Vox Romanica
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2015
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Kristol De StefaniMarc-René Jung et l’Ovide moralisé
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2015
Yan Greub
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1 Ce sont les articles de M.-R. Jung cités en bibliographie. 2 Et ceci durant la période de son vice-rectorat. 3 Trachsler 2014: 274. Voir aussi Bähler/ Trachsler 2014. Marc-René Jung et l’Ovide moralisé Riassunto: Marc-René Jung, professore di letteratura medievale a Zurigo, ha apportato grandi innovazioni nello studio dell’Ovide moralisé. Ancora oggi queste formano la base della riflessione in proposito. Ancor più importante è comunque lo stretto legame che ha stabilito fra le linee interpretative (ciascuno dei problemi esaminati va esaminato alla luce degli altri), che corrisponde alla coerenza complessiva dell’attività dei lettori (copisti/ rimaneggiatori) medievali. Così, si può notare l’originalità di certe sue scelte: quella di cercare di studiare il progetto centrale di un testo nelle sue manifestazioni più materiali ed esteriori, o quella di concentrare lo studio delle fonti sull’evoluzione seriore della tradizione manoscritta. Key words: Ovide moralisé, Marc-René Jung, Philology, Textual criticism, Old French, Doppia verità Marc-René Jung a publié sur l’Ovide moralisé, de 1994 à 1997, quatre articles et le chapitre d’un livre, puis quelques années plus tard deux autres articles, un peu excentriques: l’un sur l’Ovide moralisé en prose (qui est un texte différent), et l’autre qui est une sorte de bilan et de retour sur les articles précédents (un retour qui n’est pas sans quelques ajouts, en réalité), que Jung a écrit à la fin de sa vie 1 . Mais on peut dire qu’essentiellement, Marc-René Jung a écrit sur l’Ovide moralisé en une seule fois - j’essaierai de montrer que, même divisées en cinq ou six publications, ses réflexions forment un ensemble cohérent et organisé. Cet ensemble, paru entre 1994 et 1997, a donc été rédigé un peu antérieurement; mais Jung s’est aussi expliqué sur les motifs qui ont donné naissance à son intérêt: Lorsque, au printemps 1991, je préparais un séminaire sur l’Ovide moralisé, je me suis rendu compte que la bibliographie était extrêmement mince, ce qui m’a obligé à commencer presque ab ovo: lecture et relecture du texte dans l’édition et dans les manuscrits, et ceci pendant plusieurs années. (Jung 2009: 107). C’est à l’occasion d’un cours qu’il devait donner 2 qu’il a été amené à étudier plus en détail l’Ovide moralisé, dont je suppose qu’il devait déjà le connaître, d’un peu moins près. On sait, parce que Richard Trachsler l’a indiqué dans une nécrologie 3 , que M.-R. Jung n’a jamais donné deux fois le même cours dans sa longue carrière zurichoise. Ces deux petites notations font toucher, me semble-t-il, ce qu’a pu être sa conception de l’enseignement: une activité essentielle, et pas superficielle ou Yan Greub 232 surajoutée - l’activité par laquelle se constitue et s’exprime la recherche scientifique, qui crée l’occasion de la recherche, la nécessite, et le lieu où elle s’expose. Un léger détour va bientôt nous ramener au sujet. Une nouvelle édition de l’Ovide moralisé est en cours, à laquelle je suis associé et qui n’est pas sans lien avec M.-R. Jung, d’ailleurs, car nous avons hérité de ses microfilms et d’un de ses élèves. Dans la mise en place du travail d’édition, nous avons identifié certaines questions qui méritaient d’être nettement développées, par rapport à l’édition existante (De Boer 1915-1938), ou même par rapport aux habitudes éditoriales les plus courantes: étude de l’iconographie (confiée dans notre organisation à une équipe particulière); étude des gloses (confiée à une personne en particulier); étude des sources (confiée à une équipe particulière); édition séparée de la famille Z. Or, ces questions sont justement celles auxquelles M.