eJournals Vox Romanica 71/1

Vox Romanica
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2941-0916
Francke Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2012
711 Kristol De Stefani

Argumentation et causalité

121
2012
Jakob  Wüest
Il n’est pas rare que l’on confonde argumentation et causalité. Parmi les différentes définitions de la causalité, nous adopterons ici celle d’un rapport de cause à conséquence entre deux faits considérés comme incontestables par le sujet parlant. L’argumentation a en revanche une fonction persuasive: elle part d’un doute quant à l’acceptabilité d’un acte de langage, et elle cherche à le rendre acceptable au moyen d’arguments. En nous appuyant sur un corpus de près de 1600 exemples, nous avons essayé de distinguer entre emplois causals et argumentatifs des trois connecteurs parce que, car et puisque. Cela nous obligera de décrire en détail nos critères, car la tâche s’est montrée assez ardue. Quant aux résultats, les différences qui apparaissent au niveau sémantique et syntaxique sont plutôt mineures. Par contre, nous avons pu constater une différence fort importante au niveau de l’usage. Tout en ne subissant guère de restrictions quant à son double usage causal et argumentatif, parce que est rarement employé dans un contexte argumentatif.
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Argumentation et causalité À propos des connecteurs parce que, car et puisque 1. Le corpus Cet article s’occupe des trois connecteurs parce que, car et puisque que la grammaire traditionnelle qualifie de causals. Nous aimerions cependant montrer qu’il y a lieu de distinguer entre leur usage causal er leur usage argumentatif. A cette fin, nous avons réuni un corpus, essentiellement constitué à l’aide de Frantext, et qui comporte - deux romans, dont un «Nouveau Roman»: Le Clézio = Jean-Marie Gustave Le Clézio, Désert, Paris 1980 Butor = Michel Butor, La Modification, Paris 1957 - un roman policier: Simenon = Georges Simenon, Les Vacances de Maigret, Paris 1948 - quatre pièces de théâtre (pour avoir un texte d’une dimension comparable aux autres): Camus = Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles, éd. R. Quilliot, Paris 1962 (Bibliothèque de la Pléiade): Caligula, 1944, p. 7-108; Le Malentendu, 1944, p. 115-80; L’État de siège, 1948, p. 187-300; Les Justes, 1950, p. 307-93 - un traité de linguistique: Hagège = Claude Hagège, L’homme de paroles. Contribution linguistique aux sciences humaines, Paris 1985 - un ouvrage de «philosophie critique de l’histoire»: Marrou = Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris 1954 - un recueil de discours politiques: de Gaulle = Charles de Gaulle, Discours et messages 5. Vers le terme. 1966-1969, Paris 1970 Comme le corpus de Frantext ne contient aucun récit historique pour l’époque considérée, nous avons dépouillé manuellement le livre suivant: Furet = François Furet, La Révolution II. Terminer la Révolution. De Louis XVIII à Jules Ferry (1814-1880), Paris 1988 (impression 2009) Voici d’abord le nombre d’occurrences des trois connecteurs que nous avons relevées dans les livres cités. Ce nombre peut être légèrement inférieur aux chiffres de Frantext, car nous avons écarté certains exemples, pour des raisons diverses, mais surtout parce qu’il s’agissait de citations ou, dans les entretiens du général de Gaulle, d’interventions du journaliste Michel Droit. Vox Romanica 71 (2012): 77-108 Jakob Wüest Auteur parce que car puisque Le Clézio 319 59 8 386 Butor 123 66 65 254 Simenon 53 35 13 101 Camus 51 32 43 126 Hagège 55 64 48 167 Marrou 32 94 11 137 de Gaulle 108 106 35 249 Furet 36 52 81 169 777 508 304 1589 Notons d’emblée la fréquence très inégale des trois connecteurs. Si Le Clézio privilégie très fortement parce que, tout en évitant au maximum puisque, on constate la tendance inverse chez Furet. En revanche, Marrou et, dans une moindre mesure, Hagège et de Gaulle ont une préférence pour car. 2. Les théories 2.1 La théorie classique de l’argumentation 1 Comme nous avons l’intention de distinguer entre l’emploi causal et l’emploi argumentatif de nos trois connecteurs, il convient d’abord d’établir que cette distinction est justifiée, car elle est loin d’être générale. C’est ainsi que la rhétorique classique, d’Aristote aux Scolastiques, ne s’est occupée que de l’argumentation. Nous devons à Aristote la notion de topos, notion qui se traduit par locus en latin et par lieu en français. Malheureusement, les deux versions qu’Aristote en donne, dans sa Topique et dans le deuxième livre de sa Rhétorique, peuvent paraître incompatibles. La présentation de la Topique repose sur les quatre praedictabilia, à savoir l’accident, le genre, le propre et la définition. Les 28 topoï qu’il énumère au §23 du deuxième livre de la Rhétorique s’occupent par contre des rapports entre argument et conclusion. Or, il faut savoir que l’argumentation classique repose sur une double démarche, comme cela apparaît de façon particulièrement claire dans le traité de Boèce, qui a profondément influencé la scolastique médiévale (cf. aussi Eggs 2001: 437s.). La première démarche consiste à poser une question, par exemple si les arbres sont des animaux. L’argumentation proposée par Boèce (1196C) repose alors sur le locus a definitione. En définissant l’animal comme une substantia animata sensibilis, 78 1 Je suis redevable à mon collègue Eddo Rigotti pour les discussions que j’ai eues avec lui sur l’argumentation et pour les conseils qu’il m’a donnés. Argumentation et causalité il constate que l’arbre, n’étant pas sensible, ne correspond pas à cette définition et n’est donc pas un animal. Chez Boèce, le lieu définit d’abord la nature de la question. Celle-ci porte toujours sur un des quatre praedictabilia. Dans l’exemple de tout à l’heure, nous avons ainsi affaire à une quaestio de genere. La question est effectivement de savoir si les arbres appartiennent au genre des animaux. À partir de là, on comprend mieux le texte assez hermétique de la Topique d’Aristote. Dans ce traité, notre philosophe s’intéresse surtout, sinon exclusivement, aux critères qui permettent de déterminer si les questions sont bien posées ou non 2 . Cependant, le lieu détermine aussi à quel type de raisonnement rhétorique nous avons affaire. Aristote appelle ce raisonnement enthymème et le définit (Rhétorique 1395b, 25-27) vaguement comme «un syllogisme d’une certaine espèce». Par la suite, Petrus Hispanus dira même dans ses Summulae logicales que tout enthymème peut se réduire à un syllogisme: «Sciendum autem est quòd omne enthymema debet reduci ad syllogismum . . .» (143a). Comme ni Aristote ni ses successeurs ne nous proposent d’exemples formalisés, il n’est malheureusement pas clair comment ils se sont imaginé le fonctionnement de l’enthymème. Il y a aussi la notion de maxima propositio qui apparaît chez Boèce. Celle-ci serait dans notre exemple Unde definitio abest, inde illud quoque abesse quod definitur. Or, le terme de maxima propositio est celui que Boèce utilise également pour désigner la prémisse majeure d’un syllogisme. De fait, si la définition fait défaut, on peut conclure que ce qu’elle définit fait également défaut en vertu d’un simple modus ponens (Si p ⇒ q et p, alors q). On reste alors à un niveau purement abstrait, qui n’explique pas pourquoi ce raisonnement est applicable dans le cas de notre exemple de tout à l’heure. C’est pourquoi Eddo Rigotti (Rigotti 2009, Rigotti/ Greco Morasso 2010) propose une sorte de double raisonnement syllogistique. Le point de départ est alors la définition du genre des animaux: «Un animal est par définition un être vivant sensible (c’est-à-dire capable de sensations)». Ce point de départ correspondrait à ce qu’Aristote (Topique 100b, 21-23) appelle l’endoxon, c’est-à-dire une opinion admise par la majorité ou par les plus savants. Or, il se trouve que les arbres ne sont pas capables de sensations. Il en résulte que la définition des arbres ne correspond pas à celle des animaux. Ce n’est alors qu’intervient la maxime à laquelle nous donnons une forme un peu différente: «Ce qui ne correspond pas à la définition d’un genre, ne fait pas partie de ce genre». Avec notre première conclusion comme prémisse mineure, on arrive alors à la conclusion que les arbres ne sont pas des animaux. 79 2 Eggs 1994: 30s. dit que le but de la Topique est de bien définir et celle de la Rhétorique de bien convaincre. Jakob Wüest On peut représenter cette argumentation sous forme de Y: 80 Ajoutons cependant que le locus ne détermine pas seulement la maxime, mais le schéma entier, notamment le fait que l’endoxon doit être une définition, vu qu’il s’agit d’un locus a definitione. Les loci sont en effet, selon l’heureuse métaphore de Cicéron, des sedes e quibus argumenta promuntur. 