Vox Romanica
vox
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
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2015
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Kristol De StefaniL’Ovide moralisé: «autorship», provenance, datation, destination
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2015
Olivier Collet
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1 «Or me doinst Dieux tel ditié faire/ Ou tuit puissent prendre examplaire/ Dou bien fere et du mal despire» (v. 31-3). Voir en outre les v. 1-7 et 45-6. Nous citons d’après la seule édition complète: Ovide moralisé. Poème du commencement du quatorzième siècle publié d’après tous les manuscrits connus, ed. C. de Boer, Amsterdam, 5 vol., 1915-38. L’Ovide moralisé: «autorship», provenance, datation, destination Abstract: The authorship of the Ovide Moralisé remains an enigma, as does its provenance, the exact date of its composition and its intended audience. Is the blame for this to be sought in our modern research methods, together with the rifts that are all too often observed among the disciplines that aim to shed light on old texts? Even when their results are combined, uncertainty persists. Literary history thus offers only tenuous or flawed hypotheses. Allusions in the text itself that would allow it to be convincingly linked to specific historical events or persons are scarce. Philological analyses and, in particular, source studies, as well as research on the reception of the Ovide Moralisé have not led to any decisive findings. More promising in a number of ways, the manuscript tradition of the poem has at last opened new perspectives, which, however, are uncertain at the current state of knowledge. Key words: Ovide moralisé, Authorship, Date of composition, Reception, Literary history, Philological analysis, Manuscript tradition L’Ovide moralisé est une œuvre dont la caractérisation nous confronte à de nombreuses difficultés, à commencer par son attribution. Dans les années 1300, date probable de sa rédaction (mais nous n’en savons rien de certain, non plus que sur les autres aspects qui ont entouré son élaboration), on observe, il est vrai, un certain nombre de mutations qui affectent en particulier la définition des canons littéraires et du statut de l’auteur dont les XII e et XIII e siècles avaient assuré une première ébauche, pour ceux qui pratiquaient la langue vernaculaire. Il n’en demeure pas moins que la majorité des écrivains actifs durant cette période, surtout s’ils le sont sur de vastes projets, didactiques ou romanesques par exemple, ou de traduction, laissent percevoir quelque chose d’eux-mêmes, de leurs intentions et de la vocation de leurs efforts, puisque la plupart d’entre eux sont toujours tributaires des conditions que dicte le mécénat aristocratique, appartiennent eux-mêmes au milieu curial, ou parfois à l’institution ecclésiastique, mais ne s’activent pas des années sans un dessein bien arrêté, l’une ou l’autre forme d’injonction et d’appui matériel ni, donc, sans subir certaines contraintes extérieures à leur volonté. Vers 1300, l’irruption d’un auteur anonyme, qui n’explicite son projet qu’au moyen d’arguments plutôt conventionnels, de nature pédagogique pourrait-on dire, afin, dit-il, d’instruire ses contemporains au moyen de l’élucidation du sens caché des fables mythologiques 1 , décidé à consacrer un long moment de son existence, selon Olivier Collet 222 2 L’essentiel des arguments est rappelé dans l’introduction du premier volume de l’édition De Boer. toute probabilité, à une entreprise sans patron avéré, et dans des circonstances tout aussi obscures (puisque nous ne connaissons pas non plus le milieu auquel il appartenait), entraîne donc une légitime perplexité. Sa situation comporte en effet certaines contradictions avec les présupposés habituels de l’époque, à laquelle la critique moderne doit se confronter afin de réfléchir par une autre voie que celle empruntée jusqu’ici par