-R. Jung a consacré des articles, il y a plus de 20 ans. Les questions qui se posent à de nouveaux éditeurs ont donc été très bien identifiées par celui à qui cet ensemble d’articles rend hommage. Le premier des articles (Jung 1994) explique, d’une façon qui semble d’ailleurs convaincante, que l’auteur du texte français n’adopte pas la posture du théologien, mais celle du prédicateur, et que c’est cela qui permet de comprendre la forme particulière des moralisations; c’est en particulier ce qui permet à l’auteur de ne pas se prononcer sur une question assez cruciale: celle de savoir si Ovide est ou non un auteur chrétien (dissimulé), qui aurait délibérément caché un message chrétien sous l’integument de sa fable. L’utilisation du matériel narratif fourni par Ovide n’est pas une exégèse. L’article insiste ensuite particulièrement, et avec des exemples démonstratifs, sur le fait que l’auteur manipule la narration pour la rendre plus propice à la moralisation. La modification ou l’ajout de certains détails, d’allure insignifiante, ou le choix d’une version parmi celles dont l’auteur disposait, ne modifient pas fondamentalement le récit, mais le fait que ces transformations servent à faciliter et à rendre plus cohérente la moralisation démontre que celle-ci n’est pas simplement une couche surajoutée à une traduction des Métamorphoses, mais que les deux éléments constituent un projet commun, et forment un tout imbriqué. L’article pose aussi une question, sur laquelle Jung reviendra (Jung 1994: 155; l’idée vient de Paule Demats, cf. Jung 1996b: 254): celle de savoir si l’intérêt de l’auteur porte plutôt sur les fables dans leur entier, ou sur les mutations, les métamorphoses (réponse: l’auteur comme ses lecteurs s’intéresseraient aux fables, plus qu’aux mutations). Pour savoir si les métamorphoses elles-mêmes sont moralisées, il faudrait d’abord avoir une liste des métamorphoses complète. En fait, ce n’est pas si facile (car les cas douteux ou problématiques sont nombreux), et Jung s’est donc appuyé sur le décompte et l’énumération proposées par un auteur de la basse-latinité, le pseudo-Lactance, qu’il compare à la liste parallèle de Bersuire, pour voir quels sont les passages allégorisés par l’auteur de l’Ovide moralisé; on voit que les choix sont très différents, ce qui dépend des projets et de l’interprétation faite du modèle, qui sont différents eux aussi. L’article dans son ensemble nous parle donc des sources et des modèles dont disposait l’auteur de l’Ovide moralisé, et de la Marc-René Jung et l’Ovide moralisé 233 façon dont il les a réorganisés en un ensemble cohérent, subordonné à l’idée générale qu’il avait de son sujet. L’article suivant (Jung 1996b) s’occupe des «éditions manuscrites» de l’Ovide moralisé. Le concept est heureux: Jung envisage les différentes copies du texte, non comme témoins passifs du modèle, mais comme éditions indépendantes, reposant chacune sur un nouveau projet. Le paratexte, et en particulier les gloses et les rubriques, l’illustration, et même certaines modifications du texte, représentent des efforts cohérents en vue d’un projet d’interprétation particulier du texte. Les différences d’interprétation concernent en particulier les moralisations: ainsi, Jung étudie les rubriques du manuscrit G 2 dans le livre XII. Elles sont le plus souvent associées à une miniature; dans les cas où la rubrique est seule (sans miniature), c’est toujours que la rubrique concerne la moralisation, c’est-à-dire que les moralisations n’ont pas été illustrées et que les illustrations ne concernent que le récit. M.-R. Jung ne se prononce cependant pas sur la question de savoir si le responsable de l’«édition manuscrite» G 2 a procédé à la suppression délibérée des illustrations à cet endroit, ou s’il n’a fait que placer des illustrations à certains endroits seulement, sans avoir bénéficié d’un modèle, et indépendamment des rubriques qu’il inventait lui aussi. Un autre manuscrit, B, a supprimé une bonne partie des moralisations; on sait par ailleurs, même si Jung ne traite pas vraiment cette question, que cette suppression est indépendante de la suppression semblable dont témoignent les manuscrit Z 3 et Z 4 . B manifeste donc un manque d’intérêt pour l’interprétation religieuse du texte., et son programme iconographique donne exactement la même impression, puisque les miniatures ne concernent jamais de sujets religieux. Jung donne dans cet article une typologie des différents types d’illustrations qu’attestent certaines séries de manuscrits, et les met en