eJournals Vox Romanica 74/1

Vox Romanica
vox
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2015
741 Kristol De Stefani

Le compte-rendu comme leçon de méthode

121
2015
Richard  Trachsler
vox7410210
Le compte-rendu comme leçon de méthode Marc-René Jung, recenseur Abstract: The article proposes an approach to the work of Marc-René Jung through his reviews. Compared to 1866 when Gaston Paris and a few colleagues founded the Revue critique de littérature et d’histoire and a positive or negative review could have a decisive impact on one’s career, reviews are today a genus minor. Not accounted for in bibliometrical reports in most Anglo-Saxon university systems, the review as a genre is becoming scientifically irrelevant. This article argues that the right book in the hands of the right reader triggers the clearest scientific statements one could wish for, because the genre as such calls for a statement for or against a given (i. e. published) result. A case in point are the reviews by Marc-René Jung, who always stated his scientific point of view with clarity, sometimes delivering a veritable methodological lesson, which could only have been developed against a different lesson, wrongly brought forward by a previous author. Key words: Review, Jean Marot, Marc-René Jung, Medieval French literature, Renaissance French literature, Critical Edition Qui a eu, comme moi, le privilège de connaître et de fréquenter pendant presque trois décennies Marc-René Jung, peut aisément avoir eu le sentiment qu’il était né pour écrire des comptes rendus. Marc-René Jung savait toujours plus que vous. Dans mon cas, cela a été vrai du premier jour où je l’ai rencontré jusqu’à la fin. Si moi je pouvais être au courant de telle ou telle publication récente et éphémère qui invitait à lire un texte d’une certaine façon, lui avait ce savoir factuel qui lui permettait de renverser, comme un château de cartes mal conçu, telle ou telle construction critique, au moyen d’une généalogie, d’un patron, de l’utilisation d’une source, de la datation d’un manuscrit, bref d’une donnée indiscutable. Là où je disposais, au mieux, d’un indice, d’une intuition ou d’une opinion, lui tenait un fait. Dans la mesure où son savoir était encyclopédique, et englobait, outre l’histoire littéraire, aussi la géographie, l’histoire de l’art et, surtout, l’histoire tout court, cela lui donnait un net avantage sur la plupart des chercheurs. Cet avantage était accru encore quand il s’agissait d’œuvres de la fin du Moyen Âge parce que Marc-René Jung, on l’oublie parfois, était d’abord un spécialiste de la Renaissance arrivé au Moyen Âge en remontant le temps, alors que la plupart d’entre nous esquissons le mouvement inverse: nous allons voir, quand c’est nécessaire ou pertinent, quelles œuvres médiévales ont été imprimées et comment elles sont passées des manuscrits aux imprimés, mais non le contraire. Quand un texte disparaît ou se trouve remplacé dans les imprimés de la Renaissance, cela ne figure pas sur notre radar. Marc-René Jung par contre ne perdait pas de vue ce qui se passait après 1500. Il voyait ainsi, parfois, un tout autre paysage à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance. Le compte-rendu comme leçon de méthode 211 Le compte-rendu est aujourd’hui un genre qui n’a pas le vent en poupe auprès des instances qui comptabilisent notre output bibliographique. Sorti sans ambages des paramètres bibliométriques qui mesurent, par exemple, en France et en Angleterre, l’efficacité d’un chercheur ou d’un département, et qui déterminent, donc, les montants financiers qui seront alloués audit département, c’est même un genre sur le déclin puisque personne, dans cette logique, ne s’attelle plus à un type de publication qui ne rapporte rien. C’est une évolution inévitable qui durera jusqu’au moment où les mêmes