2.2 La causalité dans l’argumentation Ce qui complique malheureusement les choses, c’est qu’il y a aussi des lieux qui reposent sur une relation causale. Dans sa Topica, Cicéron distingue d’abord entre causes nécessaires et causes accidentelles. Selon lui, nous avons affaire dans les deux cas à des argumentations. Cependant, si l’on adopte cette position, il n’y a plus lieu de distinguer argumentation et causalité, car tout est argumentation. Ce n’est pourtant pas l’opinion de Boèce et des philosophes scolastiques qui l’ont suivi. Ils limitent l’argumentation causale aux quatre types de causalité d’Aristote, c’est-àdire la cause efficiente, selon laquelle il n’y a pas d’œuvre sans auteur, la cause matérielle, selon laquelle un objet ne peut exister sans la matière dont il est fait, la cause formelle, qui a trait à ce qu’il représente, et la cause finale, qui concerne son but. Endoxon: Un animal est par définition un être vivant sensible. Prémisse mineure: Un arbre n’est pas sensible. Première conclusion devient prémisse mineure: Un arbre ne correspond pas à la définition d’un animal. Conclusion finale: Un arbre n’est pas un animal. Maxime: Ce qui ne correspond pas à la définition d’un genre, ne fait pas partie de ce genre. Argumentation et causalité À la fin du Moyen Âge, Rodolphe Agricola, un humaniste frison du XV e siècle, qui cherche à renouer, au-delà du Moyen Âge, avec la tradition antique, n’adoptera pas non plus la conception de Cicéron. Il est peut-être le premier à avoir défini ce qui distingue l’argumentation de la causalité - qu’il appelle expositio: Expositionem . . . diximus esse orationem, quae solam dicentis mentem explicat, nullo quo fidem audientis fiat adhibitio. Argumentationem verò orationem, qua quis rei de qua dicit, fidem facere conatur (II, 16). Cicéron avait défini l’argument comme une raison pour rendre crédible une chose douteuse (ratio rei dubiae faciens fidem). Si Agricola attribue à l’argumentation une fonction persuasive, il ne fait donc que se conformer à cette tradition. S’il parle en revanche d’exposition et non pas de causalité, on peut fort bien comprendre ses raisons, car, pour le linguiste, ce n’est pas la relation de cause à conséquence dans le monde réel qui intéresse, mais l’assertion par un sujet parlant qu’une telle relation existe. Pour Agricola, celle-ci existe dans la pensée du locuteur (dicentis mens), sans avoir nécessairement une contrepartie dans le monde réel. Comme Agricola le montre lui-même, on passe pourtant facilement de la causalité à l’argumentation. Nous pouvons illustrer ce fait par un exemple tiré de notre corpus. A l’acte II des Justes de Camus, on apprend que Kaliayev (Yanek) n’a pas osé lancer la bombe contre le grand-duc et sa femme parce qu’il y avait des enfants dans leur calèche. Stepan s’emporte alors: (1) Parce que Yanek n’a pas tué ces deux-là, des milliers d’enfants russes mourront de faim pendant des années encore. (337) Il ne s’agit pas de savoir si ce raisonnement est juste; il suffit que le locuteur, Stepan, le croie juste pour qu’on puisse parler de causalité. Un peu plus tard, Dora défend Yanek en reprenant le même raisonnement sous une forme différente: (2) Yanek accepte de tuer le grand-duc puisque sa mort peut avancer le temps où les enfants russes ne mourront plus de faim. (ibid.) Cette fois-ci, il ne s’agit plus d’un simple rapport de cause à conséquence, mais d’une argumentation qui repose sur le locus a causa finali. Selon Boèce (1189D), la maxime est dans ce cas: cuius finis bonus est, ipsum quoque bonum est, ce qui est un raisonnement quelque peu machiavélique (cf. Rigotti 2008). Depuis l’âge classique jusqu’au traité de Perelman/ Olbrechts-Tyteca (1958), la rhétorique classique était tombé quelque peu dans l’oubli. La notion de topos a pourtant survécu, mais elle est aujourd’hui souvent mal comprise. Pour les philosophes scolastiques, ce terme désigne des schémas argumentatifs, et c’est dans ce sens que nous l’utiliserons. 81 Jakob Wüest 2.3 Les propriétés syntaxiques de parce que Dans l’abondante littérature contemporaine sur les connecteurs parce que, car et puisque, et leurs équivalents dans d’autres langues, il n’est plus que rarement question d’argumentation. On distingue en revanche plusieurs types de causalité. On s’est également intéressé aux différences syntaxiques qui existent entre nos trois connecteurs. Il est utile d’en parler avant de revenir aux problèmes sémantiques. En ce qui concerne parce que, Catherine Rouayrenc 2010: 61 considère que la subordonnée introduite par ce connecteur fonctionne comme un complément (adverbial ou circonstanciel) du verbe (ou, plutôt, du prédicat), alors que puisque, tout en étant subordonné, ne fait pas partie de la rection du verbe. Ce sont les particularités syntaxiques suivantes qui justifient cette interprétation: 1° A l’opposé de puisque et de car, parce que peut répondre à pourquoi, qui est lui-même un complément du prédicat: (3) Mercia. - Alors, pourquoi m’as-tu fait rester? Caligula. - Parce que, tout à l’heure, j’aurai besoin d’un avis sans passion. (Camus, Caligula 47) 2° La subordonnée introduite par parce que peut former le focus d’une phrase clivée: (4) . . . c’est parce qu’il est un être historique que l’homme . . . comprend l’histoire. (Marrou 205) 3° Parce que peut être modalisé par un adverbe: (5) Mais Lalla aime être dehors ces jours-là, peut-être justement parce qu’il n’y a plus personne. (Le Clézio 116) 4° L’interrogation de la phrase principale porte sur la subordonnée introduite par parce que: (6) Caligula (brutalement). - Tu as l’air de mauvaise humeur. Serait-ce parce que j’ai fait mourir ton fils? (Camus, Caligula 40) En revanche, le comportement de parce que avec la négation n’est pas celui de la plupart des autres compléments de prédicat. Ceux-ci se trouvent normalement dans la portée de la négation et ne peuvent être antéposés à la négation (cf. Heldner 1981: 83s.): (7) Ils ne jouaient pas bien implique qu’ils jouaient, mais pas bien. En revanche, la subordonnée postposée introduite par parce que est susceptible de deux interprétations, comme le montrent les exemples proposés par Eggs 1984: 476: 82 Argumentation et causalité (8) Paul n’a pas mal à la tête parce qu’il nage tous les matins implique qu’il n’est pas malade, et ce parce qu’il fait beaucoup de sport. Par contre, (9) Paul n’a pas mal à la tête parce qu’il a trop fumé ne sera guère interprété de la même façon, parce qu’on n’a jamais entendu parler des effets bénéfiques du tabac sur les maux de tête. On conclura donc que Paul a mal à la tête, mais que c’est pour une autre raison, par exemple parce qu’il boit trop. À vrai dire, cette ambiguïté n’est pas seulement propre à parce que, mais aussi à la locution prépositionnelle à cause de. Dans le dialogue suivant, le syntagme introduit par à cause de se trouve d’abord hors de la portée de la négation, puis dans la portée de la négation: (10) Dom Ramire. - Ne quittez pas à cause d’une femme le poste qu’on vous a confié. Le Vice-Roi. - Une femme? Quelle femme? Ce n’est pas une femme qui me fait partir. Dom Ramire. - Prétendez-vous, monseigneur, que ce n’est pas à cause d’une certaine femme que vous partez? (Paul Claudel, Le Soulier de satin [version pour la scène], 1944, 2 e partie, scène 7) Il en va de même de l’expression du but. Dans (11), l’expression du but se trouve hors de la portée et, dans (12), dans la portée de la négation. (11) . . . il ne parle pas afin d’avoir l’air de réfléchir . . . (Maxime Du Camp, Mémoire d’un suicidé, 1853, p. 25) (12) Priez pour nous non pas afin que notre souffrance diminue, mais pour qu’elle augmente . . . (Claudel, Cinq grandes odes, 5 e ode, 1910, p. 292) Dans tous ces cas, la subordonnée ou la prépositionnelle peut aussi être antéposée à la principale. Elle se trouve alors hors de la portée de la négation: (13) Parce qu’il m’avait convaincu, je ne me sentais pas vaincu. (André Gide, Journal 1889- 1939, p. 607) Dans notre corpus, ce cas est pourtant rare; on préfère alors la mise en relief avec c’est parce que . . . que . . ., comme dans l’exemple (4). La subordonnée peut aussi être insérée dans la principale. Dans ce cas, la phrase introduite par parce que peut même se trouver hors de la portée de l’interrogation: (14) Avait-il le droit, parce qu’une idée encore vague lui était venue à l’esprit, de troubler de nouvelles rues, de troubler toute cette petite ville blottie autour de son port? (Simenon 85) Quant à car, il est incontestablement une conjonction de coordination, qui introduit une phrase indépendante. Cela explique pourquoi les phrases introduites par car doivent toujours suivre celles auxquelles elles se rapportent, et pourquoi elles 83 Jakob Wüest ne doivent pas nécessairement être assertives comme des subordonnées. Dans (15), car introduit une interrogative et, dans (16), une exclamative: (15) [La Grande-Bretagne] déclarait accepter sans restrictions toutes les dispositions qui régissent la Communauté des Six, ce qui semblait un peu contradictoire avec la demande de négociation, car, pourquoi négocierait-on sur des clauses que l’on aurait d’avance et entièrement acceptées? (de Gaulle 241) (16) [La France et la Turquie] se sentent conduits à concerter leur action. Car, dans ce que veulent aujourd’hui, d’une part les Turcs, d’autre part les Français, que de choses leur sont communes! (de Gaulle 340) Enfin, c’est le seul des trois connecteurs qui peut aussi apparaître comme premier mot d’un nouvel alinéa. Reste puisque, qui fonctionne d’après Robert Martin 1975 comme un adverbe de phrase, ce qui me paraît correct, et ferait l’objet d’une présupposition sémantique. Il est vrai que, selon la tradition grammaticale, puisque sert à introduire un argument déjà connu, mais nous verrons plus loin que les choses sont plus complexes. 