Vox Romanica
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0042-899X
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Francke Verlag Tübingen
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2014
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Kristol De StefaniPourquoi moderniser l’orthographe? Principes d’ecdotique et littérature du XVIIe siècle
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Simon Gabay
Le présent article interroge la pratique des éditeurs de littérature francophone du dix-septième siècle, et notamment leur tendance à moderniser l’orthographe des oeuvres dans la quasi-totalité des cas. Nous tentons de démontrer dans un premier temps que les arguments avancés pour justifier cette pratique ne sont pas recevables. Nous esquissons ensuite une comparaison entre la pratique ecdotique des francistes et celle des dix-septièmistes spécialisés dans les domaines anglais, allemand, italien et espagnol pour nous rendre compte, par-delà l’hétérogénéité des choix éditoriaux, de l’isolement de la position française. Nous terminons par une tentative d’explication de cette exception, que nous imputons à l’acceptation difficile de la profondeur diachronique de la langue française, tout particulièrement pour un XVIIe siècle fortement idéalisé.
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Vox Romanica 73 (2014): 27-42 Pourquoi moderniser l’orthographe? Principes d’ecdotique et littérature du XVII e siècle Résumé: Le présent article interroge la pratique des éditeurs de littérature francophone du dix-septième siècle, et notamment leur tendance à moderniser l’orthographe des œuvres dans la quasi-totalité des cas. Nous tentons de démontrer dans un premier temps que les arguments avancés pour justifier cette pratique ne sont pas recevables. Nous esquissons ensuite une comparaison entre la pratique ecdotique des francistes et celle des dix-septièmistes spécialisés dans les domaines anglais, allemand, italien et espagnol pour nous rendre compte, par-delà l’hétérogénéité des choix éditoriaux, de l’isolement de la position française. Nous terminons par une tentative d’explication de cette exception, que nous imputons à l’acceptation difficile de la profondeur diachronique de la langue française, tout particulièrement pour un XVII e siècle fortement idéalisé. Mots clé: philologie, ecdotique, littérature, dix-septième siècle, ponctuation, orthographe, approche comparatiste Keywords: Philology, Ecdotics, Literature, 17 th Century, Punctuation, Orthography, Comparative Approach Vous imaginez mon angoisse, car ces contes sont anciens, et vous êtes terriblement modernes, comme on dit quand on est vivant, enfin nous verrons bien ... Max Ophüls, Le Plaisir (1952). Depuis les travaux fondateurs de Nina Catach sur la ponctuation 1 , l’ecdotique du XVII e siècle est en pleine effervescence. De nouvelles éditions, plus respectueuses des versions anciennes faisant autorité (manuscrit, editio princeps, editio ultima etc.), sont apparues, notamment en ce qui concerne la littérature théâtrale. Prétextant une ponctuation non pas syntaxique, mais pneumatique, trace ultime de l’art déclamatoire du comédien, les chercheurs ont adopté de nouveaux principes éditoriaux se fondant sur le refus de toute modernisation en matière de ponctuation. Nous avons en revanche scrupuleusement respecté la ponctuation originale - sauf dans quelques rares cas, manifestement fautifs -, bien qu’elle puisse parfois surprendre nos habitudes de lecture. Outre que moderniser la ponctuation, comme on le fait depuis deux siècles, aboutit souvent à imposer l’interprétation de l’éditeur (de telle sorte que le même texte établi par deux éditeurs différents peut présenter des ponctuations différentes et, partant, des nuances de sens différentes), il s’agit d’une véritable trahison des intentions explicites d’un auteur pour qui la ponctuation - à la différence de l’orthographe - relevait de règles stables, quoique différentes des nôtres, et jouait un rôle essentiel dans la lecture de ses vers. (Racine, ed. Forestier 1999: lix). 1 Le numéro spécial de Langue française dirigé par Nina Catach 1980 reste l’une des dates marquantes de ce récent champ de recherche. Simon Gabay 28 2 «On se demande bien en quoi une modernisation raisonnée, accordant avec prudence syntaxe et expressivité serait plus critiquable que le maintien d’un amas de bizarreries fluctuantes dont on cherche vainement la justification.» (Giraud 2001: §37). Le problème est que la ponctuation n’est justement pas stable (Riffaud 2007), comme l’orthographe. Cela ne veut cependant pas dire qu’il n’y a pas de règle. La ponctuation de la phrase s’appuie autant sur le sens que l’orthographe sur la prononciation: on ne peut pas parler d’une voiture, rouge comme on ne peut pas écrire camion ufreasdgre. Au XVII e siècle, les règles sont encore plus descriptives que normatives, certes, mais il existe des règles quand même. Tout est alors question de cohérence. Yves Giraud, dans une réponse cinglante à l’édition de Racine par Georges Forestier, plaide pour une modernisation plus poussée de la ponctuation comme de l’orthographe 2 . D’autres, comme Alain Niderst, ont depuis pris le parti inverse en défendant la conservation conjointe de la ponctuation et de l’orthographe originelles, le choix de respecter l’une sans l’autre étant à bannir. Introduire dans un texte dont on a modernisé l’orthographe, une ponctuation archaïque, c’est perdre la clarté qu’y introduit l’usage actuel avec son rationalisme, et c’est créer un objet mixte et, pour ainsi dire, monstrueux qui rend la lecture fort malaisée. Comment le lecteur pourraitil