l’histoire littéraire, pour mieux cerner le contexte qui préside à l’apparition de cet écrit, si possible, en rassemblant les divers arguments dont nous disposons autour d’un noyau commun. Que nous apprennent en effet les analyses «classiques» qui ont eu lieu auparavant? Peu de choses, encore une fois, et pour l’essentiel, notre bagage se réduit à des hypothèses, ou à des évaluations erronées. La plus ancienne nous est fournie par Prosper Tarbé qui, dans l’introduction de son édition partielle des œuvres de Philippe de Vitry, Champenois comme lui, proposait d’attribuer l’Ovide Moralisé à ce dernier, identification déjà admise auparavant par quelques érudits qui s’étaient penchés sur notre poème. Son origine est sans doute la mention contenue sur le recto de la première page de garde du ms. B.N.f.fr. 24306 (D 3 , dans la classification usuelle), inscription qui toutefois a été ajoutée après-coup, sans doute au XV e siècle. Une affirmation de Pierre Bersuire, dans le prologue de son Reductorium morale, tendait néanmoins à corroborer ce point de vue. Gaston Paris devait pourtant réfuter cette désignation au profit d’une autre: Chrétien Legouais, nom qui intervient aux vers 2949-50 du livre VI, dans la partie qui correspond au récit connu sous l’appellation de Philomena, que l’auteur de l’Ovide Moralisé a intégré dans son roman. Cette mention est doublée par une indication qui se lit, avec quelques divergences secondaires, dans trois manuscrits apparentés de l’Ovide Moralisé. En raison d’une superposition avec Benoît de Sainte-Maure (à qui l’Ovide Moralisé doit en effet une grande partie de sa matière, mais au livre XII), dont nous n’évoquerons pas ici la construction détaillée, Gaston Paris en proposa alors la paternité entière à un écrivain qu’il nomma «Chrétien Legouais de Sainte-More, près Troyes» 2 . Fondés pour la plus large part sur la critique externe du texte, dans une moindre mesure sur une analyse interne, les arguments de l’histoire littéraire ne mènent ainsi nulle part. Peut-on alors recourir à d’autres raisonnements pour tenter d’élucider l’une ou l’autre des questions qu’il suscite? En commençant peut-être par ce manque de données qui représente l’une des caractéristiques les plus notables de l’œuvre, et à certains égards une «anomalie», ou du moins une singularité, et en premier, l’absence de revendication d’auteur? Non que l’anonymat constitue une exception pour la période de son existence présumée, même si l’écrivain médiéval tend plus souvent à s’identifier aux XIV e et XV e siècles, voire déjà à se mettre en valeur, au nom de ses protecteurs ou de la postérité, de l’utilité de son labeur ou de la reconnaissance qu’il lui permet d’es- L’Ovide moralisé: «autorship», provenance, datation, destination 223 compter hic et nunc, ou dans l’au-delà. S’il ne le fait pas, ce n’est donc plus tout à fait, ou autant, en accord avec les critères de son temps, et on peut alors s’interroger sur ses motifs, dans l’espoir d’y trouver des explications. Sa modestie, sincère ou feinte, pourrait nous en fournir une, mais il est prudent de bannir de nos réflexions des présupposés aussi subjectifs, et en tout état de cause, leur recours ne nous serait d’aucune utilité. Doit-on alors alléguer le respect par l’écrivain de la tendance à l’effacement que manifestent souvent les traducteurs médiévaux, comme si leur statut les plaçait à un rang subalterne par rapport aux véritables auctores? L’ampleur des ajouts personnels au texte permet d’en douter; et si tel devait être le cas pour l’Ovide moralisé, nous nous retrouverions à nouveau à court d’argument pour cerner de plus près notre poète. S’agirait-il alors de connivence avec son public, moins dupe que nous ne le sommes? Mais celui-ci ne semble pas avoir été de mèche avec l’écrivain et rien ne suggère l’existence dans l’œuvre d’un réseau d’informations cachées que seuls de proches utilisateurs auraient été capables de décrypter et dont ils auraient ainsi pu bénéficier, à la