2.4 Oswald Ducrot et le groupe λ l Le travail du groupe λ l (1975) semble être le premier à avoir abordé la distinction entre parce que et car (et, subsidiairement, puisque) d’un point de vue pragmatique. En se fondant sur la théorie des actes de langage et en tenant compte des différences syntaxiques que nous venons de signaler, ces auteurs arrivent à la conclusion que parce que est un «opérateur», c’est-à-dire qu’il «sert à constituer, à partir de deux idées p et q qu’il relie, une idée nouvelle, à savoir l’idée d’une relation de causalité entre p et q» (254). Le groupe parle dans ce cas d’explication. Dans (17) (p) Tu es malade parce que (q) tu as trop mangé la relation causale entre (p) et (q) est donc assertée comme vraie. J’ajouterais que (p) et (q) le sont également, de sorte que nous avons au fond affaire à trois assertions (cf. Wüest 2011: 124s.). Car et puisque seraient en revanche des «marqueurs d’actes de parole». Les auteurs pensent pourtant qu’il n’est pas juste de parler d’argumentation dans ce cas. Il s’agirait en réalité «d’une activité plus générale de justification» (266). C’est ainsi que car servirait à justifier le choix de l’expression dans (18), la conclusion que l’on tire d’un indice dans (19), ainsi que l’interrogation dans (20): (18) C’est un franc salaud, car il faut appeler les choses par leur nom (19) Pierre est chez lui, car ses fenêtres sont éclairées (20) Que s’est-il passé? Car tu me dois des explications 84 Argumentation et causalité Telles ne seraient pourtant que les valeurs fondamentales de parce que et de car (puisque n’étant traité que dans une sorte d’annexe), car les connecteurs en question auraient, à côté de leur valeur fondamentale, une valeur dérivée, qui est celle de la catégorie opposée. Ainsi pourrait-on substituer car (ou puisque) à parce que dans l’exemple (17) et, inversement, parce que à car dans les exemples (18) et (19). Dans (20), en revanche, car est l’unique connecteur possible, vu qu’il s’agit de deux phrases indépendantes, et que parce que et puisque ne peuvent introduire que des subordonnées. Oswald Ducrot, qui avait fait partie du groupe λ l, est revenu à trois reprises au problème de l’opposition entre car et puisque. Ce dernier connecteur n’a pas été traité de façon approfondie par le groupe λ l (1975: 275-79), qui le considérait comme un synonyme de car, à cela près que, dans le cas de puisque, la cause ou l’argument doit être admise à l’avance par l’allocutaire, ce qui est une idée encore largement acceptée jusqu’à nos jours. Dans son article de 1983b 3 , Ducrot a pourtant montré que cette conception ne résiste pas à l’examen. Ducrot constate que «les contre-exemples, une fois qu’on a commencé à les chercher, apparaissent innombrables, et se rencontrent dans tous les types de discours» (168). A vrai dire, on trouve déjà de nombreux exemples dans l’étude de Sandfeld 1936, comme le cas suivant où la principale de puisque reste sous-entendue: (21) - Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m’as prêtée pour aller à la fête du Ministère? - Oui. Eh bien? - Eh bien, je l’ai perdue. - Comment! puisque tu me l’as rapportée. (Maupassant, cit. Sandfeld 1936: 331) Toujours est-il que le locuteur peut reprendre, à l’aide de puisque, un argument introduit précédemment par son allocutaire, ce qui n’est pas possible quand la phrase est introduite par car. «Cette conjonction ne peut pas introduire une assertion dont l’énonciateur serait identifié à l’allocutaire» (Ducrot 1983a: 163) ou, en d’autres termes, «l’énonciateur . . . doit être identifié, dans le cas de car, avec le locuteur» (Ducrot et al. 1980: 48). C’est pourquoi la réponse de N dans le dialogue suivant n’est guère acceptable: (22) Z: - Ce qu’il fait beau aujourd’hui! N: - Eh bien, sortons, ? ? car il fait beau aujourd’hui. (Ducrot et al. 1980: 47) 4 85 3 Adeline Nazarenko 2000, qui, dans son livre sur La cause et son expression en français, s’inspire très fortement des théories de Ducrot, ne semble pas connaître cet article, absent de sa bibliographie. Cf. en revanche Olsen 2001. 4 Il serait en revanche tout à fait acceptable que N réponde: «Eh bien, sortons, car, comme tu l’as dit, il fait vraiment beau aujourd’hui.» Ducrot (in: Ducrot et al., 1980, 48) interprète ce cas dans le sens que c’est au fond N qui est ici l’énonciateur de l’argument, tout en signalant la coïncidence de son appréciation avec celle de son interlocuteur. Jakob Wüest Cette reprise d’un argument introduit par l’allocutaire Z ne pose en revanche aucun problème si le connecteur est puisque au lieu de car. De même, il n’est pas possible, à l’aide de car, de renvoyer à la situation d’énonciation: (23) Viens donc dîner avec moi, puisque/ ? ? car tu es encore là. (Ducrot 1983b: 179) Ce n’est donc pas puisque dont l’emploi subit des restrictions, mais car, qui doit introduire un argument du locuteur lui-même. De la différence des conditions d’emploi des deux connecteurs peut aussi résulter une différence de sens. Dans le cas suivant, les deux connecteurs seraient possibles: (24) La peste, puisqu’il faut l’appeler par son nom . . . (La Fontaine, Les Animaux malades de la peste) Ducrot 1983b: 170s. note pourtant une différence de sens: «La plupart des personnes que j’ai interrogées admettent que puisque montre La Fontaine se pliant malgré lui à une règle, alors qu’il aurait l’air, en disant car, d’utiliser la règle pour imposer aux autres sa façon de parler.» 2.5 Autres théories Il existe un certain nombre d’autres théories qui partagent certaines propriétés avec celle de Ducrot et du groupe λ l. Eve Sweetser 1990: 76-82 a ainsi proposé de distinguer trois catégories en fonction de leurs domaines d’emploi. Elle illustre cette tripartition par des exemples comme: (25) a. John came back because he loved her. b. John loved her, because he came back c. What are you doing tonight, because there’s a good movie on? Dans (25a), la relation entre les deux phrases fait l’objet d’une assertion de causalité: le fait qu’il l’aime est la cause du retour de John. (25b) repose en revanche sur une argumentation inférentielle: le fait que John soit de retour est un argument pour admettre qu’il l’aime. Sweetser parle dans le premier cas d’une content conjunction et dans le deuxième d’une epistemic conjunction. (25c) est en revanche l’exemple d’une speech act conjunction: l’argumentation est ici très implicite parce qu’il s’agit au fond d’une invitation indirecte d’aller au cinéma, et la qualité du film est un argument en faveur de cette proposition. Cette tripartition a été notamment reprise par Renate Pasch 2003 pour l’allemand et par Jacques Moeschler 2009, 2011a, 2011b et par Sandrine Zufferey (2010, 2012) pour le français. Pour ce qui est des différents connecteurs, Sweetser 1990: 82 est fort prudente en ce qui concerne l’anglais, mais relativement péremptoire à propos du français: «Fr. parce que ‘because’ is used specifically for content 86 Argumentation et causalité conjunction, while puisque is the correct causal conjunction at the epistemic and speech-act level.» À ce propos, elle renvoie à Oswald Ducrot dont les conclusions sont, me semble-t-il, plus prudentes. Le fait qu’il ne s’agisse là que de fonctions prototypiques a été établi encore tout à fait récemment par Zufferey (2012). D’autres auteurs sont en revanche restés fidèles à une bipartition, tout en la définissant autrement que le groupe λ l. C’est le cas des équipes de Ted Sanders (cf. en dernier lieu Sanders/ Stukker 2012 et Stukker/ Sanders 2012) et de Liesbeth Degand qui parlent d’une opposition entre une relation objective (pour le parce que prototypique) et d’une relation subjective (pour le car prototypique). Nous devons à l’équipe de Degand des travaux empiriques sur les connecteurs français (Degand/ Fagard 2008, Fagard/ Degand 2010, Degand/ Fagard 2012) qui se fondent sur cette distinction. Malheureusement, il n’est guère possible de comparer leurs résultats avec les nôtres, car leurs critères sont trop différents des nôtres, que nous allons maintenant exposer en détail. 3. La causalité 3.1 Qu’est-ce que la causalité? La discussion philosophique et épistémologique quant à savoir ce qu’est la relation de cause à conséquence dans le monde réel ne nous intéresse guère dans ce contexte. David Hume ( 2 1902 [1777]), qui a donné de fortes impulsions à cette discussion, avait déjà montré qu’il est difficile de définir la causalité d’une façon objective. Notre point de vue sera exclusivement linguistique. Nous parlerons de causalité à partir du moment où le sujet parlant asserte que p est la cause de q. Si Sweetser parle dans de tels cas d’une content conjunction (surtout par opposition à une speech act conjunction), elle suggère qu’il s’agit là d’une relation au niveau du monde réel, extérieur au locuteur. Si je dis au contraire que le locuteur asserte quelque chose comme vrai, je me trouve au niveau de la communication linguistique. Précisons pourtant qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une assertion quand le connecteur est parce que. Comme nous l’avons vu, la relation causale peut aussi être niée (cf. ex. 9), faire l’objet d’une interrogation (cf. ex. 5) ou être modalisé par un adverbe (cf. ex. 6). Ce qui est plus important pour définir la causalité, c’est que la cause et la conséquence sont considérées par le sujet parlant comme des faits incontestables, acceptés comme tels par l’allocutaire. C’est ce qui distingue la causalité de l’argumentation. Celle-ci sert à rendre plus acceptable un acte de langage, dont l’acceptabilité n’est pas hors de doute. Pour identifier la causalité, on peut alors se servir d’une paraphrase du type «Le fait que p est la cause du fait que q»: (26) Il faisait très chaud, parce que c’était l’été. (Le Clézio 87) devient ainsi «Le fait que c’était l’été était la cause du fait qu’il faisait très chaud». 