rapport avec une tradition extérieure à l’Ovide moralisé, et qui remonte à une autre moralisation des Métamorphoses: celle de Pierre Bersuire. Il me semble que ce n’est pas un fait si banal, dans les études littéraires, que de faire porter l’étude des sources sur les témoins (et en l’occurrence des témoins relativement tardifs) plutôt que sur le texte de base. Jung examine aussi l’emplacement où les différents manuscrits ont placé le début des livres. La question est certainement importante pour comprendre les rapports avec le texte latin, ainsi que pour certaines questions d’interprétation, mais on peut se demander - et je vais y revenir plus tard - si la façon dont il pose la question est tout à fait correcte. Enfin, l’article observe certaines modifications systématiques, et parfois macroscopiques, du texte. On peut résumer ces conclusions en trois points: a) le groupe YZ d’une part, et Z de l’autre, représentent deux rédactions du texte différentes de celle des autres manuscrits. b) les manuscrits Z 3 et Z 4 ont supprimé toute l’interprétation proprement chrétienne des moralisations, mais ont conservé les interprétations evhéméristes et morales. c) il y a des cas de retour à Ovide, mais ils ne sont pas systématiques. Jung montre assez dans le détail comment s’est effectuée la révision du texte Y, sur la base d’un bon manuscrit, et comment le texte a été consciemment remanié, Yan Greub 234 par exemple pour améliorer la cohérence du récit. La suppression des allégories, dans Z 34 , s’accompagne aussi d’une modification du récit, là où il est programmatique. De la sorte, c’est le statut du texte entier qui est modifié: celui qui est responsable de cette transformation ne voulait pas avoir un Ovide moralisé (dans ce titre, «Ovide» est le titre de l’œuvre latine, et pas le nom de l’auteur), mais un Ovide le grant, comme on appelle, en français, les Métamorphoses. Ce qui l’intéressait, c’était un livre des fables d’Ovide, réalisé dans un esprit laïque. Plutôt que revenir à Ovide, il a jugé plus expédient, pour cela, de remanier la traduction déjà disponible, en l’expurgeant des éléments les plus contradictoires avec son projet. L’article suivant (Jung 1996c) reprend son idée que la réécriture du texte correspond à un changement de sujet; il montre que les titres des manuscrits qui suppriment les allégories donnent de bonnes descriptions de leur contenu: l’un d’eux, le manuscrit B, intitule le texte Ovide le grant de Metamorphoseos, et Z 3 et Z 4 parlent des Fables Ovide. Cependant, Z 1 et Z 2 , qui ont les allégories, ont le même titre. L’auteur de l’Ovide moralisé a procédé à plusieurs opérations assez différentes: traduction du texte latin, adaptation de celui-ci, compilation d’autres sources, commentaire, et travail plus uniquement auctorial; M.-R. Jung cherche à savoir si les manuscrits donnent des indications particulières sur ces questions. Par exemple, dans un des manuscrits qui régularisent la forme métrique de Pyramus pour le fondre entièrement dans le schéma du couplet d’octosyllabes, deux vers sont supprimés. Or vous raconterai le conte IV 224 Or vous recorderay le conte Et la fable sans ajouster Sans muer et sans rien oster, Si comme uns autres l’a dité, Ainsi com autre l’a dité. Ce sont justement ceux qui promettent la fidélité dans la reprise du texte préexistant. A cette modification s’ajoute l’adjonction d’une glose marginale, qui parle non pas de l’auteur de l’Ovide moralisé, mais du maistre qui fist cest livre, ce que Jung juge très significatif, du fait du sens chargé qu’a le mot auteur (qui est utilisé pour parle d’Ovide, mais aussi dans certains cas pour l’auteur de l’Ovide moralisé). Il s’intéresse, dans d’autres manuscrits, aux gloses précisant si tel ou tel épisode est présent ou non dans le texte ovidien. La présence du mot auteur pour désigner celui de l’Ovide moralisé est aussi un fait qui permet de distinguer les interprétations différentes des différentes «éditions manuscrites». Une rubrique comme «texte», qui alterne par exemple avec «allegorie» et sert dans certains manuscrits à revenir à la narration après les moralisations, est également une indication sur l’autorité accordée à certains éléments de l’Ovide moralisé. Bref, que ce soit pour l’appeler