différence de lecteurs plus tardifs ou éloignés, comme nous. Était-il alors exposé au risque de conséquences fâcheuses à cause des postulats qu’il exprimait dans ses interventions? Des raisons doctrinales l’auraient-elles incité à la prudence? Il faut se souvenir que les conflits idéologiques et intellectuels prenaient parfois une dimension telle au Moyen Âge qu’ils revêtaient des implications existentielles pour ceux qui s’opposaient à l’autorité - pour une époque proche, l’on songe par exemple à ce que pouvait représenter une prise de position en faveur des écrits aristotéliciens aux temps de l’évêque Étienne Tempier. Mais qu’y aurait-il alors de contraire à l’orthodoxie dans son écrit? On ne voit guère ce qui, dans l’Ovide moralisé, pourrait avoir heurté l’opinion publique, l’Église ou qui que ce soit. Son épilogue manifeste même une prudence extrême à cet endroit: «Quar je n’en ai fain ne desir De dire riens contre la foi.» (XV, v. 7490-91) la suite de cette péroraison (XV, v. 7501-16) prenant en outre bien soin d’exclure tout individu précis, Nulle dignité ne nul ordre, des cibles présumées de la critique. Si celle-ci représente une composante indéniable de l’œuvre, c’est en vertu d’une tendance cléricale inscrite dans une tradition déjà bien éprouvée et qui ne devait choquer personne. Bref, le silence de notre adaptateur n’est motivé par aucune raison compréhensible, rien qui nous aiderait à faire un pas en avant. Si le texte et celui qui l’a composé se montrent si avares de renseignements, où aller chercher ceux-ci, et dans quelles directions repartir? À défaut de donner un nom à notre auteur, réussirions-nous par exemple à déterminer le milieu dont il était issu, ou dans lequel il évoluait? L’histoire nous aiderait-elle à y parvenir? Elle ne fait pas la littérature, mais la littérature se nourrit parfois d’elle. Les données événementielles des années 1300- Olivier Collet 224 1325 nous procureraient-elles ainsi des renseignements intéressants? Ce quart de siècle constitue une période agitée, en raison surtout des rapides changements qui se produisent sur le trône de France, des conflits entre Philippe le Bel et Boniface VIII, qui contribueront à l’installation de la papauté à Avignon, et du procès des Templiers. Mais rien de ceci ne transparaît dans l’Ovide moralisé, si l’on excepte une rapide allusion au transfert du siège papal hors de Rome. Faute d’arguments externes, c’est par ce que nous lisons que nous devrons reprendre; et certains exégètes modernes ont cru déceler dans l’Ovide moralisé des résonances qui évoqueraient une sympathie avec la pensée franciscaine. Rien ne s’oppose, il est vrai, à l’appartenance de notre auteur aux ordres mendiants, mais on ne peut guère percevoir davantage qu’une adéquation ponctuelle avec leurs idées, ce qui ne conduit pas bien loin non plus et ne mène à aucune confirmation décisive. Que reste-t-il alors à notre disposition? Essentiellement une chose: ce que le texte révèle de ses conditions d’existence, partant de deux directions opposées, en amont, du côté de la culture dont il se fait l’écho, et en aval, vers sa réception. Malheureusement, pour ce qui touche le cadre intellectuel qui détermine le travail de l’écrivain, nous sommes pour l’instant assez démunis. C’est avant tout l’analyse de ses sources qui permettrait de faire surgir une information utile. Or si leur dépouillement a débuté bien avant aujourd’hui et est même bien avancé pour certaines parties du texte, il est encore loin d’être complet. Surtout, l’inventaire montre que le poète n’a eu recours qu’à des écrits de vaste diffusion, de nature à s’imposer à tout compilateur de son temps, qu’il s’agisse d’emprunts réguliers, comme à la Bible ou à l’Historia scolastica de Petrus Comestor, dans laquelle il a abondamment puisé, à des commentaires et aux gloses des Métamorphoses ovidiennes, elles aussi très répandues en raison notamment de leur utilisation scolaire, aux romans de la Rose ou de Troie, mais