, par le profond intérêt narratif que ses récits ont pu susciter. Et ce dernier fait se ressent clairement à plusieurs niveaux: on trouve par exemple des témoins de l’Isopet de Marie de France fortement remaniés, et cela va souvent dans le sens d’un plaisant accroissement des récits 19 . Souvent également, on assiste à une percée de l’univers renardien dans le recueil: le goupil de certaines fables devient parfois Danz Renarz 20 . . . Enfin, citons le cas remarquable d’un témoin Q’, datant du XV e siècle et qui n’est qu’une copie exacte (même du point de vue des illustrations! ) du témoin Q, datant du XIII e siècle; or, le seul changement notable qui distingue Q’ et de son ancêtre et modèle est que son scribe n’a pas jugé utile de copier l’Image du monde, qui ouvrait pourtant le recueil du XIII e . Dans ce cas, l’intérêt de plus en plus exclusif pour les textes narratifs se concrétise donc de manière particulièrement patente par l’éviction volontaire d’un texte didactique, voisin fréquent de notre Isopet, mais soudainement ressenti comme indésirable au seuil d’une anthologie de récits brefs et comiques. Quelques perspectives Même si de nombreux points restent encore à éclaircir (contexte socio-historique de la rédaction de l’œuvre, identité de son auteur, sources, etc.), le moins que l’on puisse dire est que la prise en considération de la dimension codicologique de l’Isopet de Marie de France s’avère prometteuse, à bien des niveaux. Sur le plan très technique de la stemmatologie, de nombreux faits frappants sont à relever et, conséquemment, demeurent à creuser: ainsi et comme nous l’avons déjà mentionné, il est étonnant de constater que M, le seul manuscrit continental qui se rattache clairement à la famille α de Warnke (qui comprend A, D et Y, tous anglo-normands) correspond également au même «profil» typologique de manuscrit que ses trois «cousins» stemmatologiques; il partage de plus avec A le fait de contenir des extraits du texte pseudo-aristotélicien Secretum secretorum. Sur le plan de la connaissance des mécanismes de circulation des textes au Moyen Âge, il nous semble que la vaste tradition manuscrite de l’Isopet de Marie de France recèle également nombre de cas rares et notables, dont l’étude attentive serait profitable: on sait par exemple que le manuscrit A entretient des liens directs avec le manuscrit D, qui lui-même en entretient avec le manuscrit Oxford, Bodleian Library, Douce 137 (cf. Taylor 2002: 95 et 98). De même, on sait que le copiste qui a copié notre texte dans N est le même que celui qui a copié un certain nombre de textes dans le célèbre Berlin, Staatsbibliothek, Hamilton 257 (cf. Busby 153 19 C’est notamment le cas du manuscrit X, le plus remanieur de la tradition. À son sujet, cf. Halgrain 2006-07. 20 C’est notamment le cas du verpil des fables 68 (Le lion et le renard) et 70 (Le lion malade) du manuscrit X. À son sujet, cf. Halgrain 2006-07. Mohan Halgrain 2002: 64). Ces liens directs de codex à codex sont suffisamment rares pour mériter une attention toute particulière. Peut être aura-t-on au final la possibilité de mieux connaître, de mieux comprendre et de rendre justice à un texte clef de l’histoire littéraire médiévale. Neuchâtel Mohan Halgrain Bibliographie Éditions citées de l’Isopet de Marie de France Marie de France, Les Fables, ed. Ch. Brucker, Louvain 1998 Marie de France, The Fables: A Critical Commentary with English Translation, ed. M.-L. 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