translateur, auteur ou pour nommer les différentes parties du texte dont il n’est pas toujours responsable de la même façon, les manuscrits de la famille Z, profondément remaniée, ne voient pas les choses de la même façon que les autres. Enfin, le dernier des quatre articles principaux s’intéresse aux gloses. Il repose sur une étude des gloses des trois manuscrits A 1 , G 1 et G 3 (les trois témoins qui en Marc-René Jung et l’Ovide moralisé 235 ont en grand nombre), ou plus exactement sur celles du début du texte, parce que le travail est déjà important, mais il donne aussi une brève description de la situation dans la suite du texte (en gros, la quantité de gloses diminue drastiquement). La question de l’attribution de ces gloses est ensuite abordée de façon un peu allusive: Jung dit d’abord (1997a: 82) que trois manuscrits ont conservé ces gloses, puis que, le manuscrit A 1 étant une des premières copies du texte original, il n’y a pas de doute que les gloses remontent à l’époque de l’auteur, mais il se garde bien d’aller plus loin, et de mettre en rapport ce paratexte avec un programme qui aurait été déterminé par l’auteur. L’article contient l’édition des gloses de la première page du manuscrit A 1 , et les correspondances avec G 1 et G 3 . Il montre que dans une longue glose propre à G 1 et G 3 , et écrite en français, l’auteur de la glose était insatisfait d’une moralisation de l’Ovide moralisé, et y a ajouté la sienne propre, concurrente et opposée. M.-R. Jung a étudié le premier plusieurs sujets qui me semblent importants, et qui semblent importants à l’équipe préparant la nouvelle édition, puisqu’ils ont une place spécifique dans notre travail. Dans chacun des cas présentés ci-dessus, une question inédite est identifiée et bien démêlée, parce que son débrouillement s’appuie sur l’étude du matériel concrètement présent dans les manuscrits. C’est important, et c’est bien visé, puisque 20 ans plus tard nous restons d’accord sur un grand pourcentage de la liste des priorités. Mais ce qui me paraît le plus remaquable et le plus original, c’est que M.-R. Jung ait traité ces différentes questions ensemble, dans un ensemble organique: séparément, chacune dans un article, mais en les voyant manifestement comme liées les unes aux autres. L’analyse des gloses et celle du programme iconographique s’éclairent mutuellement; les modifications du récit et celles des allégories font système, et leur analyse permet de mieux poser la question des sources. L’étude de l’Ovide moralisé en prose (Jung 1997b) s’inscrit aussi dans ce système, parce qu’elle permet de revenir d’une autre manière sur les questions des sources, de la fortune du texte et de ses lectures différentes, et parfois opposées, ou sur celles des milieux sociaux où s’élabore le texte. L’Ovide moralisé en prose, d’une certaine manière, n’est pas autre chose qu’une «édition manuscrite» de plus de l’Ovide moralisé; l’écart est relativement plus marqué que dans le cas de la famille Z, mais la différence est de degré et pas de nature. Jung développe, sans vraiment y insister explicitement du fait de la division en plusieurs articles, une conception de l’analyse du texte comme d’un objet culturel complexe. Et cette analyse part ici de faits extérieurs au texte pur: les paratextes, les lectures, les modifications du texte. Ce sont ces éléments externes qu’il s’agit de reconnaître comme ceux qui donnent lieu à une explication cohérente - et non comme des faits adventices. Cette analyse du texte vu dans ses manifestations manuscrites particulières est une analyse synchronique, au sens où elle néglige délibérément une certaine perspective philologique traditionnelle, qui considère les manuscrits conservés comme de simples témoins, qui nous intéressent en tant qu’ils nous renseignent sur le texte. Le lecteur excusera mon jeu de mots sur traditionnelle: l’analyse écartée par Jung Yan Greub 236 est celle de la tradition textuelle et à aucun moment, me semble-t-il, Jung n’aborde réellement la question de savoir si tel ou tel des faits qu’il étudie a été ou non présent dans un original, ou en tout cas il ne se donne pas les moyens de le savoir. Cet abandon de la question, ou cette négation (tacite) de son intérêt, est le moyen