instances se rendront compte que sans une peer review saine et sérieuse, il ne peut pas y avoir de recherche saine et sérieuse. Quoi qu’il en soit, les comptes rendus, pour moi et a fortiori pour quelqu’un de la génération de Marc-René Jung, font partie intégrante de la production scientifique d’un chercheur. C’est là qu’on exprime son avis et sa méthode. Le compterendu bien compris est une sorte de prolongement de nous-mêmes, c’est comme le Gutachten, le rapport de thèse, l’évaluation d’un projet de recherche, etc. C’est ce qu’on accepte d’écrire pour éviter que quelqu’un d’autre le fasse à notre place, quelqu’un qui ne partagerait pas nos points de vue scientifiques et nos préférences méthodologiques. C’est donc le moment où l’on approuve des choix ou émet des réserves, c’est là qu’on prend position sur les points qui nous paraissent importants. Rétrospectivement, une liste de comptes rendus permet aussi de déterminer les centres d’intérêt d’un chercheur. En général quand notre position académique le permet, nous évitons de lire des livres qui ne relèvent pas de notre champ d’intérêt ou de nos compétences et d’écrire dessus. Il y a certes, surtout en début de carrière, une part contingente qui relève un peu du hasard et même plus tard des circonstances particulières peuvent expliquer que nous nous soyons occupés d’une publication qui ne rentre ni dans notre domaine de compétence ni dans nos intérêts, mais, en général, les comptes rendus sont révélateurs de nos priorités. Voici, donc, tout d’abord, dans l’ordre chronologique la liste des comptes rendus de Marc-René Jung, telle qu’il l’a lui-même établie dans sa bibliographie qu’il continuait à tenir à jour après sa retraite jusqu’en 2009 environ. 1965 *A. Schöne, Emblematik und Drama im Zeitalter des Barock, München 1964; BHR 27: 717-19 *D.Wuttke, Die Histori Herculis des Nürnberger Humanisten und Freundes der Gebrüder Vischer, Pangratz Bernhaubt gen. Schwenter, Köln/ Graz 1964; BHR 27: 725-27 1967 *L. Pollmann, Die Liebe in der hochmittelalterlichen Literatur Frankreichs, Frankfurt am Main 1966; RF 79: 391-95 *Der Rosenroman. In Auswahl herausgegeben von H. Bihler, Tübingen 1966; RF 79: 395-96 1968 *P. von Moos, Hildebert von Lavardin (1056-1133). Humanitas an der Schwelle des höfischen Zeitalters, Stuttgart 1965; ZRPh. 84: 131-34 Richard Trachsler 212 1969 *Ph.A. Becker, Zur romanischen Literaturgeschichte. Ausgewählte Studien und Aufsätze, München 1967; VRom. 28/ 2: 292-99 *S. J. Borg (ed.), Aye d’Avignon. Chanson de geste anonyme, Genève 1967; VRom. 28/ 2: 327-29 1973 *Jehan Thenaud, «La Lignée de Saturne». Ouvrage anonyme (B.N. Ms. fr. 1358), suivi de «La Lignée de Saturne» ou «Le Traité de Science poétique» (B.N. Ms. fr. 2081), ed. G. Mallary Masters, Genève 1973; Vivarium 9/ 2: 168-70 *Miscellanea di studi e richerche sul Quattrocento francese, ed. F. Simone, Torino 1967; VRom. 32/ 1: 202-05 *M. Le Franc, Le Champion des dames, ed. A. Piaget. Première partie, Lausanne 1968; VRom. 32/ 1: 205 *Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, ed. H. R. Jauss/ E. Köhler, VI/ 1-2, La littérature didactique, allégorique et satirique, Heidelberg 1968 et 1970; VRom. 32/ 2: 329-35 1974 *D.Thoss, Studien zum locus amoenus im Mittelalter, Wien/ Stuttgart 1972; VRom 33: 351-53 1975 *P.Aebischer, Des annales carolingiennes à Doon de Mayence, Genève1975; Id., Neuf études sur le théâtre médiéval, Genève 1972; J. Chocheyras, Le Théâtre religieux en Dauphiné, Genève 1975; Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 25/ 4: 604-06 *D. Poirion, Le Roman de la Rose, Paris 1973; CCM 71/ 72: 310-11 1976 *W. Hirdt, Studien zum epischen Prolog. Der Eingang in der erzählenden Versdichtung Italiens, München 1975; BHR 38: 415-16 1977 *L. Keller, Palingène. Ronsard. Du Bartas. Trois études sur la poésie cosmologique de la