87 Jakob Wüest Il est pourtant problématique de parler de faits quand il s’agit de sentiments et de pensées: (27) Lalla a toujours un peu peur, quand elle voit ces grandes fenêtres garnies de barreaux, parce qu’elle croit que c’est une prison où les gens sont morts autrefois . . . (Le Clézio 301) (28) Nour . . . sentait une sorte d’angoisse, parce qu’il pensait, sans bien comprendre pourquoi, que beaucoup de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants allaient bientôt mourir. (Le Clézio 34) À vrai dire, sentiments et pensées ne sont pas ce que l’on appelle d’ordinaire des faits. Par les expressions «le fait de sentir qc.» et «le fait de penser qc.», nous voulons simplement signaler qu’il s’agit là d’assertions supposées incontestables, ce qui est pour nous la condition indispensable pour que l’on puisse parler d’une causalité, l’argumentation ayant au contraire pour but de justifier un acte de langage qui en a besoin, parce qu’il n’est pas jugé incontestable. En outre, il se peut aussi que deux adjectifs se trouvent dans un rapport causal. Cependant, cela n’est possible que si les adjectifs désignent des qualités objectives, c’est-à-dire s’il ne s’agit pas d’adjectifs axiologiques, qui expriment une évaluation subjective (cf. ex. 62 et 63). Normalement, le rapport causal entre deux adjectifs est exprimé par une tournure elliptique: (29) Les fricatives, quant à elles, s’articulent par frottement de l’air à travers un passage étroit, parce que légèrement entrouvert . . . (Hagège, 61) 5 Les exemples (26) à (28) proviennent de textes fictionnels. Cela ne devrait pas poser de problème si l’on admet avec Herbert Clark 1996: 352s. que la fiction repose sur une sorte de contrat entre le narrateur et le narrataire de tenir la narration pour vrai. Cependant, il est possible d’aller plus loin dans la fiction et, parmi les textes analysés, c’est évidemment Michel Butor dans la Modification qui va le plus loin. Le narrateur s’y adresse à la deuxième personne du pluriel au personnage principal, Léon Delmont, et s’identifie avec lui jusqu’au point de connaître ses pensées les plus intimes. Lors de son voyage de Paris à Rome dans un compartiment de troisième classe, il fait ainsi des hypothèses sur les noms et les pensées des autres voyageurs, parmi lesquels se trouve un homme qu’il suppose être professeur de droit dans une université de province: (30) . . . à Paris où il habite comme la plupart de ses collègues, avec ses enfants, s’il a des enfants, qui sont obligés d’y rester à cause de leurs études, non qu’il manque d’excellents lycées dans cette ville, mais parce qu’ils ont déjà peut-être leur baccalauréat. (50) 88 5 Nous avons trouvé cinq exemples de la tournure elliptique avec parce que chez Hagège (50, 52, 61, 64, 229), un chez Camus (275), un autre chez de Gaulle (272) et deux chez Marrou (49, 132), qui est le seul à utiliser cette tournure également avec puisque (246). Argumentation et causalité Cette causalité se place alors dans ce que Gilles Fauconnier 1984 appelle un espace hypothétique. On s’éloigne donc encore plus du monde réel ou, pour parler avec Fauconnier, de cet espace de référence qui correspond à ce que le locuteur croit être la réalité. Léon Delmont a pris ce train pour aller surprendre à Rome sa maîtresse qu’il veut faire venir à Paris. Au cours de son voyage, il fait donc des plans pour son séjour à Rome: (31) Vous serez réconciliés sans doute, puisque vous serez revenu à Rome exprès pour elle, que vous lui aurez annoncé votre découverte de cette place à Paris qu’elle désirait. (200) Ces réflexions se situent dans un futur imaginaire, une sorte de fiction dans la fiction. À la fin du roman, on apprendra d’ailleurs que tout cela n’aura pas lieu. Au fond, il s’était déjà rendu compte au début du voyage de l’impossibilité de divorcer de sa femme Henriette: (32) . . . cette Henriette avec laquelle il vous est impossible de divorcer parce qu’elle ne s’y résoudrait jamais, parce que, avec votre position, vous voulez éviter tout scandale. (44) Le divorce est ici envisagé comme possible dans un espace hypothétique et, en même temps, comme contrefactuel dans l’espace de référence (cf. Fauconnier 1984: 141s.). Dans les textes scientifiques, on trouve encore une autre variété de la causalité quand on attribue la relation causale à un auteur cité, sans la prendre soi-même en charge: (33) Leibniz souhaitait prendre pour modèle, moyennant quelques améliorations, l’écriture chinoise, qu’il admirait, car il la jugeait plus philosophique que l’égyptienne. (Hagège 81) Le verbe juger semble marquer dans cet exemple une certaine distanciation vis-àvis de l’opinion du philosophe allemand. Il se peut même qu’une telle causalité soit combattue explicitement: (34) Il est pénible d’entendre dire de notre bon maître A. Mathiez, ce cœur pur, qu’il était, parce que fonctionnaire, à la solde de la République capitaliste . . . (Marrou 234) 3.2 Causalité et temporalité Il reste à dire un mot de la notion de chaîne causale. En narratologie, on appelle ainsi la succession chronologique des événements dans un récit. Ceux-ci ne se trouvent pourtant pas nécessairement dans un rapport causal au sens strict du terme, comme Jacques Moeschler 2007: 71 le constate à propos de l’exemple suivant: (35) Marie se leva. Elle se dirigea vers la salle de bain. 89 Jakob Wüest Trabasso/ Sperry 1985: 595 proposent alors une définition élargie de la causalité: «If event A had not occurred, then, in the circumstances of the story, event B would not have occurred.» Il est clair que si Marie était restée assise, elle n’aurait pas pu se diriger vers la salle de bain, mais il est également vrai que le fait que Marie se soit levée n’est pas la cause du fait qu’elle se soit dirigée vers la salle de bain. On n’utiliserait d’ailleurs aucun de nos connecteurs dans ce cas: (35’) Marie se dirigea vers la salle de bain, *parce que/ *puisque/ *car elle se fut levée À ce propos, on doit pourtant noter qu’il y a au fond deux sortes de causalité. Elle peut être liée à une succession temporelle: (36) Max est tombé dans un précipice. Il s’est cassé la jambe (Moeschler 2007, 71) En l’absence d’un connecteur, nous établissons un rapport causal entre les deux phrases grâce à notre savoir encyclopédique. Nous savons en effet que, si l’on tombe dans un précipice, on risque fort de se blesser. On note pourtant que nos connecteurs opèrent d’ordinaire une inversion de l’ordre cause - conséquence: (37) Max s’est cassé la jambe parce qu’il est tombé dans un précipice Moeschler (2003, 2007, 2009) parle d’explication quand nous avons affaire dans le texte à l’ordre conséquence - cause. Cependant, cause et conséquence ne se suivant pas nécessairement dans un ordre chronologique; le rapport causal peut aussi s’établir entre deux faits concomitants: (38) [L’eau] ne venait pas à la ceinture; on pouvait passer (Flaubert, cit. Le Bidois 2 1967, p. 444) En l’absence d’un connecteur, c’est de nouveau le savoir encyclopédique qui nous permet d’interpréter le rapport entre les deux phrases: si l’on n’a pas peur de se mouiller, on peut traverser un fleuve à pied quand l’eau ne vient pas à la ceinture. Il s’agit donc clairement d’un rapport de cause à conséquence, mais sans succession dans le temps. Par conséquent, nous distinguerons deux causalités, la causalité dans le temps et la causalité concomitante. De façon générale, la causalité n’est pas nécessairement marquée linguistiquement 6 , mais c’est le fonctionnement des trois connecteurs parce que, puisque et car qui nous intéresse ici. Or, la distinction que nous venons d’introduire est fort importante dans ce contexte, car puisque ne peut servir à marquer la causalité dans le temps. On ne saurait ainsi remplacer parce que par puisque dans les exemples suivants où la causalité est liée à une successivité dans le temps: 90 6 Cf. Le Bidois 2 1967, §1451-1457, et Ebneter/ Gessner 1974, qui ont trouvé un quart d’exemples non marqués dans leur corpus. Argumentation et causalité (39) Chaque jour, en passant devant les campements, Nour entendait les voix des femmes qui pleuraient parce que quelqu’un était mort pendant la nuit. (Le Clézio 46) (40) Vous reprenez la place que vient de quitter le représentant de commerce parce qu’il a reconnu dans le corridor une de ses relations . . . (Butor 48) De fait, les phrases introduites par puisque ont la fonction d’adverbes de phrase qui indiquent le cadre à l’intérieur duquel la phrase est vraie; elles ne sont donc pas propres à exprimer une successivité temporelles. En revanche, il serait possible d’utiliser car dans ce contexte, comme le montre aussi l’exemple suivant, où la cause est antérieure à la conséquence: (41) Sur le visage gris, les yeux noircis fixaient l’horizon mouvant des dunes, car c’était ainsi que la mort l’avait surpris. (Le Clézio 20) 4. L’argumentation 4.1 La topique Nous espérions que la théorie classique des schèmes argumentatifs, appelés topoï, nous permettraient d’identifier les argumentations. Il a vite fallu déchanter. Non seulement, il n’y a aucune classification des topoï qui fasse autorité, car tous les auteurs ont jugé nécessaire d’y apporter quelques retouches personnelles. Ce qui est beaucoup plus grave, c’est que nous avons trouvé relativement peu d’exemples qui se conforment à ces schèmes argumentatifs. Même en combinant différentes classifications, nous n’arrivons qu’à une bonne cinquantaine d’exemples. Traditionnellement, on distingue entre topoï intrinsèques et extrinsèques. Les topoï extrinsèques s’appuient sur des considérations externes et ne peuvent mener qu’à des conclusions probables. Quant aux topoï intrinsèques, ils sont aussi appelés loci a substantia, mais se fondent en vérité sur le sémantisme des mots et devraient donc - au moins, en principe - permettre des conclusions sûres. Le locus a definitione en est en quelque sorte le prototype: (42) Le palindrome ne se conçoit que sous forme écrite, puisqu’il s’agit de mots ou de phrases lisibles identiquement de gauche à droite ou de droite à gauche. (Hagège 87) Ce qui est particulier ici, c’est que la subordonnée reproduit tout simplement la définition du palindrome. Comme cette définition concerne la langue écrite, le lecteur en déduira qu’il n’existe que dans la langue écrite 7 . 