simultanément adopter deux attitudes différentes et presque contradictoires - lire le texte comme un texte moderne et s’arrêter ici un peu plus longuement, ici un peu moins, en obéissant aux signes que porte ce texte? (Niderst 2001: 295). La question éditoriale, loin d’être close, nous semble donc grande ouverte. Si le respect de la ponctuation originale est désormais (presque) acquis, il ne l’est toujours pas en ce qui concerne l’orthographe. Comment donc les éditeurs justifient-ils ce choix? Reprenons Georges Forestier: Il importe peu de savoir aujourd’hui, sinon à titre de curiosité, que le premier vers d’Andromaque revêtait cette forme: «Ouy, puis que je retrouve un Amy si fidelle». Moderniser l’orthographe n’affecte en rien la lettre des textes dans la mesure où la graphie des mots n’était pas fixée à l’époque. (Racine, ed. Forestier 1999: lx). On est encore devant un beau paradoxe: «moderniser l’orthographe n’affecte en rien la lettre des textes»! Il nous semble que c’est justement tout le contraire: si une telle opération peut (à la rigueur) préserver l’esprit de l’œuvre, ce qu’elle sacrifie, c’est bien précisément sa lettre. «Il importe peu de savoir aujourd’hui, sinon à titre de curiosité [...]». N’est-ce pas le métier du chercheur, d’être curieux? N’est-ce pas tout bonnement ce que l’on attend du lecteur, du viro bono, qu’il soit curieux? En dehors des curieux, combien de personnes ont acheté l’édition de Racine? Probablement peu ... Sont-ils à une curiosité près? Probablement pas. Le touriste romain peut faire tout ce qu’il veut, il lui reste impossible de déchiffrer la totalité de la frise sur la colonne de Trajan, le haut étant inaccessible à son regard. Pourquoi alors aller à Rome? Il suffit d’ouvrir Pourquoi moderniser l’orthographe? 29 un manuel d’histoire: la consultation est plus aisée, l’opération moins onéreuse, la reproduction bien mieux déchiffrable. Mais le touriste veut voir la vraie colonne. Le principe de lisibilité, quoique important, ne peut être un but unique auquel le reste est subordonné; il existe aussi une curiosité pour l’authentique, qui ne peut pas être un but en soi, mais ne peut pas non plus être évacué d’un revers de main. Il est d’ailleurs amusant et paradoxal de constater qu’on peut trouver une attitude exactement inverse dans d’autres univers culturels, tels que la musique par exemple. Si Glenn Gould joue du Bach sur un piano, c’est parce que l’instrument est plus facilement accessible qu’un clavecin, à une époque où le mouvement des baroqueux n’a pas encore l’importance qu’il a acquise depuis. Si l’on joue les pièces que Lully a composées pour les Vingt-quatre Violons du Roi avec des instruments modernes, c’est parce que nous sommes incapables de reconstituer certains instruments disparus depuis. Et pourtant, musiciens et musicologues s’acharnent, engageant des sommes parfois importantes, à reconstituer le son de l’époque. En littérature, l’inverse se produit: alors que la reconstitution est relativement facile (et bon marché), nous nous escrimons à moderniser. On pourrait argüer que la modernisation orthographique simplifie la compréhension du lecteur moderne. Outre que la lecture ne nous paraît aucunement un acte simple, et qu’il est donc vain de le simplifier, nous nous demandons si nous ne succombons pas là à une illusion dangereuse. Les plaintes des enseignants sur le manque d’entrain, voire de compétence pour lire les littératures plus anciennes (Moyen Âge, Renaissance) de la part des jeunes ne trouvent-elles pas leur source dans le fait qu’on ne les entraîne plus à acquérir la souplesse linguistique nécessaire pour lire les œuvres du passé? Et si l’on modifie l’orthographe du XVII e siècle, pourquoi ne pas faire de même pour Rabelais ou Chrétien de Troyes, autrement plus durs à comprendre (du point de vue linguistique) qu’une maxime de La Rochefoucauld? Aide-t-on le lecteur en lui proposant: Roi, si à ta cour chevalier a Même un en qui tu te fiasses Que la reine lui osasses Bailler pour mener en ce bois Après moi, là où je m’en vais, Au lieu de: Rois, s’a ta cort chevalier a Nes un an cui tu te fiasses Que la reïne li osasses Baillier por mener an ce bois Aprés moi, la ou ge m’an vois, (Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charette, v. 70-74, ed. Méla 2002) Assez peu. Y perd-on? Beaucoup. La disparition de la scripta engloutit avec elle tout un pan de l’œuvre. Le passage d’une forme élidée (s’a) à une forme pleine Simon Gabay 30 3 «Puis donc que vous e ſ tes le createur de tous les temps ...» (Augustin d’Hippone 1649: 454). (si à) rend le vers hypermétrique. La modernisation impose un état phonétique inconnu au XIII e siècle qui fait disparaître la rime (bois/ vois vs. bois/ vais). Et puis que faire des mots aujourd’hui disparus, comme nes (= adv. neïs ‘même’): faut-il les traduire? Les médiévistes n’étant pas sots, ils ont donc séparé le travail en deux pour rester rigoureux tout en rendant accessibles leurs recherches: il existe des éditions d’une part, et des traductions de l’autre. Les spécialistes du XVII e siècle, pour qui la distance linguistique justifie difficilement de tels doublons, ont choisi de tout moderniser, ce qui produit le paradoxe suivant: la langue la plus proche de nous, et de ce fait la plus compréhensible, est la plus «corrigée». On aplanit toute profondeur historique, et surtout on laisse croire que les règles établies par Vaugelas et ses coreligionnaires de la normativité linguistique absolue arrivent en bloc et s’imposent d’un coup à la langue. La littérature «classique» l’est peut-être par certains aspects, mais clairement pas sur tous. On pourra toujours