Renaissance. Bern, Francke, 1974; ZRPh. 93: 167-68 1978 *J. Frappier, Histoire, mythes et symboles. Études de littérature française, Genève 1976; BHR 40: 165-66 *D. Rieger, Gattungen und Gattungsbezeichnungen der Trobadorlyrik. Untersuchungen zum altprovenzalischen Sirventes, Tübingen 1976; VRom. 37: 266-71 1979 *H. R. Jauss, Alterität und Modernität der mittelalterlichen Literatur. Gesammelte Aufsätze 1956- 1976, München 1977; ZRPh. 95: 563-66 *C. de Pisan/ J. Gerson/ J. de Montreuil, Gontier/ Pierre Col, Le Débat sur le Roman de la Rose, ed. E. Hicks, Paris 1977; VRom. 38: 343-44 Le compte-rendu comme leçon de méthode 213 *C. Martineau-Genieys, Le thème de la mort dans la poésie française de 1450 à 1550, Paris 1978; VRom. 38: 345-47 1980 *Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, ed. H. R. Jauss/ E. Köhler, IV/ 1, Le roman jusqu’à la fin du XIII e siècle, I, Heidelberg 1978; ZRPh. 96: 521-24 1982 *R. Lejeune, Littérature et société au Moyen Âge, Liège 1979; ZRPh. 98: 572-73 *M.T. Bruckner, Narrative Invention in twelfth-century French Romance. The Convention of Hospitality (1160-1200), Lexington/ Kentucky 1980; ZRPh. 98: 653-54 *A. M. Raugei, Rifrazioni e metamorfosi. La formula e il topos nella lirica antico-francese, Milano 1980; ZRPh. 98: 657-58 *D. Cecchetti, Petrarca, Pietramala e Clamanges. Storia di una «querelle» inventata, Paris 1982; Francia 10: 787-88 1983 *B. Schmolke-Hasselmann, Der arthurische Versroman von Chrestien bis Froissart. Zur Geschichte einer Gattung, Tübingen 1980; ZRPh. 99: 410-12 1984 *Chanter m’estuet. Songs of the Trouvères, ed. S. N. Rosenberg/ H.Tischler, Bloomington 1981; VRom. 43: 196-200 1985 *Raffaele da Verona, Aquilon de Bavière, Roman franco-italien en prose (1379-1407), ed. P.Wunderli, Tübingen 1982; VRom. 44: 387-88 1987 *F.Vielliard/ J. Monfrin, Manuel bibliographique de la littérature française du Moyen Âge de Robert Bossuat. Troisième supplément (1960-1980), I, Les origines. Les légendes épiques. Le roman courtois, Paris 1986; VRom. 46: 340-41 1988 *M. M. Pelen, Latin poetic Irony in the «Roman de la Rose», Liverpool/ Wolfeboro NH 1987; VRom. 47: 265-69 *T. Brückner, Die erste französische Aeneis. Untersuchungen zu Octovien de Saint-Gelais’ Übersetzung. Mit einer kritischen Edition des VI. Buches, Düsseldorf 1987; VRom. 47: 276-78 1990-1991 *F.Vielliard/ J. Monfrin, Manuel bibliographique de la littérature française du Moyen Âge de Robert Bossuat. Troisième supplément (1960-1980), II, Paris 1991; VRom. 49-50: 590-91 Richard Trachsler 214 1 Marc-René Jung avait pris sa retraite en 2001 et se reconnaissait de moins en moins dans l’université qui avait été la sienne pendant 65 semestres. Une université qui demandait des rapports et des listes où tout était compté, mais rien n’était lu, si bien que remettre un rapport vide plutôt que pas de rapport du tout pour cette année 2005 a dû lui faire plaisir. 1992 *J. O. Fichte/ K. H. Göller/ B. Schimmelpennig (ed.), Zusammenhänge, Einflüsse, Wirkungen. Kongressakten zum ersten Symposium des Mediävistenverbandes in Tübingen, 1984, Berlin/ New York 1986; ZRPh. 108: 671-73 1998 *Ruth Morse, The Medieval Medea, Cambridge 1996; MAe 67: 143-44 2001 *Jehan Marot, Les deux recueils, ed. G. Defaux/ T. Mantovani, Genève 1999; R 119: 565-78 Une approche purement externe peut être utile, dans un premier temps. Tout d’abord, on constate que Marc-René Jung, que nous sentions tous intuitivement comme prédestiné pour le genre du compte-rendu, a finalement assez peu pratiqué le genre. Sur une carrière de publiant - comme on dit aujourd’hui - qui va de 1965 à 2009, il en a écrit 36 en tout, soit même pas un par an. Comme nous tous, il en a écrit plus au début de sa carrière et moins vers la fin, et il y a plusieurs années où il n’en a pas écrit du tout. Ceci est tout d’abord lié à la conception que Marc- René