tout autant lorsqu’il s’est servi de matériaux d’un emploi plus limité, comme au livre XV qui se réfère à un ouvrage bien précis, le De medicina animæ par Hugues de Fouilloy (Tilliette 2008: 362-64). Aussi rigoureuse soit-elle, cette identification demeure en effet stérile dès lors que nous n’avons pas affaire à un texte dont la disponibilité se limiterait à un petit cercle d’érudits, à une aire donnée ou à un époque particulière, le De medicina animæ possédant une tradition manuscrite étendue (une soixantaine d’exemplaires en subsistent de nos jours); d’où assurément une vaste audience au moyen âge, et il n’y a sans doute rien à espérer de ce côté, dans le but de mieux cerner l’érudition dont l’auteur de l’Ovide moralisé bénéficiait ou le milieu où les ressources qu’il a exploitées étaient accessibles. Il faut encore faire ici une place à deux éléments constitutifs du texte dont la fonction s’assimile peu ou prou à celle de sources. On sait en effet depuis longtemps que notre poète s’est inspiré aux livres IV et VI de récits dont les transpositions vernaculaires remontent sans doute au XII e siècle, avec les histoires de Philomena, d’une part, mentionnée plus haut, et de Pyrame et Thisbé, d’autre part. La version utilisée par l’auteur n’a survécu qu’à travers son interpolation dans le premier cas et il est donc impossible de se faire aujourd’hui une idée de la diffusion antérieure L’Ovide moralisé: «autorship», provenance, datation, destination 225 de Philomena. Dans celui de Pyrame et Thisbé, nous sommes en revanche face à un texte dont une circulation indépendante est attestée, même si celle-ci s’avère assez restreinte (quatre témoins en sont conservés de nos jours, outre la version intégrée dans l’Ovide moralisé). D’après le classement des manuscrits entrepris par l’éditeur le plus méticuleux du texte, il semblerait que l’on doive rattacher le modèle utilisé par notre auteur à ce que F. Branciforti 1959 désigne comme la famille β , famille qui se résume à un seul exemplaire (le célèbre recueil dit de Saint-Germain-des- Prés, aujourd’hui B.N.f.fr. 19152). Or selon les expertises codicologiques et iconographiques les plus récentes, celui-ci proviendrait de l’aire bourguignonne, région dont on présume que notre auteur était issu sur la base de l’analyse des rimes opérée par De Boer. Sous réserve de cette rencontre sans doute fortuite, et dont on se garderait de tirer des déductions péremptoires, les insertions ovidiennes de notre poème débouchent sur des constats toujours aussi décevants, qu’on s’interroge à propos des sources latines ou vernaculaires de l’ouvrage. Faute de données exploitables dans les antécédents de notre poème, voyons si le cheminement de nos 72000 octosyllabes peut être précisé, une fois le texte «publié», et ce que cela nous apprendrait sur leurs conditions de genèse. Savons-nous par exemple, ou pouvons-nous imaginer où l’écrivain a travaillé? A priori dans n’importe quel endroit, bien sûr, aussi longtemps qu’il n’était pas lié à un contexte ou à des besoins documentaires particuliers; donc peut-être dans le Sud-Est, s’il venait bien de là, mais tout aussi bien là où il espérait que son ouvrage trouverait un accueil, ou les intermédiaires qui s’en chargeraient. Son premier «éditeur» ne nous est pas connu, mais nous sommes quand même en mesure de nous faire une idée sur la plus ancienne diffusion de l’œuvre grâce aux traces qui en persistent. Les premiers manuscrits de l’Ovide moralisé qui, à notre connaissance, ont vu le jour (A 1 : Rouen, Bibliothèque municipale O.4; G 2 : Paris, Bibliothèque de l’Arsenal 5069) ont en effet été confectionnés dans des circonstances qui mettent en lumière un artiste renommé des années 1315-1340, le Maître de Fauvel. Peut-être ces copies ont-elles été précédées par d’autres, toujours est-il que la tradition manuscrite de l’œuvre débute à nos yeux par deux exemplaires d’une richesse exceptionnelle, avant tout par leur illustration, puisque l’un comporte