d’un véritable dépassement du questionnement habituel: c’est le fait d’écarter un certain type de questionnement qui lui permet de considérer en elles-mêmes les fonctions nouvelles de ces objets artistiques complexes, et en particulier la relation entre texte et image, et le Sitz im Leben (comme il le dit lui-même) de cet objet complexe. Jung est d’ailleurs très conscient du caractère opposé de l’intérêt pour l’une ou l’autre approche, comme me semble le montrer la citation suivante. Si la description [par Branciforti] des manuscrits de l’Ovide moralisé laisse pratiquement tout à désirer, c’est que Branciforti ne s’intéresse qu’à la reconstruction de l’original (Jung 1996b: 252) La croyance en la cohérence des objets manuscrits, et des projets d’interprétation qu’ils supposent, va très loin. Je ne cite qu’un exemple: Jung est en train de discuter l’interprétation possible d’une miniature, celle sur laquelle s’ouvre le manuscrit et sur laquelle on voit plusieurs personnanges assis dont certains tiennent un livre. Comme le manuscrit Z1 contient les allégories, on doit supposer que l’auditoire est en train d’écouter et de discuter les explications des fables d’Ovide. (Jung 1996c: 94) On voit que pour lui, les modifications apportées au texte donnent mécaniquement la clef de l’inteprétation de l’image: la copie des allégories est vue comme un acte positif qui suppose une certaine interprétation du sens général du texte, une décision qui doit se manifester aussi dans le choix de l’illustration. Le modèle explicatif est à la fois très fort - il n’y aurait pas de moyen sinon de choisir cette interprétation de la miniature initiale, mais il est aussi affaibli, parce qu’il suppose que tous les éléments séparant les manuscrits les uns des autres résultent de décisions conscientes et cohérentes - et cela n’est pas tout à fait sûr, je vais y revenir. L’intérêt de M.-R. Jung pour l’étude du témoin manuscrit, non seulement comme témoin, mais aussi comme objet indépendant, fait penser à la double vérité d’avallienne mémoire. Ces articles datent du milieu des années 1990, pas très longtemps après le colloque de Liège sur les chansonniers (Tyssens 1991), et dix ans après l’introduction de la collocation doppia verità par Avalle (sauf erreur au congrès de Lecce de 1984, cf. Avalle 1985: 375), et Jung n’a pas pu ignorer l’idée. Mais si je ne fais pas erreur, il n’emploie pas le mot. Ce n’est peut-être pas par hasard. Jung ne semble pas tant intéressé par la double vérité que par la seule vérité du document, et on peut penser que, s’il a utilisé cette vision synchronique pour dépasser la vision philologique traditionnelle, elle est aussi une forme de limite, voire l’occasion d’une perte lorsque Jung veut récupérer une perspective historique. Ainsi, lorsqu’il écrit Cette unité, texte - moralisation - illustration, ne s’est pas maintenue dans la tradition manuscrite (Jung 1996b: 256) Marc-René Jung et l’Ovide moralisé 237 4 Je me permets de renvoyer à Greub (à paraître a et b). 5 Jean-Baptiste Guillaumin, dans une étude qui prendra place dans l’introduction à notre édition commune de l’Ovide moralisé, a pu montrer qu’elles dépendaient d’un modèle commun, mais n’étaient pas copiées l’une sur l’autre. Jung donne une indication historique, sur l’évolution de la tradition, mais en fait la chronologie qu’il décrit n’est que celle de la succession chronologique des manuscrits conservés: le point de départ est donné par le manuscrit A 1 , le deuxième état par G 2 , et ce qu’il appelle tradition manuscrite est la tradition postérieure au plus ancien manuscrit conservé. Or il n’est pas sûr du tout que sur ce point certains manuscrits plus tardifs ne représentent pas plus exactement le premier état de la tradition que A 1 , et l’article ne présente aucune esquisse de démonstration. J’ai déjà abordé la question du début des livres. M.