dire que, sans le voir, tout le monde sait que cette langue n’est pas originale. Est-il pérenne de supposer qu’une chose reste sue, sans être jamais vue? Dans la mesure où cela n’est presque jamais réellement rappelé, on peut douter d’une telle certitude. Et quand bien même serait-ce possible, la connaissance précise de cette variation diachronique disparaît nécessairement pour quiconque n’est pas en contact régulier avec des documents d’époque. En outre, c’est justement cette profondeur historique qui intéresse un public de spécialistes, non plus «à titre de curiosité», mais comme objet scientifique. L’histoire de la langue ne peut se contenter de la littérature «noble» des grands écrivains: elle doit se tourner vers les archives, les inscriptions, la toponymie, etc. Elle ne doit cependant pas évacuer le canon littéraire, qui représente un état de langue particulier et donc intéressant: mais comment peuvent faire les linguistes sans transcriptions respectueuses des sources? L’exemple donné par G. Forestier («Ouy, puis que je retrouve un Amy si fidelle») est ainsi instructif à plusieurs titres. Il montre une orthographe réglée, quoiqu’en mutation, mais nullement erratique. La graphie ll (fidelle), qui permet de marquer l’ouverture de la voyelle antécédente, est tout à fait cohérente et reste opérante en français contemporain (cf. nouvelle, pelle, etc.). La graphie si montre la transition lente de -y final (ouy, amy) à -i final typique de la fin du XVII e siècle. Le maintien de puis que en deux mots n’est pas qu’un reliquat de l’ancienne langue: la séparation est encore assez vivante au XVII e siècle pour former une locution conjonctive élargie du type puis donc que, comme chez Arnauld d’Andilly 3 . Enfin, la majuscule a été jugée assez intéressante pour être conservée dans la version finalement éditée («Oui, puisque je retrouve un Ami si fidèle»). D’ailleurs, si on modifie l’orthographe pour simplifier la lecture, doit-on aussi modifier la syntaxe dans le même sens? Elle n’est en effet guère plus fixe et parfois tout aussi étrange que l’orthographe du XVII e siècle. Molière écrit dans Le Misanthrope: Pourquoi moderniser l’orthographe? 31 4 Les hispanistes, qui modernisent beaucoup (cf. infra), quoique moins que les francistes, utilisent le même argument: «Las grafías (y puntuación) en los impresos no son del autor sino de los cajistas, y en los manuscritos no autógrafos, de los copistas.» (Arellano 2007: 36). Lorsqu’un Homme vous vient embrasser avec joie (Molière, ed. Forestier 2010: 649). Ne peut-on pas moderniser: Lorsqu’un homme vient vous embrasser avec joie ... Certains feront remarquer que l’on ne corrige plus à la marge, mais que l’on bouleverse ici l’ordre des mots de la phrase, et donc que l’on modifie le style de l’auteur. C’est vrai. Mais regardons le vers suivant: Il faut bien le payer de la même monnaie La rime «joie»/ «monnaie» obtenue du fait de la cohérence de la modernisation (explicitement défendue par l’éditeur, cf. Molière, ed. Forestier 2010: cxi) est-elle plus contestable que la postposition du pronom? Est-il finalement beaucoup plus compliqué de lire: Lors qu’vn Homme vous vient embra ſſ er auec joye, Il faut bien le payer de la me ſ me monoye, (Molière 1667: 3). Mais si l’on décide de conserver l’orthographe, doit-on alors employer le s long? Et que faire des binômes i/ j et u/ v, dont le typographe a une utilisation fluctuante pour le premier («joye», mais quatre vers plus loin «ie ne puis souffrir») et positionnelle pour l’autre (v à l’initial, type Vniuers encore quelques vers plus loin)? Afin d’évacuer ce débat, on a tenté de rejeter sur le typographe la responsabilité de la ponctuation et de l’orthographe, en arguant que «les témoignages accréditent la séparation entre les deux sphères, celle de l’écrivain, et celle de l’imprimeur» (Riffaud 2007: 132) 4 . Alain Riffaud avance, pour appuyer cette idée, l’extrait suivant d’une lettre de Rousseau à son éditeur, Marc-Michel Rey, datée du 3 janvier 1755 (Riffaud 2007: 131): Les fautes de ponctuation sont innombrables. Quand j’ai désiré qu’on suivit exactement le manuscrit je n’entendois pas parler de la ponctuation qui y est fort vicieuse. Priez M. l’Abbé Yvon de vouloir bien la rétablir dans les épreuves suivantes. (Rousseau, ed. Leigh 1966: 85). Alain Riffaud oublie cependant de rappeler qu’une autre lettre au même Rey, écrite quelques années plus tard (le 8 juillet 1758), donne les indications suivantes lors de la relecture d’épreuves: Simon Gabay 32 page 186, ligne 5 en remontant. femmes je n’avois point mis cette s, otez-la; vous me direz qu’elle est fort indifférente, et vous avez raison quant au sens; mais outre que le singulier est plus élegant, ce pluriel ajoûte dans la phrase une sillabe qui en gâte absolument l’harmonie, et l’harmonie me paroit d’une si grande importance en fait de stile que je la mets immédiatement après la clarté, même avant la correction. (Rousseau, ed. Leigh 1967: 111). L’année suivante, dans une lettre du 14 mars 1759, le même Rousseau conclut: On suivra exactement mon manuscrit, l’orthographe, la ponctuation, même les fautes, sans se mêler d’y rien corriger. (Rousseau, ed. Leigh 1968: 44). S’il a bien existé une tradition de laisser les typographes s’occuper de la ponctuation et de l’orthographe, il ne faut cependant pas l’étendre à tous les auteurs, ni à toute l’œuvre d’un auteur. Jean Christophe Pellat 2001: 319-20 a bien montré l’influence des manuscrits de Boileau sur les imprimés, et on sait depuis désormais longtemps que John Milton († 1674), bien qu’aveugle, continuait de surveiller de près les éditions successives de Paradise