plus de 450 miniatures et l’autre environ 300, dans son état actuel de conservation (acéphale). Ce qui paraît alors certain, c’est que des objets de cette qualité, s’ils ont contribué au «lancement» du texte, ne peuvent résulter d’un simple hasard de rencontre pour un écrit qui circulait parmi d’autres dans leur aire de production, et qu’un client aurait inopinément choisi d’acheter, ou de faire exécuter. Il y a au contraire d’assez fortes chances pour que notre Bourguignon (si tel était bien le cas) ait composé son adaptation dans la même aire géographique que celle à laquelle l’artiste (et vraisemblablement aussi les autres intervenants dans le processus de fabrication) appartenait: Paris; et que les destinataires de ces deux copies de luxe aient fait partie des cercles habituels auxquels le Maître de Fauvel a consacré ses talents. En d’autres termes, les conditions de travail de l’écrivain médiéval et celles des acteurs qui contribuent à le répandre plaident en faveur d’une adéquation entre les diverses figures que cette Olivier Collet 226 3 L’ouvrage de Rouse 2000 permet d’établir la liste suivante: Bruxelles, KBR 9225 (légendier, ca 1328-30) et 9229-30 (Miracles de Nostre Dame et varia, ca 1328-30): confectionnés pour Thomas de Maubeuge; propriété de la Chartreuse de Zellem (créée en 1329) et peut-être réalisés pour ses fondateurs, Gerard van Diest (fils de Arnold VI, burggraaf d’Anvers) et Jeanne de Dampierre; KBR 9245 (Roman des Sept Sages de Rome): confectionné pour Thomas de Maubeuge, peut-être pour Guillaume I/ III ou Guillaume II/ IV, comte de Hainaut; Castres, Bibliothèque municipale (Grandes Chroniques de France, 1322): propriété de Jeanne d’Amboise, plus tard mariée à Guillaume Flote, chancelier du royaume; La Haye, Koninklijke Bibliotheek, 71.A.24 (même contenu que KBR 9229-30): commandé par Charles IV à Thomas de Maubeuge; Milan, Bibliotheca Ambrosiana H 106 (Somme le Roi): confectionné pour Louis I er de Bourbon et Marie de Brabant; München, Bayerische Stadtsbibliothek, Clm 10177 (Legenda aurea, avant 1339? ): peut-être acquis par Gérard de Montaigu; New York Public Library, Spencer 22 (bible illustrée, ca 1318/ 1328: commandée par un membre de la cour en relation avec la Navarre); B.N.f.fr. 146 (Roman de Fauvel et pièces adventices, ca 1318-20): propriété de Gérard de Montaigu; B.N.f.fr. 183 (légendier, 1327): confectionné pour Thomas de Maubeuge à l’attention de Charles IV; B.N.f.fr. 316 (Miroir historial, 1333 ou 1334): probablement confectionné pour Jeanne de Bourgogne; B.N.f.fr. 574 (Image du monde, ca 1312-15): peut-être confectionné pour Guillaume Flote, chancelier du royaume entre 1339 et 1348; B.N.lat. 12726 (registre de lettres de la papauté, ca 1314): probablement confectionné pour un officier royal; B.N. 22 (Bible historiale, avant 1341): commandé par ou pour Hervé de Leon et Marguerite d’Avaugour, probablement par l’intermédiaire du libraire Geoffroy de Saint-Léger le Jeune; Rouen Bibliothèque municipale 1044 (Ovide moralisé, avant 1328): confectionné pour Clémence de Hongrie? opération rassemble, auteur, commanditaire, libraire, artistes et artisans, et les lieux où elles accomplissent leurs tâches. Il n’est bien sûr pas impossible que de grands bibliophiles comme ceux qui ont possédé les manuscrits de Rouen et de l’Arsenal les aient acquis dans des circonstances aléatoires, ou qu’ils les aient fait transcrire et enluminer après en avoir entendu parler, comme d’une nouveauté littéraire parmi d’autres de leur temps, mais de manière beaucoup plus plausible, ceux-ci sont plutôt liés directement aux individus parmi lesquels ou pour lesquels l’œuvre a été façonnée. Selon toute vraisemblance, leur destination, et celle du texte, doit être recherchée parmi les couches les plus hautes de la société médiévale et c’est un même univers qui regroupe ceux qui ont détenu ces copies et ceux qui ont favorisé, même indirectement, la réalisation de l’ouvrage. On a ainsi supposé que A 1 avait