Jung se faisait d’une publication scientifique en général: il aimait les choses achevées, rien ne l’agaçait plus que le provisoire. D’où aussi une entrée à part, dans son fichier bibliographique qu’il tenait lui-même à jour, pour l’année 2005: nichts erschienen «rien de paru». Si sa bibliographie enregistre les vides quand, par définition, une bibliographie devrait enregistrer les pleins, c’est que, quelque part, ces vides étaient significatifs pour Marc-René Jung. Cette année-là sa contribution au progrès de la recherche, me dit-il une fois sous forme de boutade, était de n’avoir rien publié. Et il le pensait réellement. Ce qu’il ne disait pas, mais pensait tout bas, c’était qu’il considérait qu’une grande partie des publications de ses collègues, sans doute aussi les miennes, n’apportait rien à nos connaissances puisqu’elles étaient inabouties et provisoires. Plutôt que de publier quelque chose d’inachevé il valait mieux prendre un peu plus de temps et finir le travail. Quitte à ne rien publier du tout 1 . Mais, au fond, cela allait bien au-delà de la boutade et correspondait à sa conviction: ce n’était pas la quantité qui importait, mais bien la qualité. Le nombre de publications, le nombre de pages, le nombre d’invitations, le nombre de conférences, tout cela n’était que surface. Pour lui c’était le fond qui comptait, d’où un certain agacement quand il voyait que l’esbrouffe payait. Il publiait donc lui-même peu et uniquement des choses qui étaient, au moment de leur parution, parfaitement au point. Cela s’applique aussi à sa production critique et explique le nombre Le compte-rendu comme leçon de méthode 215 2 C’est là un vaste domaine qui regarde l’investissement et ses limites des chercheurs pour des causes collectives hier et aujourd’hui sur lequel je ne m’attarderai pas. 3 L’une, le recueil d’articles de Jean Frappier, était, en fait, le livre d’un médiéviste, collègue de Saulnier à la Sorbonne (Jung 1977). À cette exception tardive près, les comptes rendus pour la Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance se placent au début de la carrière de Marc-René Jung, conformément à l’évolution de ses centres d’intérêt. de comptes rendus relativement restreint. C’est aussi l’aune à laquelle il mesurait les livres dont il rendait compte. Il a donc publié trente-six comptes rendus. Ce nombre est encore plus restreint quand on enlève les sept comptes rendus publiés dans les années soixante. Marc- René Jung est devenu professeur en 1968; après la salve de comptes rendus publiés en 1969 - et rédigés par conséquent avant sa nomination à Zurich -, le choix des titres recensés est d’autant plus significatif que sa production se ralentit encore. Mais avant de regarder les livres et les comptes rendus, il faut dire un mot des revues où ont paru ces contributions. Marc-René Jung était le collaborateur fidèle d’un petit nombre d’entre elles: d’abord Vox Romanica, l’organe de la romanistique suisse, où ont paru quinze comptes rendus. Il était au comité de publication et considérait qu’il était normal de contribuer à ce que notre revue rende dûment compte de ce qui se publie dans son domaine 2 . Ensuite la Zeitschrift für Romanische Philologie, publication prestigieuse, pilotée un temps par Walther von Wartburg, auprès de qui Marc-René Jung avait étudié à Bâle, et qui était dirigée par des Suisses, Kurt Baldinger, puis Max Pfister qu’il connaissait et qui le connaissaient. Neuf contributions ont été publiées dans la Zeitschrift. En troisième place figure la Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, où Verdun-Louis Saulnier, qui avait dirigé à Paris sa thèse sur Hercule, siégeait au comité de publication, et qui a confié quatre publications au spécialiste de la Renaissance qu’était au départ Marc-René Jung 3 . Sauf Romanische Forschungen, où il a publié deux