-R. Jung a bien vu qu’il y avait là un problème intéressant, qui n’avait pas été réglé de la même manière dans tous les manuscrits, et il l’aborde à plusieurs reprises. Mais il semble considérer comme acquis l’emplacement du début des livres, peut-être même sur la base de l’édition De Boer (alors que le problème est en réalité délicat, et que ce n’est certainement pas l’élément le plus sûr de l’édition De Boer 4 ), et en tout cas sans qu’il étudie l’ensemble de la tradition. Les considérations qu’il propose alors (1996b: 261s.) sur certains types de déplacement du début des livres, en particulier dans le but de les faire correspondre aux changements de livre des Métamorphoses, quoi qu’intéressantes, sont donc extrêmement incertaines. Ainsi, la vision qu’il propose des éditions manuscrites - et en réalité des manuscrits particuliers - comme objets individuels, ne va pas sans une attention peutêtre insuffisante aux processus de constitution de ces objets. Jung voit très bien, et montre clairement, la solidarité des modifications, mais néglige un peu d’examiner comment elles ont lieu. Les résultats en sont, au milieu des mérites immenses et neufs de cette approche, une légère surestimation de la cohérence des manuscrits conservés, ainsi que l’impossibilité d’observer les intentions réelles des responsables de ces manuscrits: l’indistinction entre les faits de hasard - parmi lesquels le fait massif de la conservation - et les faits d’innovation délibérée - qui se manifestent de la même façon dans le phénomène qu’est le manuscrit conservé - finit par être un empêchement à la reconnaissance de ce qu’il y a de spécifique dans le projet particulier du responsable d’une édition manuscrite. Cette distance prise avec un type d’analyse qui s’efforce de suivre les lignes de la tradition peut aboutir, par manque d’intérêt, à des erreurs mineures, comme celle qui lui fait écrire (1996b: 259) que les gloses de G 3 sont copiées sur celles de G 1 5 ; il ne s’agit en fait que d’une façon rapide d’écrire qu’elles sont très proches et que l’une est plus tardive que l’autre, mais on voit aussi que ce n’est pas la même chose, pour l’étude d’un artefact, que de posséder ou non son modèle historique réel. C’est un fait constant, et inévitable, dans l’exposé scientifique, que de forcer un peu le trait, et de s’élever assez loin des faits observés pour pouvoir les présenter Yan Greub 238 comme modèles; le contraire n’aboutit qu’à la myopie. Ce n’est donc pas faire un grave reproche à M.-R. Jung de dire que pour découvrir, et pour nous montrer pour la première fois, la cohérence de projets éditoriaux, il a dû parfois marquer un peu trop nettement les contours qu’il dégageait. L’opposition entre un Ovide moralisé et un Ovide de metamorphoseos n’est pas si régulière qu’il le dit. Ainsi, il y a eu deux opérations de suppression des allégories: celle dont témoigne le manuscrit B, d’une part, et celle dont témoignent les manuscrits Z 3 et Z 4 , de l’autre. Chacun des responsables de ces suppressions a opéré des choix complètement différents, et si un bon nombre de passages sont supprimés par les deux «éditeurs», les coupes, le plus souvent, ne coïncident pas, comme le montre le tableau suivant, où j’examine la situation du début du livre I. Z 34 B 341-353 (avec Z 12 ) 719-752 805-826 801-826 923-1065 923-936 1153-1202 1185-1202 1461 s. 2181-2364 2141-2364 2661-2736 2661-2678 2699-2736 Ces éditeurs médiévaux ne se sont donc pas simplement retrouvés devant le choix de faire figurer ou non les allégories chrétiennes. D’ailleurs, les allégories supprimées ne sont pas seulement les allégories chrétiennes. Mais le plus important n’est pas là: il est dans les faits établis et dans la clarté d’idées et de formules qui organisent l’interprétation actuelle de l’Ovide moralisé. J’en rappelle quelques-unes, parmi les plus marquantes. Il y a tout d’abord le concept, que j’ai souvent cité, d’‹édition manuscrite›; ensuite le fait que le moralisateur commente son propre texte, et pas celui d’Ovide, et qu’il établit la narration des fables pour préparer la moralisation. Ou encore l’insistance légitime sur l’opposition entre deux types d’allégories: les histoires d’une part (comprenant les explications evhéméristes, proprement historiques ou physiques) et les allégories d’autre part, les explications morales flottant entre les deux catégories. Cette division correspond à la fois aux noms employés dans le texte et à la lecture qui a été faite par les éditeurs médiévaux (et dont témoigne parfois la rubrication). Je voudrais conclure par quelques mots sur un trait de style de ces articles, que