appartenu à l’épouse de Louis X le Hutin, en raison de la mention, dans l’inventaire après décès de Clémence de Hongrie, en 1328, d’un manuscrit de l’Ovide moralisé, selon toute probabilité. Faute de confirmation certaine, cette hypothèse reste crédible au vu de la qualité de l’objet et des accointances du Maître de Fauvel, pour ce que nous en savons. Une faible proportion de ses travaux se laisse rattacher à un destinataire ou possesseur contemporain, mais ceux que l’on parvient à identifier regardent soit directement vers la couronne (deux volumes pour Charles IV), soit du côté de grands seigneurs comme les comtes de Hainaut, ou de personnages de premier plan dans le royaume (Gérard de Montaigu; Guillaume Flote; Louis I er de Bourbon) 3 . La chronologie de nos manuscrits ne s’y oppose pas non plus: si le volume de Rouen a bien été illustré vers 1315- L’Ovide moralisé: «autorship», provenance, datation, destination 227 4 Rappelons que ce sont les références proches dans le temps du Reductorium morale de Pierre Bersuire et du manuscrit B.N.f.fr. 24306, signalées plus haut, à une Jeanne quondam regin[a] Francie, qui ont amené la recherche à se focaliser sur ces deux figures féminines. 5 L’épilogue de l’œuvre, au livre XV, fournit son principal support à cette présomption, mais comme d’autres critiques l’ont fait remarquer, la qualification de maindre des menors que le narrateur s’adresse (v. 7432) peut correspondre à un topos («le plus insignifiant de tous»), et non à une désignation objective. 1320, Clémence devait bientôt perdre son époux, ou celui-ci venait de mourir, mais sa veuve avait encore plusieurs années d’existence devant elle († 1328). Légèrement plus tardif, le manuscrit de l’Arsenal (1330-1335) se rattacherait plutôt au règne de Philippe de Valois, monté sur le trône la même année (1328), mais à ce moment-là, la femme du précédent souverain (Charles IV; 1322-1328), Jeanne d’Évreux, était encore bien vivante († 1371) et celle-ci peut donc être envisagée comme commanditaire ou destinataire, s’il faut chercher dans cette direction (celle de Philippe V (1316-1322), Jeanne de Bourgogne, était elle décédée en 1330) 4 . Il serait alors bienvenu de confronter cette idée à l’une des conjectures qui ont été émises sur l’auteur de l’Ovide moralisé, rapidement évoquée plus haut: à savoir son rattachement aux franciscains. Clémence ou son époux, ou un autre des acteurs royaux de cette période, ou des membres de leurs entourages ont-il manifesté vis-àvis de ces derniers une bienveillance apte à favoriser cet ordre à la cour? La réponse à cette question n’est pas absolument déterminante, mais un bilan contradictoire ne serait pas fait pour corroborer l’éventualité d’une obédience aux frères mineurs 5 . Sinon, il semble a priori difficile sinon vain de définir un lectorat particulier pour un tel texte; l’hypothèse d’une utilisation féminine n’est que pure supposition, rien n’empêchant qu’un homme ait pu concevoir un engouement pour l’œuvre. Par analogie avec certains aspects du travail du Maître de Fauvel, on pourrait aussi s’interroger à nouveaux frais sur les reflets polémiques contenus dans l’Ovide moralisé. Cet artiste doit en effet sa désignation moderne à un ouvrage de virulente satire contre la royauté, le célèbre Roman de Fauvel. L’Ovide moralisé participerait-il de la même dynamique? Rien ne le suggère de prime abord, en tout cas pas les piques qu’il adresse à ses contemporains, conformes à l’esprit clérical, nous l’avons déjà souligné, et la majorité des réalisations que l’on conserve pour cet artiste prolifique entre dans un registre beaucoup plus prévisible: Bible historiale, légendiers, historiographie (Grandes Chroniques de France, Histoire ancienne jusqu’à César, Faits des Romains), Roman de la Rose, récits arthuriens ou autres, etc. Le caractère dérangeant de certaines des peintures que le Maître a exécutées dans ses deux manuscrits de l’Ovide moralisé est d’ailleurs à considérer d’un tout