contributions dans le même numéro en 1967, toutes les autres revues n’ont accueilli qu’un seul compte-rendu de sa plume. Pour ce qui concerne Marc-René Jung, qui aurait pu publier ses comptes rendus dans n’importe quelle revue au monde, ce choix indique sa fidélité à la romanistique suisse et son organe, la Vox, et un attachement à la cordée suisse du directoire de la Zeitschrift qui lui a permis de peser, depuis la revue la plus renommée d’Allemagne, sur la communauté scientifique. Si l’on regarde maintenant le choix des titres, on peut expliquer presque tout par des critères externes ou internes. Les toutes premières recensions, celles des études de Schöne et de Wuttke, portent sur la littérature de la Renaissance et découlent tout droit du sujet de thèse de Marc-René Jung. De surcroît, ces études sont écrites en allemand, langue qui, déjà, était de moins en moins lue, ce qui explique qu’on les ait proposées à un jeune docteur germanophone qui, comme tout jeune chercheur dans sa position, ne pouvait guère les refuser. La même chose est vraie pour les deux livres que Marc-René Jung a recensés pour Romanische Forschungen. Qui relit aujourd’hui les premières publications de celui qui n’était pas encore le cher- Richard Trachsler 216 4 Jung 1998: 144, la mise en relief est de M.-R. Jung. cheur imposant et confirmé que nous avons connu, sera frappé par l’assurance avec laquelle, par exemple, il explique à Pollmann, qui examine Die Liebe in der hochmittelalterlichen Literatur Frankreichs, que les conceptions amoureuses sont liées à des genres littéraires et qu’il ne sert donc à rien de regarder les idées hors contexte (Jung 1966b: 394-95). On admirera aussi l’optimisme avec lequel il ajoute, dans sa recension de l’anthologie du Roman de la Rose de Bihler, une assez longue liste d’épisodes et de vers qu’il aurait fallu intégrer en plus dans le volume pour donner une idée vraiment représentative du Roman de la Rose (Jung 1966a: 395). Pour ce qui est du domaine des livres recensés, on remarque sans peine, après la «phase Hercule» initiale, un premier centre d’intérêt autour de l’allégorie et du Roman de la Rose qui constituait le sujet de sa thèse d’habilitation. S’ajoutent ensuite à cela quelques volets supplémentaires que sont, d’abord, la production littéraire de la fin du Moyen Âge, les grandes entreprises de la médiévistique européenne, comme les volumes du Grundriss ou les Suppléments de la bibliographie de Bossuat, puis la lyrique dans tous ses aspects. Plus marginales sont ses contributions sur les travaux de collègues proches et quelques thèmes ou motifs de la littérature médiévale. Il n’est naturellement pas possible de passer ici en revue tous les comptes rendus de Marc-René Jung. Mais on peut regarder ces deux derniers, qui sont représentatifs de sa façon de travailler. *Ruth Morse, The Medieval Medea, Cambridge 1996; MAe 67 (1998): 143-44 *Jehan Marot, Les deux recueils, ed. G. Defaux/ T. Mantovani, Genève 1999; R 119 (2001): 565-78 Les deux travaux sont complémentaires parce que leurs dimensions l’ont obligé à exposer ses vues de manière différente. Le premier compte-rendu, portant sur le livre de Ruth Morse, est donc très court, comme le veut la tradition de Medium Aevum, qui limite le nombre de mots de façon assez draconienne. Ce n’est pas, a priori, un cadre qui convient à Marc-René Jung, qui a besoin de place, justement, pour «compléter» ce qu’un travail peut avoir d’inabouti. Le livre, paru en 1996, lui était arrivé parce qu’il était considéré comme le spécialiste de la matière de Troie dont l’étude sur la légende de Troie, parue la même année, allait constituer le point d’orgue. Il était donc normal qu’on lui propose d’en rendre compte. Il n’était pas évident, par contre, qu’il accepte. D’une part parce que, de la matière de Troie, il était déjà passé à l’Histoire Ancienne et à l’Ovide Moralisé, d’autre part parce que le livre ne lui plaisait pas beaucoup. Trop superficiel, bibliographie dépassée, rapports intertextuels approximatifs, corpus étriqué, etc. etc. La petite page qu’il consacre à l’étude sur Médée est assez dure, et la conclusion, condensée en une phrase, est à la fois polie et dévastatrice: Si Ruth Morse nous apprend beaucoup, surtout sur les textes antiques, elle ne nous a pas donné l’étude définitive sur The Medieval Medea (144). 