Lost, notamment en ce qui concerne la ponctuation et l’orthographe (Milton, ed. Darbishire 1955). En France, Alain Riffaud cite aussi Descartes: Il est vray que, pour l’orthographe, c’est à l’imprimeur de le défendre; car je n’ay en cela désiré de luy autre chose, sinon qu’il suivît l’usage. (Riffaud 2007: 131). Reprenons le texte original, en entier, et sans la modernisation vague et fautive que propose A. Riffaud: Il est vray que pour l’ortographe c’e ſ t à l’imprimeur à la deffendre; car ie n’ay en cela de ſ iré de luy autre cho ſ e, ſ inon qu’il ſ uiui ſ t l’vsage: & comme ie ne luy ay point fait o ſ ter le p de corps, ou le t d’e ſ prits, lors qu’il les y a mis, au ſſ i n’ay-je pas eu ſ oin de les luy faire adjoûter, lors qu’il les a lai ſſ ez, à cause que ie n’ay point remarqué qu’il l’ait fait en aucun pa ſſ age, où cela pu ſ t cau ſ er de l’ambiguité. Au re ſ te ie n’ay point de ſſ in de reformer l’ortographe Françoi ſ e, ny ne voudrois con ſ eiller à personne de l’apprendre dans vn liure imprimé à Leyde; mais s’il faut icy que i’en die mon opinion, ie croy que ſ i on suiuoit exactement la prononciation, cela apporteroit beaucoup plus de commodité aux e ſ trangers pour apprendre no ſ tre langue, que l’ambiguité de quelques equiuoques ne donneroit d’incommodité à eux ou à nous: car c’e ſ t en parlant qu’on compo ſ e les langues plûto ſ t qu’en écriuant; ... (Descartes, ed. Adam/ Tannery 1988: 46). Descartes sacrifie à l’usage plus qu’il ne le défend: il demande une graphie étymologique (esprit , spiritus) dans certains cas car elle peut paraître nécessaire, mais il conserve au fond une préférence pour la graphie phonétique (espri) qu’il estime plus simple et tout aussi efficace. L’auteur du Discours de la méthode n’oriente donc pas la correction dans le sens de la normalisation, mais dans celui de la clarification, ce qui est un travail différent malgré d’apparentes similitudes. Or la plupart des lettres du philosophe ne nous sont pas parvenues sous forme manuscrite, mais via l’édition Clerselier († 1684, cf. Descartes 1659: 14), qui a déjà fait ce travail pour rendre le texte lisible: pourquoi le recommencer? Ainsi, les éditeurs contemporains Pourquoi moderniser l’orthographe? 33 5 Clerselier transcrit adjou ſ ter et non adjoûter, dessein pour dessin, plu ſ to ſ t et non plûto ſ t, e ſ criuant et non écriuant. de la correspondance de Descartes, Charles Adam et Paul Tannery, qui connaissaient parfaitement les desiderata de l’auteur concernant l’édition de ses textes, ont-ils choisi de conserver l’orthographe originale, en se contentant d’ajouter quelques corrections (d’ailleurs contestables 5 ). Le problème est la pensée binaire qui domine trop souvent le débat: il y a l’auteur (sacré) d’une part, et le reste d’autre part. La philologie traditionnelle réagit différemment. En cas d’absence de manuscrit, nous nous retrouvons dans un cas classique: celui d’une ou plusieurs versions qui sont le fait de copistes (membres d’un scriptorium médiéval ou typographes modernes). En présence de variation, s’il est possible de deviner ce que l’original proposait comme leçon, cette dernière est à privilégier; mais en l’absence de tout indice il convient de respecter l’état du texte tel qu’il nous est parvenu aussi scrupuleusement que possible - sauf, évidemment, en cas d’aberration. Ce qu’il nous reste comme copie n’est pas négligeable: même si le texte est étrange, les versions ont au moins la légitimité historique pour elles, car c’est ainsi que des lecteurs ont pu avoir accès à l’œuvre, alors que toute innovation crée une version inédite. Au lieu d’éditer le texte, on produit une nouvelle copie. Dans la solution qu’il propose, Alain Riffaud cerne bien le problème de la cohérence éditoriale, chaque choix en entraînant d’autres, provoquant par un effet boule de neige soit une modernisation totale, soit un respect outrancier: Malgré tout, on pourrait mettre en avant le principe de précaution: en laissant la ponctuation originale, on donne à voir l’état du texte, on favorise le travail archéologique, on respecte l’original. Mais dans ce cas, il faudrait être conséquent et livrer aussi l’orthographe originale (ce que certains éditeurs font d’ailleurs). Elle aussi offre un témoignage précieux, permet de découvrir des habitudes typographiques, et de repérer les interventions de différentes mains. Cependant, si on pousse la logique jusqu’au bout, il faudrait préférer le fac simile. (Riffaud 2007: 207). Faisant remarquer que les originaux sont facilement accessibles sous forme numérisée, il conclut qu’il faut opter pour une édition qui «favorise l’accès au plus grand nombre, en la dotant d’une parure contemporaine, sous le contrôle vigilant, scrupuleux et informé du chercheur» (Riffaud 2007: 208). Nous ne croyons aucunement à cette solution. N’est-il pas un peu simpliste de régler ainsi le débat? Qu’accepter l’orthographe originale, c’est fatalement en arriver à ne publier que le fac simile? Depuis des décennies déjà, les latinistes ne corrigent plus le latin médiéval pour retrouver artificiellement l’orthographe classique de Cicéron, comme Migne l’a fait dans sa Patrologia Latina, mais ils restituent fidèlement le texte donné par les manuscrits. Le résultat n’en est pas moins lisible. En ce qui concerne le XVII e siècle, les autres traditions européennes arrivent à être plus respectueuses des langues originales, Simon Gabay 34 sans pour autant proposer les photographies des manuscrits originaux. Le début du Paradis perdu de John Milton († 1674) n’est pas édité And chiefly you, O spirit, that do prefer Before all temples the upright heart and pure Instruct