autre point de vue, l’auteur n’ayant assurément pas agencé lui-même ce programme iconographique, sans doute issu de la responsabilité partagée de l’artiste, ou de son intermédiaire, et des destinataires de son travail. On est en outre enclin à penser aujourd’hui que la rédaction du Roman de Fauvel pointerait vers les membres les plus éminents de l’administration royale et, comme Olivier Collet 228 nous l’avons vu plus haut, le peintre qui l’a enrichi de miniatures a enluminé plusieurs volumes pour des représentants du même entourage, mais au nombre de destinataires variés. Si le Maître de Fauvel a contribué aux tous premiers exemplaires subsistants de l’Ovide moralisé, cela suggère donc encore une fois un contexte parisien; et donc peut-être aussi un milieu de notaires ou de grands officiers de la cour. À tout prendre, la recherche aurait avantage à viser en premier un personnage de celle-ci, ou de l’administration, qui rémunérerait l’auteur ou assurerait ses gages. L’irrégularité de sa tradition manuscrite constitue un autre aspect curieux de notre poème. Rien d’extrêmement surprenant non plus, bien sûr, dans l’échelonnement disparate de copies dans le temps, compte tenu des lacunes dont notre connaissance souffre, mais une fois l’œuvre mise en circulation, celle-ci ne trouve qu’un écho réduit - du moins n’en conservons-nous pas d’exemplaires fabriqués avant la fin du XIV e siècle, si l’on excepte ceux qui ont déjà été cités et le manuscrit Paris, B.N.f.fr. 24305 (D 5 , daté de 1356); exemplaire beaucoup moins somptueux d’ailleurs. Après 1320-30, il faut attendre les années 1370-1400 pour voir surgir un nouveau groupe significatif de copies et 60 à 80 années séparent donc nos deux plus anciens spécimens de cette seconde vague. Pourtant, nous verrons bientôt que le texte était accessible et a été employé durant le XIV e siècle, dans un contexte bien spécifique sans doute, mais non restrictif. Si nous tentons maintenant de récapituler ces données, nous percevons d’abord que parmi les ensembles de manuscrits dont nous possédons les traces les plus anciennes, le plus proche de l’archétype, α (représenté en l’occurrence par A 1 ), a sans doute alors son épicentre à Paris. Un autre fait corrobore d’ailleurs cette localisation et son importance pour l’essor du texte. A 1 est en effet muni d’une table des rubriques qui soulève diverses interrogations en raison de sa nature, de son contenu et du moment de sa réalisation, indépendante de celle du poème, et plus tardive. Nous n’en retiendrons ici qu’un élément, l’identification de son copiste: Jean de Senlis, personnage dont la carrière nous est connue (entre 1318 et les années 1330), que l’on rattache lui aussi au milieu des artisans parisiens, ce qui signifie que vers 1325, date probable de la confection de cette table, le manuscrit se trouvait toujours en Île-de-France (voire après, si la réunion des deux parties ne s’est pas faite dans la foulée). L’aire parisienne est probablement aussi le centre d’irradiation de l’œuvre, à preuve la famille β et plus précisément l’un de ses sous-groupes, γ qui, en termes de production, entretient des rapports étroits avec α , si l’on prend en compte la communauté iconographique qui unit G 2 et A 1 . L’un et l’autre ont cependant pu avoir n’importe quel destinataire des plus hautes couches de la société, à la cour, dans sa périphérie, ou ailleurs, même si l’environnement royal est le plus vraisemblable pour notre auteur. Vers 1330, ou peu après, l’Ovide moralisé avait de la sorte développé au moins deux souches en milieu parisien. L’une donne pourtant l’impression d’être devenue improductive ensuite, peut-être parce qu’elle est restée confinée, ou d’être demeurée en veille jusqu’à sa réanimation au XV e siècle, dans un contexte mal défini, avec le manuscrit A 2 (Rouen, Bibliothèque municipale L’Ovide moralisé: «autorship», provenance, datation, destination 229 6 Nos remarques ont en effet pour trame de fond la réédition de l’Ovide