j’interprète comme la conséquence, ou au moins le correspondant, de soucis pédagogiques. On remarque beaucoup à la lecture la présence de longues citations, ou l’énumération de faits détaillés. On peut avoir l’impression que le commentaire est parfois écrasé par l’accumulation du matériel, ou que celui-ci est jugé tellement Marc-René Jung et l’Ovide moralisé 239 parlant qu’il se suffit presque à lui-même. Mais je dois dire que j’aime que l’appareil de preuve soit aussi développé, que le matériel présenté est intéressant et mérite la publication, et qu’on peut apprécier que Jung n’ait pas été de ceux qui élaborent d’immenses constructions sur un fait minuscule. Ce matériel a souvent en lui-même une valeur absolue pour le progrès des connaissances, comme dans l’article de 1994 lorsque l’auteur donne une liste des ajouts aux Métamorphoses et identifie leur provenance, mais de toute façon, c’est sur lui que repose l’originalité des résultats. J’ai surtout parlé ici de l’élaboration par Jung d’une vision différente de l’Ovide moralisé, mais cette élaboration repose en réalité sur une grande quantité de travail préliminaire, et surtout de lectures, et sur l’accumulation d’un grand nombre de faits jusqu’à lui inconnus. C’est parce que Jung a lu plus de manuscrits de l’Ovide moralisé que ceux qui l’avaient précédé, c’est parce qu’il a tiré de ses lectures un matériel inédit, qu’il a pu organiser et élaborer un discours aussi original et neuf. Nancy Yan Greub Bibliographie Avalle, D’A. S. 1985: «I canzonieri: definizione di genere e problemi di edizione», in: E. Malato (ed.), La critica del testo. Problemi di metodo ed esperienze di lavoro. Atti del Convegno di Lecce, 22-26 ottobre 1984, Roma: 363-82 Bähler, U./ Trachsler, R. 2014: «Marc-René Jung» VRom. 73: 251-56 Demats, P. 1973: Fabula. Trois études de mythographie antique et médiévale, Genève Greub, Y. à paraître a: «Lettrines et ponctuation: le cas de l’Ovide moralisé», Actes du colloque Ponctuer l’œuvre médiévale: des signes au sens, Pau, 1 er au 4 avril 2014, Genève: 267-79 Greub, Y. à paraître b: «Les lettrines comme lieu et comme facteur de perturbation des traditions manuscrites», Actes du colloque Pour une philologie analytique: nouvelles approches à la micro-variance textuelle en domaine roman, Rome, 12-13 décembre 2014 Jung, M.-R. 1994: «Aspects de l’Ovide moralisé», in: Picone, M./ Zimmermann, B. (ed.), Ovidius redivivus. Von Ovid zu Dante, Stuttgart: 149-72 Jung, M.-R. 1996a: La légende de Troie en France au Moyen Âge, Basel/ Tübingen: 621-28 Jung, M.-R. 1996b: «Les éditions manuscrites de l’Ovide moralisé», Cahiers d’histoire des littératures romanes 20: 251-74 Jung, M.-R. 1996c: «Ovide, texte, translateur et gloses dans les manuscrits de l’Ovide moralisé», in: Kelly, D. (ed), The Medieval Opus. Imitation, Rewriting, and Transmission in the French Tradition. Proceedings of the Symposium Held at the Institute for Research in Humanities, October 5-7 1995, The University of Wisconsin-Madison, Amsterdam/ Atlanta: 75-98 Jung, M.-R. 1997a: «L’Ovide moralisé glosé», in: Hudde, H./ Schöning, U. (ed.), Literatur: Geschichte und Verstehen. Festschrift für Ulrich Mölk zum 60. Geburtstag, Heidelberg: 81-93 Jung, M.-R. 1997b: «Ovide Metamorphose en prose (Bruges, vers 1475)», in: Thiry, C. (ed.), «À l’heure encore de mon escrire», Aspects de la littérature de Bourgogne sous Philippe le Bon et Charles le téméraire, Louvain-la-Neuve: 99-115 Jung, M.-R. 2002: «Hercule dans les textes du Moyen Âge: essai d’une typologie», in: Babbi, A. M. (ed.), Rinascite di Ercole. Atti del convegno internazionale di Verona (29 maggio-1 giugno 2002), Verona: 9-69, spéc. 48-54 Yan Greub 240 Jung, M.-R. 2009: «L’Ovide moralisé: de l’expérience de mes lectures à quelques propositions actuelles», in: Harf-Lancner, L./ Mathey-Maille, L./ Szkilnik, M. (ed.), Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux d’Ovide, Paris: 107-22 Ovide moralisé. Poème du commencement du quatorzième siècle publié d’après tous les manuscrits connus, ed. Cornelis de Boer, Amsterdam, 5 vol., 1915-38 Trachsler, R. 2014: «Marc-René Jung» R 132: 273-77 Tyssens, M. (ed.) 1991: Lyrique romane médiévale: la tradition des chansonniers. Actes du Colloque de Liège 1989, Liège