me, for you know, you from the first Were present, and with mighty wings outspread Dove-like sat brooding on the vast abyss And made it pregnant. What in me is dark Illumine, what is low raise and support, That to the height of this great argument I may assert Eternal Providence And justify the ways of God to men. mais And chiefly thou, O Spirit, that dost prefer Before all temples th’ upright heart and pure Instruct me, for thou know’st, thou from the first Wast present and with mighty wings outspread Dove-like sat’st brooding on the vast abyss And mad’st it pregnant. What in me is dark Illumine, what is low raise and support, That to the heighth of this great argument I may assert Eternal Providence And justify the ways of God to men. (Milton, ed. Teskey 2005: 17-26). Le présent texte, préparé par Gordon Teskey, est très représentatif des différentes éditions scientifiques disponibles que nous avons consultées. Il est issu, comme dans la plupart des cas, de l’édition de 1674 «with a few emendations and some adaptions» (Milton, ed. Teskey 2005: xxviii). Regardons l’édition originale: And chiefly Thou O Spirit, that do ſ t prefer Before all Temples th’ upright heart and pure, Instruct me, for Thou know’ ſ t; Thou from the fir ſ t Wa ſ t present, and with mighty wings out ſ pread Dove-like ſ at ſ t brooding on the va ſ t Aby ſ s And mad’ ſ t it pregnant: What in me is dark Illumin, what is low rai ſ e and ſ upport; That to the highth of this great Argument I may a ſſ ert Eternal Providence, And ju ſ tifie the wayes of God to men. (Milton, ed. Fletcher 1948: 81). Le choix retenu par Teskey est clairement celui d’une voie médiane - ce qui n’est pas mentionné dans ses (maigres) principes d’établissement du texte (Milton, ed. Teskey 2005: xxvii s.). Les traits morphologiques caractéristiques de la langue anglaise du XVII e siècle sont conservés, comme le pronom de la deuxième personne du singulier thou, et les verbes do, know ou be conjugués à cette personne Pourquoi moderniser l’orthographe? 35 6 Le manuscrit a été mis en ligne par la Pierpont-Morgan Library de New York (ms. MA 307); cf. http: / / www.themorgan.org/ exhibitions/ milton.asp. 7 Cf. Milton, ed. Darbishire 1931. Le résultat est très proche de notre transcription de l’édition de 1674 proposée supra. 8 Cf. Milton, ed. Leonard 1998. L’éditeur n’indique pas la version du texte qu’il édite, mais il semble que ce soit une nouvelle fois l’édition de 1674. (dost, know’st, wast). La modernisation n’est pas intégrale: elle est parfois complète (wayes . ways), parfois partielle (highth . heighth, marquant l’absence de durcissement [ θ ] . [t] après une fricative que l’on trouve dans l’anglais contemporain height). La ponctuation originale disparaît, comme certaines majuscules (Thou, Temples, Aby ſ s). Un lecteur qui souhaiterait avoir un texte plus proche de l’original peut néanmoins se tourner vers l’édition du manuscrit 6 et de la première version du Paradise Lost (celle en dix livres de 1667, et non en douze de 1674) par Helen Darbishire, les deux versions étant éditées en regard et de manière scrupuleusement diplomatique (le ſ et le s sont même différenciés pour l’édition de 1667) 7 . Le lecteur novice (ou peu fortuné) pourra, quant à lui, se tourner vers l’édition grand public de J. Leonard publiée chez Penguin Classics, qui ressemble beaucoup à la version de Gordon Teskey (la ponctuation diffère légèrement) 8 . Une récente enquête sur les habitudes des spécialistes d’un autre auteur du XVII e siècle anglais, Andrew Marvell († 1621), conclut à l’utilisation égale de l’édition modernisante de Smith et de l’édition conservatrice de Margoliouth pour la recherche comme pour l’enseignement (Faust 2009). Concernant l’allemand, si l’on cherche à lire Leo Armenius d’Andreas Gryphius († 1664), on trouvera la transcription suivante du Trawrspiel: Das Blut / das ihr umbsonst f r Thron und Cron gewagt / Die Wunden / die ihr schier auff allen Glidern tragt / Der unbelohnte Dienst / das sorgenvolle Leben / Das ihr m ß’t tag f r tag in die Rappuse geben / Des F rsten grimmer Sinn / die Zwytracht in dem Stat / (Gryphius, ed. Mannack 1991: 1-5). Le texte est ici exactement le même que dans l’édition de 1663 (Gryphius 1663), qui sert de texte de base. On pourrait pourtant moderniser le texte en changeant certaines graphies (Cron . Krone, umbsonst . umsonst, Glidern . Gliedern, m ß’t . müßt, auff . auf, grimmer . grimmiger, Zwytracht . Zwietracht, Stat . Staat), mais l’éditeur scientifique se l’interdit. L’édition grand public publiée chez Reclam, qui propose quant à elle le texte de 1650, pousse même le respect de l’édition originale encore plus loin, en affirmant que «auf eine Normalisierung [sous-entendu: der Orthographie und Zeichensetzung] wurde verzichtet» (Gryphius, ed. Rusterholz 1971: 112), et en maintenant jusqu’à l’ancien emploi de i/ j et u/ v (DAs Blut / das jhr umbsonst f r Thron vnd Cron gewagt). Simon Gabay 36 9 «Del manoscritto seguimmo altresì la grafia: correggemmo invece gli errori da doversi dire della penna del copista, non tralasciando tuttavia di registrarli pure appiè di pagina, insieme con ogni altra particolarità in cui ci allontanammo dal codice.» (Galilée, ed. Favaro 1899: 14). 