91 7 Autres exemples: Camus 363; Furet 144, 147; Hagège 61; Marrou 40. Jakob Wüest Font partie de la même catégorie le locus ab interpretatione (Marrou 32), le locus ab etimologia (Marrou 134), ainsi que le locus a coniugatis, qui repose sur des mots de la même famille, comme drame et dramatique: (43) Pour ce qui concerne la France, je crois que ce que nous aurons à dire aujourd’hui n’est pas dramatique parce que . . . la France actuellement ne vit pas de drame. (de Gaulle 96) 8 Ce qui m’étonne, c’est que certaines classifications comptent également le locus ab adiunctis, où la conclusion repose sur un indice, parmi les topoï intrinsèques: (44) La gare n’était pas loin. C’était l’heure d’un train, sans doute, car on voyait passer des gens qui portaient des valises. (Simenon, 60) C’est le type de raisonnement dont se sert Eve Sweetser (cf. 2.1) pour illustrer ce qu’elle appelle une epistemic conjunction. Or, c’est le seul topos dont nous ayons trouvé des exemples relativement nombreux. Nous n’étions pas surpris de les trouver dans notre roman policier, où nous les aurions même crus plus nombreux. Ils sont au nombre de neuf, dont sept avec car (60, 93, 103, 108, 109, 138, 174) et deux avec puisque (116, 174). Ce n’est pas seulement le commissaire Maigret qui utilise ce type d’argumentation pour arriver à ses conclusions. À la fin du roman, le docteur Bellamy, qui a tué sa femme Odette, explique comment il a découvert l’infidélité de celle-ci. Il avait toujours dû écrire les lettres à sa place: (45) Or, un matin que ma femme était dans le jardin, maman m’a montré le buvard. - Il semble qu’Odette ait changé ses habitudes, a-t-elle dit simplement. Car le buvard était couvert de traces d’encre, comme si on y avait séché un grand nombre de lettres. (Simenon 174) Le docteur et sa mère tirent une double conclusion de cet indice, non seulement qu’Odette a changé d’habitude, mais aussi que ces lettres étaient adressées à un amant. Nous avons également trouvé onze exemples, huit avec puisque (9, 20, 46, 49, 88, 123, 190, 271), deux dans la même phrase avec parce que (92), et un avec car (224), dans la Modification de Michel Butor, où le personnage principal fait des hypothèses sur les voyageurs qui partagent avec lui le même compartiment de train: (46) Ce ne sont pas seulement des amoureux mais de jeunes époux puisqu’ils ont tous les deux leur anneau d’or, de fraîche date . . . (Butor 9) 9 92 8 Autres exemples: Le Clézio 323; Hagège 223 et Marrou 253, s’il ne s’agit pas d’un simple jeu de mots: Louis XIV, lui, qui avait du goût parce qu’il avait un goût . . . 9 Autre exemple: Marrou 127. Argumentation et causalité L’exemple suivant est intéressant parce que de Gaulle y défend sa politique militaire, en utilisant trois fois le même lieu, le locus ab oppositis, qui consiste à réfuter une thèse en montrant que le contraire est vrai: (47) Or, on ne voit pas que la France soit ruinée puisque, par rapport à son budget total, elle ne dépense pas plus pour sa défense qu’elle ne dépensait avant; on ne voit pas non plus qu’elle soit plus menacée, car personne ne croit que le danger d’invasion grandisse; on ne voit pas enfin qu’elle soit déconsidérée, car bien au contraire, tous les jours et partout, tous les signes montrent quelle salutaire impression produit la réapparition de notre pays au rang des grandes puissances. (de Gaulle 105) 10 Huit autres lieux ne sont représentés dans notre corpus que par un seul ou tout au plus par deux exemples 11 . L’unique autre lieu qui se présente avec une certaine fréquence, c’est le locus a tempore, qui s’appuie sur la chronologie des événements: (48) . . . c’était il y a longtemps, à une époque que ta mère ni moi n’avons connue, car c’était du temps de l’enfance de la grand-mère de ta mère que le grand Al Azraq, celui qu’on appelait l’Homme Bleu, est mort . . . (Le Clézio 119) 12 4.2 Elargir la théorie de l’argumentation Pourquoi ce piètre résultat? Je suppose que la moisson aurait été nettement plus riche si je ne m’étais pas limité d’emblée aux trois connecteurs en question. Comme il y a des causalités non marquées linguistiquement, il y a aussi des arguments qui ne sont introduits par aucun connecteur. Or, nous avons par exemple noté que dans les textes scientifiques en général et dans l’Homme de parole de Hagège en particulier, on rencontre très fréquemment des exemplifications. C’est ainsi que j’appelle une structure textuelle qui sert à justifier une thèse abstraite par un certain nombre d’exemples concrets (cf. Wüest 2011: 134s.). Ce type de raisonnement repose sur le locus a speciei ad genus, selon lequel ce qu’on peut dire d’une espèce, peut aussi être dit du genre entier. Il n’y a pourtant qu’un seul exemple où ce topos est exprimé à l’aide de la conjonction puisque. Encore s’agit-il d’un exemple un peu douteux, car nous ignorons ce que pourrait être l’invention subliminale d’une langue: (49) L’aspiration de toutes [les langues] à la transparence plonge ses racines en deçà de la conscience, puisqu’on la retrouve dans les états somnambuliques ou subliminaux d’invention de langues. (Hagège 190) 93 10 Autres exemples: Butor 27; Camus 22. 11 Il s’agit du locus a causa efficiente (Le Clézio 148), du locus a causa finali (Camus 128, 337), du locus a loco (Butor 49), du locus a proportione (Furet 143), du locus a simili (Furet 28), du locus a toto integrali (Le Clézio 25), du locus ex eo quod magis est (Camus 90; Marrou 47), ainsi que du locus ex auctoritate (Marrou 67, 98). 12 Autres exemples: Butor 27, 190; Furet 360; Hagège 121. Jakob Wüest Il faut aussi mentionner les arguments que l’on désigne depuis le XVII e siècle, semble-t-il, à l’aide de la conjonction ad (argumentum ad hominem, ad populum, ad ignorantiam, ad misericordiam, etc.). Ils passent pour fallacieux, bien que Woods/ Wolton 1992 aient montré que cela n’est pas toujours cas. Malheureusement, nous n’avons trouvé dans notre corpus qu’un seul exemple de ce genre d’argumentation avec le connecteur parce que. Il s’agit en effet d’un argumentum ad baculum quand de Gaulle, dans sa dernière allocution radiotélévisée du 25 avril 1969, menace de démissionner: (50) Votre réponse va engager le destin de la France, parce que, si je suis désavoué par une majorité d’entre vous, . . . je cesserai aussitôt d’exercer mes fonctions. (de Gaulle 405) Là aussi, il doit s’agir d’un type d’argumentation qui se passe facilement d’un connecteur. De fait, l’argumentum ad baculum était un peu l’argument préféré du général. Entre autres, il s’en était servi dans son discours du 24 mai 1968. Il est vrai que cet argument n’a fonctionné ni dans l’un ni dans l’autre cas: (51) Au mois de juin, vous vous prononcerez par un vote. Au cas où votre réponse serait «Non! » il va de soi que je n’assumerais pas plus longtemps ma fonction. (de Gaulle 291) Il est donc indispensable de définir l’argumentation d’une façon plus large que ne le faisait la rhétorique classique. Frans van Eemeren/ Rob Grotendorst 1996: 39, qui ne s’intéressent qu’à l’argumentation et pas à la causalité, considèrent, quant à eux, l’argumentation comme un acte de langage complexe, reposant sur trois conditions préliminaires que nous reproduisons ici sous une forme légèrement modifiée: (a) Le point de départ est un doute: Le locuteur croit que l’auditeur n’accepte pas (ou tout au moins pas automatiquement ou pas totalement) sa thèse. (b) En revanche, le locuteur croit que l’auditeur est prêt à accepter les arguments. (c) De plus, le locuteur croit que l’auditeur est prêt à accepter les arguments en tant que justification acceptable de la thèse. De cette définition, on retiendra trois choses. D’abord, le fait que l’argument procède d’un doute concernant l’acceptabilité par l’auditeur de ce qu’on vient d’affirmer. Comme nous l’avons déjà dit plus haut, c’est justement ce qui distingue l’argumentation de la causalité, où le locuteur présente la cause et la conséquence comme incontestables et, partant, comme acceptées par l’auditeur. Ensuite, l’argumentation repose sur un troisième terme (c) qui met en rapport arguments et conclusions. C’est ce que Stephen Toulmin 1958 appelle le garant (warrant). Anscombre et Ducrot (Anscombre et al. 1995) parlent, quant à eux, de topoï. Il en va de même d’Eggs 2002: 68, qui utilise ce terme aussi bien pour les schèmes argumentatifs, les topoï de la rhétorique classique, que pour ce que Aristote appelle les endoxa dans sa Topique (100b: 21-23). Ce sont des opinions admises par la majorité ou par les plus savants, et c’est bien de celles-ci qu’il est question ici. 94 Argumentation et causalité Enfin, ces trois termes forment ensemble une sorte de syllogisme qu’Aristote appelle enthymème. Celui-ci adopte généralement la forme d’un modus ponens (Si p ⇒ q et p, alors q) ou d’un modus tollens (Si p ⇒ q et non-q, alors non-p). C’est pourquoi Eggs 2002: 68 n’a probablement pas tort d’ajouter ces deux figures de la logique classique aux autres schèmes argumentatifs. Normalement, l’endoxon (ou garant ou topos) reste pourtant sous-entendu dans l’enthymème. Le raisonnement suivant sous-entend ainsi que le nom qu’on a entendu doit être le vrai nom (p ⇒ q), et prend alors la forme d’un modus ponens: J’ai entendu ce nom (p), donc ce doit être le vrai nom (q): (52) . . . c’est sûrement son vrai nom, pense Lalla, puisque c’est celui qu’elle a entendu. (Le Clézio 91) Autre exemple: (53) [La Commune] a mis à sa tête non pas des leaders connus, puisque Ferry, Gambetta, Clemenceau et même Louis Blanc se sont tenus à l’écart . . . (Furet 418) Ce qui rend cette argumentation acceptable, c’est notre savoir que Ferry, Gambetta, Clemenceau et Louis Blanc étaient les leaders les plus connus à cette époque. Comme ils se sont tenus à l’écart, la commune manquait en effet de leaders connus. Michel Olsen 2001, qui croit que l’on peut réduire toutes les constructions avec puisque à des syllogismes, nous rend attentif au fait que ce n’est pas seulement la prémisse mineure - et l’argument est une sorte de prémisse mineure -, mais aussi la prémisse majeure, c’est-à-dire l’endoxon, qui peut être introduit par ce connecteur. Dans l’État de siège (240) de Camus, le Pêcheur n’a ni de certificat de santé ni de certificat d’existence. Comme la Secrétaire lui refuse le certificat de santé, il demande alors: «Puis-je du moins avoir ce sacré certificat d’existence? » Et la Secrétaire de répondre: «En principe non, puisqu’il vous faut d’abord un certificat de santé pour avoir un certificat d’existence.» Le raisonnement repose dans ce cas sur le modus tollens, et l’argument de la Secrétaire en forme la base. Pour avoir un certificat d’existence, il faut d’abord avoir le certificat de santé (p ⇒ q). Or, vous n’avez pas de certificat de santé (non-q). Donc, vous ne pouvez pas avoir le certificat d’existence (non-p). Ce type de raisonnement n’est pas propre à puisque. Dans la même pièce (256), la Mère adresse les paroles suivantes au juge Casado, qui est visé par le déictique celui-ci: (54) Et je dirai au moins à celui-ci qu’il n’a jamais eu le droit de son côté, car le droit, tu entends Casado, est du côté de ceux qui souffrent, gémissent, espèrent. (Camus, L’Etat de siège, 256) L’argument sous-entendu doit être que le juge Casado n’a jamais souffert. 