4 Le compte-rendu comme leçon de méthode 217 5 Pour compléter le tableau, «pour la petite histoire», comme aurait sans doute dit Jung, il faut rappeler que Gérard Defaux est l’auteur, comme Jung, d’une thèse de la Sorbonne dirigée par Tout l’art critique est dans cette incise, «surtout sur les textes antiques», qui à propos d’un livre qui avait pour ambition d’étudier le personnage de Médée au Moyen Âge, en dit long. C’est, dit en substance le compte-rendu, une étude qui est à refaire ou, même, à faire. L’incise, qui est juste et, au fond, très correcte, porte l’estocade: en disant ce que le livre apporte, elle dit, aussi et surtout ce qu’il n’apporte pas. C’est toujours le travail inabouti, caché sous une surface scintillante, en l’occurrence un titre quelque peu inapproprié, dont il croit devoir indiquer les limites. Dans son dernier compte-rendu, consacré à une édition de l’œuvre de Jehan Marot (Jung 2001), Marc-René Jung fait la même chose, mais comme la Romania offre un cadre de publication plus spacieux que Medium Aevum, la critique se transforme en leçon de méthode. Depuis 1998 et la petite page assassine sur le livre de Ruth Morse, Marc-René Jung n’avait pas écrit de compte-rendu. Marot était loin de lui, même s’il avait récemment publié des études sur la ballade et qu’il allait par la suite reprendre ce dossier dans quelques articles. D’ailleurs Marot était loin de tout le monde puisqu’il ne s’agissait pas du célèbre Clément Marot, mais de son père Jean, un de ces Grands rhétoriqueurs, bien moins important que le fils, mais justement ... Jean Marot était un nostalgique qui écrivait dans des manuscrits. Son fils, Clément, en procura la première édition imprimée, qui en est une sélection. C’est, en quelque sorte, le Premier recueil. Quant au Second recueil, il n’existe pas ou, mieux, c’est l’effort des deux éditeurs modernes qui rassemblent sous ce titre tout ce que le fils avait négligé. Ensemble, ils forment les deux recueils que promet le livre paru chez Droz en 1999. On a rappelé que Marc-René Jung était un homme qui s’intéressait non à la surface, mais au fond. Des éditeurs de texte qui se mettent en avant de la sorte, s’affichent, pour ainsi dire, sur la page de titre, créant sans ambages une œuvre qui revendique le même statut que celui de Marot fils, n’étaient pas a priori pour lui plaire. Marc-René Jung prend donc une dernière fois la plume pour montrer une erreur de perspective et pour déposer, en notes de bas de page, tout le matériel nécessaire à celui qui aurait envie de faire le travail proprement. C’est un compterendu long, un véritable review article, de treize pages, une leçon de méthode implacable et volontairement grinçante adressée par Marc-René Jung, seiziémiste ayant fréquenté pendant trente-cinq ans le Moyen Âge, à Gérard Defaux, éminent éditeur de Rabelais et de Clément Marot, qui fait ici un pas en arrière pour éditer les œuvres de Marot père sans vouloir admettre qu’il est en même temps passé de la Renaissance au Moyen Âge. On vient de rappeler que Marc-René Jung avait cette double compétence qui lui permettait de voir mieux que la plupart de nous autres médiévistes ce qui se passe à la fin du Moyen Âge. Avec ce compte-rendu, il prouve qu’il voit aussi mieux que la plupart des seiziémistes 5 . Richard Trachsler 218 Saulnier. Celle de Jung fut soutenue en 1964, Defaux