moralisé par une équipe constituée pour la partie philologique de cette entreprise de Craig Baker, Marylène Possamaï, Richard Trachsler et des trois signataires de l’article cité dans la note précédente, outre celui de la présente contribution. Pour davantage de précisions sur certaines des questions que nous avons abordées sans en reprendre toute l’analyse, nous renvoyons en particulier au chapitre «Auteur, milieu et date» qui en accompagnera le premier volume (livre I), dont le contenu résume tous les arguments dont l’histoire littéraire s’est équipée afin de mieux cerner ces problèmes, et à son introduction linguistique, pour une mise au point sur l’origine du poète. O.11bis). La seconde resurgit beaucoup plus vite, à une dizaine d’années d’écart, avant 1342, peut-être dès la fin des années 1330, puisqu’au moins un écrivain au service de mécènes et en liens étroits avec la couronne de France, mais qui n’a rien de particulièrement «parisien», Guillaume de Machaut, recourt à cette famille, mais il est impossible de préciser les voies par lesquelles ce dernier a accédé à l’Ovide moralisé. Toutefois, l’une des conclusions récentes au sujet de ses emprunts (ou de ceux de copistes des écrits de Guillaume de Machaut, responsables d’autres interpolations) mérite d’être citée: en comparant les deux traditions manuscrites, Mattia Cavagna, Massimiliano Gaggero et Yan Greub arrivent en effet à la conclusion que La tradition secondaire que présente l’insertion d’un passage de l’Ovide moralisé dans le Voir Dit de Guillaume de Machaut peut être entièrement rattachée à la famille G, ou à son modèle immédiat. Cependant, à l’intérieur de cette famille, on est obligé d’admettre que plusieurs modèles ont été utilisés concurremment, y compris après la première copie du Voir Dit. Il s’ensuit, 1° que la famille G représente une unité historique réelle, puisque plusieurs de ses représentants semblent avoir été disponibles dans le même milieu, où les copistes des œuvres de Guillaume de Machaut les ont utilisés de préférence à d’autres; 2° que les manuscrits de l’Ovide moralisé ont été assez répandus pour que les copistes des œuvres de Guillaume aillent y chercher directement le modèle de leur copie du passage ... (Cavagna/ Gaggero/ Greub 2014). Dans la mesure où la situation de l’écrivain médiéval relève encore vers 1300 d’un haut degré de spécialisation professionnelle (puisqu’il lui faut avoir reçu la formation nécessaire, ce qui demeure rare, et accomplir ses tâches dans un cadre bien déterminé), il est aussi probable que le nôtre ait exercé une activité littéraire de plus grande envergure, c’est-à-dire avant ou après, en français ou en latin (qu’il pratiquait à coup sûr). Sur ce plan-là, comme au point de vue de la documentation mise à profit par ce dernier, il ne reste donc qu’à espérer la découverte, plus tard dans notre parcours éditorial 6 , de références suffisamment parlantes pour circonscrire le cercle à l’intérieur duquel l’auteur gravitait, ou le bibliophile qui possédait les ouvrages dont il s’est muni pour son travail, ou encore le moment de son activité; ou pour révéler les indices d’une autre production sous la plume de notre poète. Genève Olivier Collet Olivier Collet 230 Bibliographie Cavagna, M./ Gaggero, M./ Greub, Y. 2014: «La tradition manuscrite de l’Ovide moralisé. Prolégomènes à une nouvelle édition», R 132: 176-213 Branciforti, F. (ed.) 1959, Piramus et Tisbé, Firenze Ovide moralisé. Poème du commencement du quatorzième siècle publié d’après tous les manuscrits connus, ed. C. de Boer, Amsterdam, 5 vol., 1915-38 Rouse, R. H. and M.A. 2000: Manuscripts and their makers. Commercial books producers in medieval Paris, 1200 ~ 1500. Illiterati et uxorati, 2 vol., London Tilliette, J.-Y. 2008: «Guérir les corps, guérir les âmes. Notes sur l’Ovide moralisé 15, v. 3314- 5768», in: Leonardi, C./ Santi, F. (ed.), Natura, scienze e società medievali. Studi in onore di Agostino Paravicini Bagliani, Firenze: 345-65