10 Cf. Galilée, ed. Chiari 1943: 87. L’éditeur scientifique ne modernise cependant pas tout: il garde de’ colori et dependenza, par exemple. Du côté de la philologie italienne, on trouve encore une fois des éditions non modernisées. Regardons l’édition Favaro des Considerazioni al Tasso de Galilée († 1642) 9 : Uno tra gli altri difetti è molto familiare al Tasso, nato da una grande stretteza di vena e povertà di concetti; ed è, che mancandogli ben spesso la materia, è costretto andar rappezzando insieme concetti spezati e senza dependenza e connessione tra loro, onde la sua narrazione ne riesce più presto una pittura intarsiata, che colorita a olio: perchè, essendo le tarsie un accozamento di legnetti di diversi colori, con i quali non possono già mai accoppiarsi e unirsi così dolcemente che non restino i lor confini taglienti e dalla diversità de’ colori crudamente distinti, rendono per necessità le lor figure secche, crude, senza tondeza e rilievo; ... (Galilée, ed. Favaro 1899: 63). Des traits typiques de la graphie italienne du XVII e siècle sont immédiatement visibles: dependeza ( , lat. imp. dependere) existe en italien contemporain sous la forme dipendenza; on préfèrerait aujourd’hui la double consonne -zzdans plusieurs cas (stretteza . strettezza; spezati . spezzati; accozamento . accozzamento; tondeza . tondezza); l’abréviation de’ n’a plus cours (on écrirait dei colori), et l’accentuation a changé (perchè . perché). À côté de l’édition Favaro on trouve cependant une édition modernisante 10 qui introduit des graphies contemporaines (comme le suffixe -ezza) «per attenermi alle norme stabilite per questa collezione Le Monnier che non si rivolge soltanto a specialisti letterati.» (Galilée, ed. Chiari 1943: xix). Si l’alignement de la langue du XVII e sur la langue contemporaine n’est pas du fait de l’éditeur, mais du directeur de collection, on peut néanmoins constater l’existence d’une tendance modernisante dans l’édition en langue italienne. La tradition philologique des hispanistes diffère nettement des standards anglais, allemand et italien. En effet, on modernise abondamment la langue même dans les éditions scientifiques de référence. L’édition originale de La Filomena, publiée en 1621 par Lope de Vega († 1635), propose le texte suivant: Aquella noche el viejo Rey de Atenas, Concertadas dexò las tri ſ tes bodas, De agueros ciertos, y de enojos llenas, Puesto que alegres y engañadas todas. Porque dulce principio amor ordenas, Donde tragicos fines acomodas? Aì dieras oca ſ ion contra ſ u efeto, Sino te e ſ cu ſ a el cele ſ tial decreto. (Lope de Vega 1621: 5). Pourquoi moderniser l’orthographe? 37 11 «Nuestro criterio de modernización consiste, pues, en reducir las consonantes del viejo sistema fonológico a las grafemas actuales. Fijamos las oscilaciones del vocalismo a las normas vigentes, al igual que los grupos consonánticos, en una o dos sílabas, de carácter culto.» (Lope de Vega, ed. Carreño 2004: xlvi). 12 Pour un résumé du débat et les références nécessaires cf. Calderón de la Barca, ed. Arellano/ Cilveti 1992: 14 s. ou Arellano 2007: 36 s. L’édition scientifique de référence retranscrit ce passage: Aquella noche el viejo rey de Atenas concertadas dejó las tristes bodas, de agüeros ciertos y de enojos llenas, puesto que alegres y engañadas todas; ¿por qué dulce principio, Amor, ordenas, donde trágicos fines acomodas? ; ¡ay! Dieras ocasión contra su efeto, si no te excusa el celestial decreto. (Lope de Vega, ed. Carreño 2004: 17). L’éditeur modernise, de manière tout à fait transparente 11 , la ponctuation (points d’exclamation ou d’interrogation inversés), l’alphabet (tri ſ tes . tristes), les majuscules (Rey . rey), l’accentuation (agueros . agüeros), et la graphie dès lors que la régularisation n’affecte pas la phonétique (dexò . dejó). En revanche, on conserve la réduction des groupes consonantiques savants (grupos consonánticos cultos: lat. imp. effectum . efeto) que l’évolution phonétique a fait disparaître dans la langue de Lope de Vega, mais qui ont depuis été réintroduits en espagnol contemporain par réfection étymologique (efecto). La pertinence de cette modernisation a fait l’objet de nombreux débats et est abondamment discutée dans certaines éditions, comme celle des œuvres complètes de Calderón de la Barca († 1681) 12 . La tendance actuelle veut qu’en plus du cas des groupes consonantiques cultivés, on ne modernise pas non plus les graphies qui témoignent d’un phénomène phonétique (recebir pour recibir) ou d’un archaïsme (priesa pour prisa). Bien évidemment, ce rapide tour d’horizon des pratiques des grandes traditions ecdotiques européennes n’a valeur que de sondage, et ne peut pour l’instant nous amener à des conclusions générales. Il faut aussi garder à l’esprit que, dans chacun des quatre cas, les éditeurs peuvent compter sur des arrière-fonds culturels très différents. Non seulement la distance entre la langue du XVII e siècle et la langue contemporaine n’est pas la même en anglais, en allemand, en italien et en espagnol, mais le rapport à la version archaïque de ces langues est différent dans chacune de ces cultures. La présence de Shakespeare († 1616) et de la Bible du roi Jacques (1611) dans la culture anglophone, ou celle de Dante († 1321) dans la culture italienne, habituent ainsi très tôt les lecteurs à gérer la variation entre la langue de l’auteur ancien et celle du récepteur contemporain. S’ajoute à cela le maintien variable de dialectes ou d’accents dans la culture contemporaine (Scottish English, Simon Gabay 38 13 Nous avons bien conscience que la publication d’un Dictionnaire ou d’une Orthographe par une académie quelconque ne standardise pas (immédiatement) une langue. Dans le cas du français par exemple, il faudra attendre d’une part que le Dictionnaire de l’Académie résolve ses nombreuses contradictions internes, et d’autre part que ses prescriptions soient suivies par le public. L’étalement chronologique des quelques exemples que nous proposons a pour simple but de souligner que la standardisation n’est pas simultanée en Europe occidentale. 