suivit en 1967 avant d’entamer une carrière américaine qui le conduisit à l’université de Johns Hopkins à Baltimore, qui avait déjà à l’époque un des plus beaux départements de Romance Languages au monde. Ce n’est donc pas à n’importe qui que Marc-René Jung adresse sa leçon de méthode, mais une sorte d’alter ego qui serait resté seiziémiste. Le compte-rendu se lit comme une sorte de mise en abyme de ce conflit entre deux périodes et deux approches, où l’une impose ses résultats au détriment des faits alors que l’autre aurait conduit le chercheur au cœur du problème. Concrètement, Marc-René Jung reproche, et à juste titre, à Gérard Defaux de regarder Marot père à travers Marot fils et, accessoirement, de se tromper d’époque, de médium (imprimé vs manuscrit), de méthode, bref de tout. L’incompréhension est totale. À propos de la bibliographie historique et critique qui occupe une bonne vingtaine de pages, Jung juge qu’elle «... énumère bien des études qui n’ont rien à voir avec Jean Marot, et d’autres, très utiles, que les éditeurs n’ont pas exploitées» (p. 566). Les références ne sont pas les mêmes. Quand Defaux dans son introduction consacre deux chapitres au purgatoire de Jean Marot, condamné par les humanistes, et se félicite de la «résurrection» que constitue la présente édition, Jung conseille sobrement aux lecteurs du travail de Defaux de sauter ces deux chapitres et à l’éditeur de consulter l’article «Rhétoriqueurs» des ouvrages de référence du médiéviste que sont le Dictionnaire des Lettres Françaises du Moyen Age ou le Lexikon des Mittelalters. «Je me demande pourquoi, à la fin du XX e siècle, il est encore nécessaire de prendre la défense des rhétoriqueurs» (566). Le seiziémiste a un train de retard sur le médiéviste lorsqu’il quitte son territoire. Sur l’ensemble des treize pages qu’occupe le compte-rendu, le recenseur n’aura de cesse de reprocher à l’éditeur, dans d’innombrables notes, des lacunes non pas d’interprétation, mais d’information: oubli de manuscrits, renvois erronnés, ignorance d’une étude de base, information dépassée, confusion dans les cotes et les dépôts si familiers à tout médiéviste qui, lui, sait pour y avoir été que les manuscrits, à Londres, ne sont plus au British Museum, mais à la British Library. Jean Marot n’appartient pas au même univers que son fils. L’imprimerie ne l’intéressait pas, il était un homme des manuscrits, de manuscrits, écrit Defaux cité par Jung, «souvent illisibles ou presque» (568). Jung secoue la tête et commente à propos des éditeurs: «La civilisation du manuscrit semble être un cauchemar.» (Ibid.) Et là est tout le problème. L’œuvre de Jean est conservée dans un très grand nombre de manuscrits qui contiennent certaines pièces, mais pas d’autres, et qui, obstinément, donnent rarement exactement le même texte. Enfin Clément vint et fit paraître un recueil imprimé de certaines pièces de son père qui pour la plupart ne sont pas transmises par des manuscrits. Un recueil intitulé non pas Le Premier recueil, auquel aurait pu faire suite un Second recueil, mais un ouvrage au titre plus travaillé: Le Recueil Jehan Marot de Caen, poete & escripvain de la magnanime royne Anne de Bretaigne & depuis valet de chambre du treschrestien roy Françoys premier Le compte-rendu comme leçon de méthode 219 de ce nom. L’existence de ce recueil filial de 1533-34 dispense les éditeurs de plonger dans la réalité matérielle des manuscrits de Jean. Clément a commencé le travail, eux le finissent, mais, sans prendre en considération l’œuvre de Jean telle qu’elle est ou pourrait l’être si l’on examinait les manuscrits, en l’acceptant d’emblée telle que la présente le fils. Clément définit à la fois le Premier et le Second Recueil. Habilement, Marc-René Jung met à nu cette erreur de perspective jusque dans la partie biographique que contient