95 Jakob Wüest Il arrive également, quoique rarement, que les trois termes d’un enthymème soient présents dans un texte: (55) Je ne crois pas qu’on m’aime, parce que je ne me soucie pas de me faire aimer. Savezvous que c’est, à tout prendre, l’attitude qu’on pardonne le moins à un de ses semblables? (Simenon 55) Il faut pourtant complètement reformuler la dernière phrase pour qu’on obtienne de nouveau un modus tollens: «Si l’on veut être aimé, il faut se soucier de se faire aimer (p ⇒ q). Or, je ne me soucie pas de me faire aimer (non-q); donc on ne m’aime pas (non-p).» À vrai dire, nous avons beaucoup d’argumentations dans notre texte dont on n’arrive à saisir le raisonnement sous-jacent qu’au prix de certaines reformulations: (56) [La norme linguistique] sert les intérêts d’État si sa nature fictive gomme les tracés oscillants de la parole. Car l’unité de la langue intéresse le pouvoir. La variation l’incommode: celle des modes de dire, qui déjà fait obstacle aux parcours de l’argent, est aussi celle des modes de penser. (Hagège 203) Ce qui frappe ici d’abord, c’est que la phrase introduite par car (L’unité de la langue intéresse le pouvoir) est suivi elle-même d’une argumentation qui a la forme classique d’un argumentum ab oppositis (sans connecteur), qui raisonne à partir du contraire. Pour comprendre la fonction de car, il faut en revanche décomposer la première phrase. Elle comporte en effet deux assertions, à savoir «La norme linguistique sert les intérêt d’État» et «Sa nature fictive gomme les tracés oscillants de la parole», ce qui revient à dire qu’elle favorise l’unité de la langue. Si l’on admet en outre que «servir les intérêts d’État» et «intéresser le pouvoir» sont au fond des expressions synonymes, on arrive à l’argumentation suivante: «La norme linguistique favorise l’unité de la langue et, comme l’unité de la langue intéresse le pouvoir, la norme linguistique intéresse également le pouvoir». Dans l’exemple suivant, il est question de la crédibilité d’un document historique; l’argumentation est en grande partie implicite: (57) . . . la critique interne détermine le degré maximum de crédibilité que, vu notre information, paraît mériter un document, non son degré réel, car nous ne pouvons faire le dénombrement entier des causes d’erreur possibles. (Marrou 129) Il me paraît que nous avons affaire à une première argumentation qui repose sur un argument sous-entendu, qui serait «Pour déterminer le degré réel de crédibilité d’un document, il faut faire le dénombrement entier des causes d’erreur possibles». Or, nous ne pouvons faire le dénombrement entier des causes d’erreur possibles. C’est pourquoi nous ne pouvons déterminer son degré réel de crédibilité. À cette première argumentation se superpose alors une seconde, qui repose sur une sorte de lieu graduel, à savoir: «Moins nous dénombrons de causes d’erreur possible, plus la crédibilité du document paraît grande.» Or, nous ne pouvons faire 96 Argumentation et causalité le dénombrement entier des causes d’erreur possibles. C’est pourquoi la crédibilité du document nous paraît plus grande qu’elle ne l’est en réalité, et j’ajoute que c’est cela que Marrou nomme manifestement son «degré maximum de crédibilité». 4.3 Autres actes de langage que l’assertion La rhétorique classique ne prenait en considération que les argumentations qui servent à justifier les actes assertifs, car elle ignorait la théorie des actes de langage. Une argumentation peut pourtant aussi servir à justifier d’autres actes de langage que l’assertion. L’exemple prototypique semble être la justification d’un acte de langage directif: (58) - Ne jugez de rien, car vous ne savez pas tout. (Camus, Le Malentendu 176) (59) . . . puisque la République a risqué de nous être arrachée, il faut que nous nous unissions . . . (de Gaulle 314) Dans la théorie de la politesse, ce genre de justifications passe pour l’expression d’une politesse «négative» destinée à atténuer l’acte directif, considéré comme une violation de la face négative de l’allocutaire 13 . Il ne faut pourtant pas se fier à un verbe comme falloir. Dans l’exemple (60), produit dans le même contexte politique que (59), falloir exprime non pas un acte directif, mais une nécessité, de sorte que nous avons affaire à une relation de cause à conséquence: (60) Cela étant, il fallait, puisque la démocratie elle-même était en danger, était en cause, il fallait que le peuple tout entier fût consulté. (de Gaulle 309) Rappelons que l’interrogation est également considérée comme un acte directif dans la théorie des actes de langage: (61) Existe-t-il ou non un ordre naturel, et donc universellement justifiable, des mots dans la phrase? Car les langues analysent l’expérience du monde en signes linéairement ordonnés. (Hagège 155) Il y a également un nombre non négligeable d’argumentations qui servent à justifier des évaluations. Celles-ci s’expriment normalement à l’aide d’adjectifs axiologiques: (62) Mais, tandis que l’Europe prend le chemin de la paix, la guerre sévit en Asie du Sud-Est. Guerre injuste, car elle résulte, en fait, de l’intervention armée des États-Unis sur le territoire du Vietnam. Guerre détestable, puisqu’elle conduit une grande nation à en ravager une petite. (de Gaulle 130) 97 13 Kerbrat-Orecchioni 1994: 217 n’en parle pourtant que de façon incidente. Jakob Wüest L’évaluation à l’aide d’adjectifs axiologiques est nécessairement subjective et, pour cette raison, elle n’est pas susceptible d’avoir une fonction causale. Rappelons pourtant que cela ne vaut pas pour tous les adjectifs, car nous avons vu plus haut (cf. ex. 29) que les adjectifs qui désignent des qualités objectives sont tout à fait susceptibles de constituer un rapport causal. Encore une fois, il n’est malheureusement pas facile de tracer une limite entre ces deux cas. En principe, amer désigne, lui aussi, une qualité objective, mais, dans l’exemple suivant, il est utilisé dans un sens figuré - de même que consommation - et doit donc être considéré comme axiologique: (63) Mais qu’il est amer d’avoir raison et de devoir aller jusqu’à la consommation. Car j’ai peur de la consommation. (Camus, Le Malentendu, 107) Quant aux autres actes de langage, on les trouve assez rarement. Dans (43), nous avons affaire à un acte de proposer, donc à un acte commissif, alors que, dans (65), approuver, employé à la première personne du singulier du présent, est un verbe explicitement performatif de type expressif. (64) Quand tu voudras, on ira ensemble, parce qu’autrement tu te perdrais. (Le Clézio 298) (65) Diego. - C’est une sottise ! Mentir est toujours une sottise. Nada. - Non, c’est une politique. Et que j’approuve puisqu’elle vise à tout supprimer. (Camus, L’État de siège 195) 5. Justifier le dire On pourrait être tenté d’interpréter les deux exemples suivants également comme des justifications d’actes de langage, car les deux phrases qui précèdent puisque contiennent un verbe de parole, dire: (66) Je dirai un mot de la Bourse puisque vous m’en parlez. (de Gaulle 110) (67) . . . sache qu’il n’y a qu’un seul remède, et je vais te le dire puisque tu m’as demandé de te le révéler. (Le Clézio 148) Les actes de langage en question présentent pourtant la particularité que leur contenu propositionnel est au fond constitué par le texte qui va suivre. Ce ne sont donc pas des énoncés intégrés dans le tissu du texte, mais qui commentent le texte qui leur sert de support. C’est ce que j’appelle pour cette raison des énoncés métatextuels (cf. Wüest 2011: 117s.). Quant au rapport entre les deux phrases reliées par puisque, elle est nettement causale. Elle l’est aussi dans les exemples suivants. C’est ainsi que Marrou utilise ce type de constructions pour insister sur des assertions qui lui paraissent particulièrement importantes: 98 Argumentation et causalité (68) Il faut insister là-dessus, car la théorie classique de la «critique externe» négligeait se fait brutal . . . (Marrou 121) On peut aussi justifier de la sorte le choix d’un terme: (69) J’écris à dessein: Paris, car le pays dans son ensemble . . . reste à l’écart de ces luttes. (Furet 408) Dans tous ces cas, on utilise normalement car 14 ou puisque 15 . Le général de Gaulle est le seul auteur de notre corpus à utiliser aussi parce que: (70) Je dis une amélioration apparente, parce que les chiffres d’augmentation de salaires, cela ne signifie absolument rien si l’économie et les finances françaises ne peuvent pas les supporter . . . (298; autre exemple: 191) On trouve aussi certaines constructions elliptiques. Dans l’exemple (71), c’est le verbe de parole qui est sous-entendu. Il s’agit d’expliquer pourquoi on peut dire «presque à son contact»: (71) En face de la marée conservatrice, et presque à son contact, puisque les républicains modérés ne forment plus qu’un centre-gauche exsangue, la gauche et l’extrême-gauche ont amélioré leur score électoral par rapport à l’année précédente . . . (Furet 279) Cette façon de parler s’inspire évidemment de la façon dont les différentes fractions sont assises dans l’hémicycle du parlement. Si droite et gauche se trouvent pratiquement côté à côte dans ce nouveau parlement, c’est parce qu’il n’y a plus guère de modérés. C’est pour cette raison qu’on peut dire que droite et gauche se trouvent «presque en contact». Cette construction elliptique s’utilise de même pour justifier une reformulation: (72) Le soleil, ou plus exactement sa lumière, car le soleil lui-même, la frontière franchie, vous ne le verrez plus, baissera de plus en plus . . . (Butor 135) 16 Le cas le plus curieux, c’est pourtant celui où ces tournures elliptiques font partie de dialogues: (73) Elle se méfia soudain: - Vous n’êtes pas de la police d’ici? - Je suis de Paris. - Parce que les gens d’ici devraient tout de même savoir ce que Francis fricote avec la Popine . . . (Simenon 68) 99 14 Exemples: Marrou 14, 117, 121, 178, 256; de Gaulle 51, 95, 112; Furet 408. 