14 De telles comparaisons se sont montrées très instructives en ce qui concerne la philologie médiévale (cf. Duval 2006). 15 «S’impose en premier lieu la nécessité de relativiser les choix d’édition, largement hérités d’une tradition et d’un enseignement nationaux. Malgré les positions particulières de chaque intervenant sur la scène philologique de son pays, aucun n’échappe à la tradition qui l’a formé.» (Duval 2006: 12). 16 Comme le rappelle Anthony Lodge, le propre d’une idéologie de la langue est «de n’être que très rarement articulée de façon explicite». Il nous semble cependant, comme lui, pouvoir «lire entre les lignes et interpréter les symptômes d’une formation intellectuelle sous-jacente.» (Lodge 2009: 220). Schwyzerdütsch, Dialetto romanesco, Dialecto andaluz), et des dynamiques de standardisation ayant leur chronologie propre (Vocabolario della Crusca en 1612, première édition du Dictionnaire de l’Académie française de 1694, Ortografía de la lengua española publiée en 1741 par la Real Academia Española, Orthographische Konferenz de 1901 en Allemagne, etc.) 13 . La situation n’est donc pas exactement comparable. On ne peut cependant s’interdire toute comparaison 14 - rappelons ici que nous ne jugeons pas de la qualité des éditions, mais de la volonté de laisser, ou d’effacer les traits orthographiques devenus désuets. Un point nous paraît fondamental. La nature de la variation linguistique n’oblige aucunement les éditeurs scientifiques à moderniser dans les quatre exemples que nous avons présentés. L’argument principal de l’aide au lecteur nous paraît faux: si les germanophones comprennent que seyn est le verbe sein, nous ne voyons pas pourquoi les Espagnols ont absolument besoin de lire reina et non reyna, et les Anglais ways plutôt que wayes. Si l’on voulait vraiment aider le lecteur, il ne faudrait pas intervenir sur quelques variations orthographiques marginales, mais bien au cœur du problème, en supprimant les formes disparues (type dost ou wast). Or c’est précisément ce que les éditeurs ne font pas. Nous retrouvons donc le paradoxe que nous avions mis en valeur supra: plus une chose est dure à lire (langue médiévale, formes disparues, forte évolution phonétique), moins on la change, et plus une chose est simple à lire (variation orthographique minime), plus on intervient. Mais surtout, excepté dans de rares cas, on ne modernise jamais intégralement l’orthographe, sauf en français. Comment expliquer alors cette étrangeté? Au regard des exemples présentés supra, il nous semble que les options philologiques des spécialistes de langue française ne sont pas tant imputables à des considérations pratiques (distance avec la langue standard contemporaine), qu’à des choix culturels 15 , voire idéologiques (qui avancent évidemment visage masqué 16 ). Pourquoi moderniser l’orthographe? 39 17 Hélène Carrère d’Encausse, La Transparence, séance publique annuelle des Cinq Académies, 23 oct. 2012 (http: / / www.academie-francaise.fr/ la-transparence-seance-publique-annuelledes-cinq-academies). 18 Jean-Marc Bernard († 1915), dans sa revue Les Guêpes (1909), explique «qu’il n’y a pas deux points littéraires de la même hauteur dans l’histoire d’une langue. Nous sommes donc condamnés à ne plus pouvoir dépasser le XVII e siècle. Nous n’écrirons plus désormais que quelques pièces d’anthologie. À une autre littérature de devenir classique, de reprendre, poursuivre et développer l’œuvre d’Athènes. Sachons alors mourir dignement. Que nos derniers ouvrages aient au moins l’apparence de la solidité et de la proportion» (cité in Décaudin 1980: 319). 19 «le temps est venu [...] de la décadence, après l’indiscutable réussite de la génération de 1660. L’idée de décadence a été développée par toute une littérature qui a déjà attiré l’attention des critiques. Elle est bien faite pour tenter l’esprit des poètes: le public est si sûr de la valeur de Boileau, de Racine, de La Fontaine, que toute création prend la forme d’un défi, d’un concours, où les chances de l’emporter sont bien minces. La crainte du plagiat devient une obsession: du Bos consacre une partie de ses Réflexions à distinguer les ‹plagiaires› de ceux qui ‹mettent leurs études à profit›. Les nouveaux poètes paraissent condamnés à chercher une voie étroite entre la redite et l’imitation.» (Menant 1981: 105). Nous remercions Stéphane Ischi pour les références à M. Décaudin et S. Menant. 20 Coupe/ Krailsheimer 1971: 41. Cette opinion a été tempérée depuis (p.ex. Suso López 1996: 179). Ces derniers ont laissé des traces un peu partout, comme dans cet extrait de Littérature et philosophie mêlées de Victor Hugo (que se plaît à citer Hélène Carrèred’Encausse dans un discours à l’Institut 17 ): Au commencement du dix-septième siècle, cette langue trouble et vaseuse [i.e. le français de la Renaissance] subit une première filtration. Opération mystérieuse faite tout à la fois par les années et par les hommes, par la foule et par le lettré, par les événements et par les livres, par les mœurs et par les idées, qui nous donne pour résultat l’admirable langue de P. Mathieu et de Mathurin Régnier, qui sera plus tard celle de Molière et de La Fontaine, et plus tard encore celle de Saint-Simon. Si les langues se fixaient, ce qu’à Dieu ne plaise, la langue française aurait dû en rester là. (Hugo, ed. Seebacher 1985: 53). Il existe dans les milieux francophones une idéalisation de cette langue «classique», qui est restée comme l’étalon indépassable pour les milieux lettrés. Il n’est ainsi pas étonnant que, dans les moments de crise poétique qu’ont connus le XVIII e18 ou la fin du XIX e siècle 19 , la langue de Molière, au sens propre, ait régulièrement servi de bain de jouvence pour les écrivains. Le problème est que cette fascination est due, pour partie, au rigorisme grammatical du Grand Siècle, et que ce rigorisme, qui n’a jamais disparu, entre en conflit avec celui en vigueur dans la langue contemporaine. Comme le rappelle A. J. Krailsheimer: French, probably more than any other language, underwent a kind of totalitarian revolution in the seventeenth century from which it has never fully recovered 20 . Simon Gabay 40 21 Rappelons que la surnorme est «ce qui doit être choisi si on veut se conformer à l’idéal esthétique ou socioculturel d’un milieu détenant prestige et autorité» (Garmadi 1981: 123). 