l’édition: «Clément, en compagnie de son père, quitte le Quercy», écrit Defaux. Jung, citant Clément lui-même (N’ayant dix ans en France fuz mené), rappelle que le fils était bien jeune à l’époque, et que c’est donc le contraire qu’il fallait écrire (p. 568). Toujours Clément, jamais Jean. En bonne logique, même quand il arrive que l’on dispose, outre du texte de Clément, de témoins manuscrits supplémentaires, Defaux fait confiance à la leçon du fils qu’il sait pourtant remanieur et interventioniste. Une édition critique et reconstitutrice n’est même pas envisagée. Traduction de Jung: «les éditeurs ont pris parti pour Clément, au détriment de son père. La ‹résurrection› de Jean est ainsi bien travestie» (566). Puis, fair play: «Dans ces limites, cependant, l’édition est bien faite.» (Ibid.) C’est vrai. Du point de vue du seiziémiste, qui regarde les textes du père depuis le fils, le travail de Defaux peut donner toute satisfaction, au moins pour les pièces qui ne sont pas transmises ailleurs. Mais ce prisme que constitue le Premier recueil biaise les contours du second. Un médiéviste, familier de la civilisation du manuscrit, aurait mis le dossier à plat et se serait affranchi de ce carcan qu’impose Le Recueil Jehan Marot de Caen. À ce propos, on doit aussi souligner que Marc-René Jung s’interroge, à la place des éditeurs, sur la raison d’être de ce Premier recueil. Il émet alors l’une de ses hypothèses fortes qui, tout à coup, permettent de comprendre les choses. Subitement, tout fait sens: ayant passé en revue les pièces que retient la sélection clémentine, il constate «que tous ces textes sont ancrés dans l’histoire et ceci toujours en relation avec François I er . C’est dans son propre intérêt que Clément les a choisis, car ils manifestent l’attachement de son père au roi de France. En 1534, Marignan est loin. Si Clément publie des textes qui célèbrent la campagne d’Italie, ce n’est pas pour offrir au public un recueil poétique historique, mais pour manifester que les Marot, père et fils, sont les fidèles serviteurs du roi de France» (574). Marc-René Jung a l’élégance de ne pas s’étendre sur les conséquences que peut avoir cette éventualité pour l’établissement du texte. Ce compte-rendu paru dans la Romania, le seul que Marc-René Jung ait donné à la doyenne des revues parisiennes, est une lumineuse leçon de méthode. Grinçante, mais efficace, elle montre les enjeux que comporte une édition pour la bonne compréhension d’un auteur, mais aussi, plus généralement, pour la bonne compréhension de l’histoire littéraire. Jean Marot n’a pas pratiqué bon nombre de genres et sous-genres en vogue parmi les rhétoriqueurs, il a sa «physionomie propre» (578). Mais pour le voir, il fallait être Marc-René Jung, qui dans son dernier compterendu, boucle la boucle pour revenir, médiéviste accompli, vers ces anciens collègues seiziémistes. C’est dans un compte-rendu qu’il nous enseigne tout ce que son Richard Trachsler 220 expérience lui a appris. Les instances qui nous évaluent feraient bien de réfléchir à leur décision de ne plus comptabiliser les comptes rendus parmi les publications des chercheurs. C’est là que la science donne les résultats les plus clairs quand le bon livre tombe sur le bon lecteur, ou vice versa. Zürich Richard Trachsler Bibliographie Jung, M.-R. 1966a: *L. Pollmann, Die Liebe in der hochmittelalterlichen Literatur Frankreichs, Frankfurt am Main 1966; RF 79: 391-95 Jung, M.-R. 1966b: *Der Rosenroman. In Auswahl herausgegeben von H. Bihler, Tübingen 1966; RF 79: 395-96 Jung, M.-R. 1977: *J. Frappier, Histoire, mythes et symboles. Études de littérature française, Genève 1976; BHR 40: 165-66 Jung, M.-R. 1998: *Ruth Morse, The Medieval Medea, Cambridge 1996; MAe 67: 143-44 Jung, M.-R. 2001: *Jehan Marot, Les deux recueils, ed. G. Defaux/ T. Mantovani, Genève 1999; R 119: 565-78