15 Exemples: Le Clézio 14; Camus 161; Simenon 110; Hagège 220; de Gaulle 81, 110, 149, 157, 323. 16 Exemples avec puisque: butor 15, 66, 107; Simenon 85. Jakob Wüest La phrase introduite par parce que sert à la personne qui la prononce à expliquer après coup pourquoi elle a posé la question «Vous n’êtes pas de la police d’ici? ». La phrase complète serait donc quelque chose comme «Je vous ai posé cette question parce que les gens d’ici . . .». On ne peut pas seulement justifier ainsi ses propres paroles dans un dialogue, mais le narrateur peut aussi expliquer de cette façon les paroles d’un des personnages dans un roman: (74) (Après avoir reçu des compliments.) Lalla Hawa se met à rire encore, elle répète: «Quel menteur! Quel menteur! » Parce qu’elle pense que ça ne lui ressemble pas. (Le Clézio 347) Si nous avons dit tout à l’heure que l’on indique presque toujours la cause d’un dire par les connecteurs car ou puisque, ce genre de raisonnement est introduit dans les textes dialogués presque exclusivement avec parce que. Le Trésor de la langue française (s. parce que, B) donne une série d’autres exemples de cette construction qu’il qualifie de familière. Georges Simenon semble confirmer ce jugement stylistique. Il met quatre fois la construction avec parce que dans la bouche de gens de condition modeste 17 , mais il utilise car dans l’exemple où le narrateur justifie lui-même les propos de Maigret: (75) - Vous connaissez le docteur Bellamy? - Je le connais. - Je veux dire: le connaissez-vous seulement comme médecin ou l’avez-vous connu sur le plan social ? Car ils devaient appartenir tous les deux au même monde. (110) 6. Résultats 6.1 Les difficultés d’une enquête quantitative Les résultats que nous publions ci-après sont le résultat de plusieurs relectures de nos textes, relectures qui nous ont permis d’affiner progressivement les critères de notre classification. La tâche n’a pourtant pas été facile, car je me suis souvent heurté à des exemples difficilement compréhensibles. Pour identifier les rapports de cause à conséquence, je me suis servi du test que j’ai décrit plus haut. Partant de l’idée que, dans une relation causale, la cause p et la conséquence q sont présentées par le sujet parlant comme des faits incontestables, j’ai eu recours à des paraphrases du type «Le fait que p est la cause du fait que q». Il restait à décider si la phrase qu’on obtenait de cette manière faisait du 100 17 Simenon 34, 68, 71, 95. Autres exemples: Butor 172; Le Clézio 159, 347 et, à mon avis, aussi 423. Argumentation et causalité sens ou pas, ce qui est en fin de compte une décision plutôt subjective. Le rationaliste que je suis a ainsi achoppé sur certaines phrases du roman de Le Clézio: (76) Mais c’était une route qui n’avait pas de fin, car elle était plus longue que la vie humaine. (24) La scène a lieu au bord de l’océan, à la lisière du Sahara, et l’auteur a été manifestement soucieux de s’inspirer de la pensée «pré-rationaliste» des peuples sahariens. Il s’agit donc d’une causalité qui n’est simplement pas la mienne. Dans la mesure où les argumentations reposent toujours sur de l’implicite, leur identification s’est avérée beaucoup plus difficile que celle de la causalité. Nous ne pouvons pas décrire ici pour chaque exemple comment nous l’avons interprété. Malheureusement, il y avait relativement beaucoup de cas où l’on ne pouvait que deviner ce que l’auteur avait voulu dire. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce sont les textes non littéraires qui contenaient d’ailleurs plus d’obscurité que les textes littéraires. Les deux phrases suivantes du général de Gaulle sont encore relativement faciles à comprendre parce qu’elles s’expliquent mutuellement: (77) . . . ce sont des mérites, des progrès, des espoirs, qui ne peuvent, en fin de compte, que servir à tous les hommes. Mais n’est-ce pas dans l’ordre des choses, puisque ce sont des mérites, des progrès, des espoirs, français? (190) (78) Cette action vise à atteindre des buts liés entre eux et qui, parce qu’ils sont français, répondent à l’intérêt des hommes. (252) L’argumentation repose ici sur une prémisse implicite que l’on peut qualifier d’idéologème: «Ce qui est français est bon pour l’humanité». Mais voici comment de Gaulle justifie les relations particulières entre la France et la Roumanie: (79) . . . à la base des rapports franco-roumains, quel qu’ait été le cours de l’Histoire, il y eut toujours le sentiment d’une communauté profonde des intérêts et une amitié donnée une fois pour toutes. Car, sur un continent peuplé essentiellement de Latins, de Germains et de Slaves, nous, Français, sommes depuis l’origine les champions de l’Occident et vous êtes la «Romania». (281) On devine que c’est une argumentation, mais je ne puis qu’avouer que je n’ai pas réussi à la comprendre. Dans son livre La Révolution II, François Furet cherche à démontrer que les Français ont, tout au long du XIX e siècle, interprété les événements de leur temps à la lumière de la Révolution française, le personnel politique de cette époque rejouant en quelque sorte les rôles des révolutionnaires et des bonapartistes. Ce n’est que si l’on tient compte de cette thèse fondamentale que la phrase suivante, où il est question de Napoléon III, devient compréhensible: 101 Jakob Wüest (80) De cette fausse guerre civile qu’elle a recommencée dans l’imaginaire national, Napoléon était l’inévitable arbitre, choisi par avance puisque l’histoire avait déjà eu lieu. (311) L’argumentation est manifestement la suivante: «Napoléon III joue le rôle de Napoléon I er . Or, Napoléon I er a servi d’arbitre dans une situation pareille. Donc, Napoléon III va jouer le rôle d’arbitre.» C’est un raisonnement semblable qui doit se trouver à la base de la phrase suivante. Cela n’empêche que je trouve ce raisonnement toujours un peu contradictoire: (81) C’est la Révolution de Rousseau, annonciatrice de ce que sera demain, car elle est tombée avec Robespierre le 9 Thermidor. (199) 6.2 Emplois particuliers de car En ce qui concerne car, j’ai eu quelques doutes si son usage est toujours causal ou argumentatif. Cela vaut d’abord pour un certain nombre d’argumentations tautologiques: (82) Stepan. - J’ai eu honte de moi-même, une seule fois, et par la faute des autres. Quand on m’a donnée le fouet. Car on m’a donné le fouet. (Camus, Les Justes 336) (83) «. . . il faudrait bien un jour qu’elle sache . . . Car il le faudra bien, n’est-ce pas? » (Butor 176) Les exemples ne sont pas très nombreux. Butor (176, 177, 178) fait apparaître cette construction dans une seule et même conversation. À part un exemple chez Marrou (. . . un mythe, car c’est un mythe . . . 174), on la trouve donc surtout chez Camus (175, 193, 286, 336, 381). Je pense que l’on peut considérer ces exemples comme un cas particulier d’argumentation. Par contre, j’ai décidé d’exclure de mes statistiques des emplois comme les suivants: (84) - Si tu voyais la jolie petite fille qu’on a amenée dans la salle . . . La salle, c’était la salle commune, car il y avait en somme trois classes, comme dans les trains: la salle commune, qui faisait office de troisièmes classes, puis les chambres à deux lits et enfin, au somme de la hiérarchie, les chambres à un lit. (Simenon 18) À coup sûr, car n’introduit pas de cause, mais d’argument non plus. Est-ce qu’il s’agit d’expliquer ce qu’est une salle commune? On peut en douter, car à l’époque où ce roman fut écrit (1948), c’était encore une réalité fort répandue dans les hôpitaux. Le car n’établit donc qu’un lien fort vague entre deux phrases. Dans l’exemple suivant, c’est le choix du connecteur car qui surprend: (85) Du positivisme d’Auguste Comte, [Clotilde de Vaux] retient la version de Littré, qui est la moins incompatible avec l’héritage démocratique. Car la difficulté reste toujours de 102 Argumentation et causalité tenir ensemble les Droits de l’homme et la liberté, d’une part, et de l’autre une vision historiciste de la marche de la raison, où il n’y a pas de place pour la souveraineté des individus. (Furet 366) On s’attendrait à ce que la phrase introduite par car nous explique pourquoi la philosophie de Littré est moins incompatible avec la démocratie que d’autres formes du positivisme. En réalité, elle exprime que cette incompatibilité subsiste même chez Littré. On