22 La dernière édition de l’Astrée s’interdit ainsi toute modernisation (cf. D’Urfé, ed. Denis 2011). Le français est une langue régentée depuis le XVII e siècle par une surnorme 21 toute puissante. «Parler François par vsage n’êt pas ſ avoir la Langue Françoise», nous dit Jean Godard († 1630, cf. Godard 1620: 29). Il ne suffit pas qu’un énoncé soit grammatical: en plus de la «filtration» de l’usage, il faut aussi (et surtout) subir celle du bon usage. Or, comme le rappelle Anthony Lodge: Ces convictions [sont] en fait une collection de «ne dites pas mais dites» édictés par des grammairiens à partir d’un canon représenté par les auteurs les plus prestigieux, en particulier du XVII e s. (les grands classiques). (Lodge 2009: 246). Or il serait bien fâcheux de découvrir que le canon qui sert de garant à la surnorme ne la respecte justement pas (complètement)! Il faudra ainsi attendre le XVIII e siècle pour que les règles des grammairiens s’imposent (Suso López 1996). Mais le français - ou ceux qui prétendent en être les détenteurs - supporte mal la variation. Couurez ce Sein, que je ne sçaurois voir (Molière 1669: 45) ... Dès lors, comme il s’acharne à faire disparaître toute différence diatopique ou diastratique, le français s’emploie aussi à dissimuler sa profondeur diachronique, en falsifiant les tâtonnements ayant mené à la norme actuelle. Concluons. Il n’est pas question pour nous de remettre en cause les éditions «grand public» des œuvres, nécessaires à certains lecteurs - quoiqu’on puisse se demander si ce n’est pas l’habitude des éditeurs de corriger, avec au départ l’intention louable d’aider le lecteur, qui a fini par devenir indispensable à un public rendu incompétent, faute d’entraînement, la totalité du corpus ayant été modernisée entre temps. En revanche, il nous semble salutaire, voire essentiel de rediriger la pratique ecdotique vers un respect accru du texte, notamment en matière d’orthographe; ou tout du moins de relancer ce débat. Si ce n’est quelques rares exceptions 22 , la situation devient alarmante dans certaines éditions récentes: certains chercheurs affirment des contre-vérités troublantes qui n’augurent rien de bon. Nathalie Freidel, récente éditrice d’un fragment de la correspondance de Mme de Sévigné (en s’appuyant sur l’édition modernisante de Roger Duchêne, cf. Sévigné 1972-1978), explique ainsi: Nous avons repris dans la présente édition [celle de Duchêne] le texte ainsi établi, en respectant l’orthographe, la syntaxe et la ponctuation de M me de Sévigné, sauf en quelques rares cas d’agrammaticalité. (Sévigné, ed. Freidel 2012: 36). Or cette assertion est complètement fausse. Prenons la première lettre de son édition: Pourquoi moderniser l’orthographe? 41 23 Noille 2012: 22 N6. Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envie... (Sévigné, ed. Freidel 2012: 41). La modernisation est ici évidente. Mais alors comment expliquer cette erreur? L’édition a pourtant été réalisée par une spécialiste de Mme de Sévigné, et donc du XVII e siècle. Peut-on mettre sur le compte de l’étourderie une telle bévue? Pire: on peut supposer que le texte a été relu, si ce n’est par des amis ou des collègues, au moins par l’éditeur (rappelons qu’il s’agit de la collection à fort tirage «Folio» de chez Gallimard). Comment le(s) relecteur(s) a (ont) pu passer à côté de cette contre-vérité? Encore pire: la présente édition a été choisie pour l’épreuve française d’agrégation. Si le jury a reconnu la faute (car quelques spécialistes l’ont bien vue 23 ), comment peut-on mettre au programme pour les épreuves littéraires aussi bien que linguistiques un texte modernisé présenté comme original? Mais peutêtre que cette dernière question est propre à nous suggérer une réponse possible à toutes nos interrogations: parce que justement les universitaires sont formés sur des œuvres modernisées, et que certains ne s’en rendent plus toujours compte ... Neuchâtel Simon Gabay Bibliographie Arellano, I. 2007: Editar a Calderón. Hacia una edición crítica de las comedias completas, Pamplona/ Madrid/ Frankfurt M. Augustin d’Hippone 1649: Confessions, trad. A. d’Andilly, Paris Calderón de la Barca 1992: El divino Jasón, ed. I.Arellano et Á. L. Cilveti, Kassel/ Pamplona Catach, N. (ed.) 1980: La Ponctuation, Langue Française 45 Chrétien de Troyes 2002: Le Chevalier de la Charette, ed. Ch. Méla, Paris Coupe, W.A./ Krailsheimer, A. J. (ed.) 1971: The Continental Renaissance: 1500-1600, Harmondsworth D’Urfé, H. 2011: L’Astrée. Première partie, vol. 1, ed. D. Denis, Paris Décaudin, M. 1980: La Crise des valeurs symbolistes. Vingt ans de poésie française, 1895-1914, Genève/ Paris Descartes, R. 1659: Lettres de M. Descartes, vol. 2, ed. C. Clerselier, Paris Descartes, R. 1988: Correspondance, vol. 2, ed. Ch.Adam/ P.Tannery, Paris Duval, F. (ed.) 2006: Pratiques philologiques en Europe. 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