argumente donc dans une direction différente de celle que semble annoncer la phrase précédente. C’est pourquoi un connecteur adversatif comme cependant conviendrait mieux dans ce cas que car. Dans l’exemple suivant, il est d’abord question de la vie que Léon Delmont menait à Paris: (86) . . . toute cette demi-vie se refermait autour de vous comme une pince, comme les mains d’un étrangleur, toute cette existence larvaire, crépusculaire, à laquelle vous alliez échapper enfin. Car vous l’aviez dans votre serviette, cet indicateur à couverture bleue . . . (Butor 39) On comprend que cet indicateur est en quelque sorte le symbole de l’escapade que notre héros est en train de préparer, mais ce n’est pas à proprement parler une argumentation, et encore moins une cause. Il s’agit plutôt d’une d’association d’idées que d’une argumentation logique. Il paraît donc qu’il y a des emplois de car qui ne sont ni causals ni argumentatifs, mais simplement associatifs. Et ces exemples ne sont pas vraiment rares. En plus de l’unique exemple de Simenon, nous avons compté sept exemples chez Furet (40, 142, 179, 313, 366, 368, 436), quatre chez Butor (39, 207, 226, 238), deux chez Hagège (82, 127) et deux chez de Gaulle, mais seulement en 1968, année fatidique (283, 344). On fera à ce propos deux constations. Ce sont essentiellement les auteurs qui font les phrases les plus complexes qui ont recours à cet emploi non orthodoxe. Et il ne concerne que car, et car, qui introduit une phrase indépendante, la relie sans doute moins fortement à celle qui précède que les connecteurs subordonnants parce que et puisque. Signalons encore comme curiosité l’emploi de car dans la fonction d’un donc répétitif chez Simenon (29). L’inspecteur Mansuy dit à un vagabond qu’il vient d’attraper: «Je suppose que cette fois, tu ne nieras pas.» Quand il ne reçoit pas de réponse, il répète: «Car tu ne nies pas, je suppose.» 6.3 Résultats statistiques Pour les statistiques qui suivent, nous n’avons pas pris en compte les emplois que nous venons d’énumérer en dernier lieu. Nous avons également exclu deux phrases inclassables parce qu’inachevées: Le Clézio 338 (parce que), Butor 153 (car). 103 Jakob Wüest parce que car puisque cause argument cause argument cause argument Le Clézio 307 11 43 16 4 4 Butor 120 3 41 21 36 39 Simenon 50 2 17 17 4 9 Camus 51 0 5 27 16 27 Hagège 55 0 45 17 31 17 Marrou 28 3 1 87 1 10 de Gaulle 98 10 35 69 15 20 Furet 36 0 17 28 46 36 645 29 204 282 153 162 Il y a un résultat qui saute aux yeux. Si les trois connecteurs ont une double fonction causale et argumentative, l’emploi de parce que est le plus souvent causal et rarement argumentatif. Chez trois auteurs, j’ai même estimé que tous les exemples sont causals. Soulignons pourtant encore une fois que notre définition de la causalité est large. Il ne faut pas qu’il existe un rapport de cause à conséquence dans la réalité; sinon, il ne pourrait pas y avoir de causalité dans les textes fictionnels. Il suffit qu’un individu établisse un tel rapport dans son esprit. Par ailleurs, on constate des différences non négligeables d’un auteur à l’autre. 6.4 Textes littéraires On trouve le plus faible pourcentage d’argumentations dans Désert de J.-M. G. Le Clézio (8%). Bien que cet auteur raconte parallèlement deux histoires, la structure des deux récits est relativement conventionnelle. Nous avons affaire à ce que Gérard Genette 2007: 194s. appelle la focalisation zéro, où un narrateur omniscient connaît toutes les pensées et tous les sentiments des protagonistes du roman. À vrai dire, argumentation et narration s’excluent mutuellement, alors que la narration a, comme nous l’avons vu, des traits en commun avec la causalité. Dans un roman, on ne trouve donc des argumentations que dans les commentaires que l’auteur a jugé nécessaires d’ajouter au récit et surtout dans les discours rapportés. Or, les personnages de ce roman raisonnent peu; en revanche, il est beaucoup questions de leurs sentiments et de leurs croyances. La structure de la Modification de Michel Butor est beaucoup moins conventionnelle. Il s’agit d’une sorte de monologue intérieur, où le narrateur vouvoie pourtant le protagoniste principal, Léon Delmont. Comme dans la focalisation interne, le narrateur connaît les pensées intimes de ce dernier et seulement de ce dernier. Ajoutons que Léon Delmont est assez raisonneur. C’est ce qui explique le pourcentage plus élevé d’argumentations (24%). 104 Argumentation et causalité Dans ses romans policiers, Georges Simenon adopte également la focalisation interne, même s’il n’est pas toujours conséquent. Pour maintenir le suspense, les lecteurs n’ont pas droit à savoir plus que l’inspecteur Maigret. Comme cela est caractéristique pour un genre plutôt populaire, les dialogues y occupent une place nettement plus importante que dans les deux romans que nous venons de citer. C’est ce qui explique le pourcentage également relativement élevé des argumentations (28,3%). Notre quatrième auteur littéraire est Albert Camus. Dans ce cas, il ne s’agit pourtant plus d’un roman, mais de quatre pièces de théâtre. Vu le rôle dominant des dialogues, il n’est pas étonnant de trouver là le pourcentage le plus élevé d’argumentations parmi les textes littéraires (32,1%). Ce qui nous a frappé tout particulièrement, c’est que la fréquence des connecteurs dans les quatre pièces est assez inégale. Sur un total de 51 occurrences de parce que, on en trouve presque la moitié, soit 24, dans Caligula et une seule dans le Malentendu. De plus, 11 des 24 exemples dans Caligula sont des réponses à la question Pourquoi? , une construction typiquement dialogale. Dans notre corpus, il n’y a que trois autres exemples de cet emploi, le premier dans Les Justes de Camus (363), le deuxième dans une interview du général de Gaulle (304) et le troisième dans un soliloque chez Simenon (181). 6.5 Textes non littéraires En ce qui concerne la fréquence des argumentations, la différence entre L’homme de parole de Claude Hagège et De la connaissance historique d’Henri-Irénée Marrou est extrême. Il y a seulement 20,6% d’arguments chez Hagège, mais 76,9% chez Marrou. Cela tient à la nature de ces deux ouvrages. Malgré le succès qu’il a connu en librairie, L’homme de parole de Hagège est un livre d’érudition, qui accorde une large place à l’histoire de la pensée linguistique et explique le pourquoi des théories citées, tout en se distanciant de certaines d’entre elles. Marrou défend au contraire sa conception de l’histoire; c’est un livre très personnel où l’auteur est constamment amené à justifier son point de vue. En outre, Marrou est le seul de nos auteurs à utiliser car et puisque presque uniquement pour argumenter. Hagège est en revanche l’auteur où les tournures syntaxiques spécifiques à parce que abondent. Ce sont les emplois où parce que apparaît dans le focus de la phrase, où il est précédé d’un adverbe, ou encore où il se trouve dans la portée de l’interrogation et de la négation. Si j’ajoute les cinq constructions elliptiques adjectif + parce que + adjectif (participe) et l’unique exemple d’un Parce que? interrogatif de notre corpus, j’arrive à 38 parce que (sur 55) employés dans des constructions propres à parce que, alors que ces constructions sont beaucoup plus rares dans les autres textes. On aurait pu s’attendre à ce que les discours de Charles de Gaulle soient plus argumentatifs qu’ils ne le sont en réalité (40,1%). À dire vrai, nous avons utilisé le recueil de ses Discours et messages de 1966 à 1969, recueil qui ne contient pas seulement les discours politiques proprement dits, où l’argumentation est primordiale, 105 Jakob Wüest mais aussi des interviews et surtout un nombre considérable d’allocutions prononcées lors de ses voyages ou en recevant des hôtes à l’Elysée. Ces allocutions sont du genre épidictique et, par conséquent, peu argumentatives. Reste le livre La Révolution II. 1814-1880 de François Furet que j’ai tenu à inclure dans mon corpus parce que j’étais frappé dès ma première lecture par la fréquence vraiment exceptionnelle de puisque. À part cela, l’emploi des trois connecteurs ne se distingue pourtant pas foncièrement de ce que nous avons trouvé dans les autres textes. La fréquence de l’argumentation avec 39,3% est plutôt moyenne. 7. Conclusions Si les trois connecteurs parce que, car et puisque sont largement synonymes, nous avons tout de même pu constater qu’ils se distinguent par certains emplois. Il paraît ainsi que car est le seul de nos trois connecteurs qui ne connaît pas seulement des fonctions causales et argumentatives. Quant à la théorie selon laquelle puisque n’introduirait que des arguments déjà connus, elle a déjà été réfutée par Ducrot 1983b et par Olsen 2001. C’est au contraire car qui ne peut pas servir à introduire des arguments déjà connus. Cette faculté revient alors en priorité à puisque de sorte qu’elle a pu apparaître comme prototypique de ce connecteur. En revanche, puisque subit une restriction en ce qui concerne son usage causal: il ne se prête pas à introduire une cause qui précède sa conséquence dans le temps. Le résultat le plus net que nous avons obtenu concerne pourtant le niveau de l’usage. Bien que parce que ne semble pas subir de restrictions en ce qui concerne son usage argumentatif, il n’est que très rarement argumentatif et presque toujours causal. Zurich Jakob Wüest Bibliographie Textes antiques et médiévaux Aristotelis Ars rhetorica, recognovit brevique adnotatione critica instruxit W. D. Ross, Oxonii 1963 (trad. fr. par M. Dufour/ A. Wartelle, Paris 1998) Aristotelis Topica et Sophistici elenchi, recognovit brevique adnotatione critica instruxit W. D. Ross, Oxonii 1963 (trad. fr. par J. 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