eJournals Vox Romanica 74/1

Vox Romanica
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2941-0916
Francke Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2015
741 Kristol De Stefani

Christel Nissille, «Grammaire floue» et enseignement du français en Angleterre au XVe siècle. Les leçons du manuscrit Oxford Magdalen 188, Tübingen (A. Francke) 2014, x + 492 p. + CD-Rom (Romanica Helvetica 133)

121
2015
Serge  Lusignan
vox7410322
Besprechungen - Comptes rendus 322 1 A. Kristol, «Comment on apprenait le français au Moyen Âge: ce qu’il nous reste à apprendre», ARBA, Acta Romanica Basiliensia 13 (1998): 177-97; id., «L’intellectuel anglo-normand face à la pluralité des langues: le témoignage implicite du ms. Oxford, Magdalen 188», in: D.Trotter (ed.), Multilingualism in later medieval Britain, Cambridge 2000: 37-52; id., «Le ms. 188 de Magdalen College Oxford: une ‘pierre de Rosette’ de l’enseignement médiéval du français en Angleterre? », VRom. 60 (2001): 149-67. Les recettes les plus courantes, par exemple: A malade que ne puet dormir. «Pernez l’ulie de le puncel peisaunt a un furline, si oignez lé templez et le col et lez meins et le plaunte de pié, si dormerat» (11) ou Pur blanchir la face. «Lavez tut de sanc de tor, et çoe ostet la tecche et fet la face cler» (14), dans des circonstances exceptionnelles: Pur morsure de chyn enragé. «Pernez millefoil, si triblez ov grein de forment, si metez deseure» (16). Comme on le constate, les traits linguistiques anglo-normands abondent. La contribution de Tony Hunt, en permettant l’accès à ce texte intéressant, est particulièrement précieuse pour le lecteur du XXI e siècle. Marie-Claire Gérard-Zai H Christel Nissille, «Grammaire floue» et enseignement du français en Angleterre au XV e siècle. Les leçons du manuscrit Oxford Magdalen 188, Tübingen (A. Francke) 2014, x + 492 p. + CD-Rom (Romanica Helvetica 133) C’est un très grand livre que nous offre Christel Nissille, un livre capital sur l’histoire de la langue française dans l’Angleterre médiévale, et ses prolongements à la Renaissance. Il s’agit d’une étude sur l’enseignement du français et sur un outil particulier de son apprentissage, soit le manuscrit Oxford Magdalen 188 qui contient le texte de la Somme le roy du frère Lorens d’Orléans, accompagné d’une traduction en médio-latin et en moyen-anglais. La Somme le roy est le fruit d’une commandite du roi de France, Philippe III, en 1280, à son confesseur dominicain. Il s’agit d’un manuel qui enseigne tout ce qu’un laïc doit connaître pour vivre chrétiennement. Il contient un traité des dix commandements de Dieu, un traité des douze articles de la foi contenus dans le Credo, un traité des sept péchés capitaux, ainsi qu’un traité sur la vertu en général et un autre sur les vertus en particulier (98-99). Le manuscrit Magdalen 188 a été copié durant le second quart du XV e siècle. Bien que formant une unité du point de vue codicologique, il se présente comme une entité bicéphale: les folios 1 à 8 contiennent différents extraits de manuels d’enseignement du français, alors que les folios 9 à 102 offrent une copie incomplète de la Somme le roy allant du début à presque la fin du traité des sept péchés capitaux. Le texte est transcrit en unités de trois lignes: une première portant la transcription du français en plus gros caractères, au-dessus de laquelle se superposent les traductions latine et anglaise. Les deux traductions suivent de très près l’original en sorte que le copiste a pu maintenir une correspondance mot à mot entre les trois langues. L’importance du manuscrit Oxford Magdalen 188 comme révélateur des méthodes d’apprentissage du français en Angleterre avait été mise en lumière antérieurement par Andres Kristol, dans trois articles parus entre 1998 et 2001 1 . Celui-ci inspira à C. Nissille son sujet de thèse de doctorat qu’il codirigea avec Jean-Paul Chauveau, dont est issu le présent ouvrage. A. Kristol avait mis en évidence que la traduction comme lieu de rencontre privilégié entre deux langues pouvait s’avérer un exercice d’apprentissage et d’explication des spécificités linguistiques d’une langue source, en l’occurrence ici le français. Le manuscrit Magdalen 188 Besprechungen - Comptes rendus 323 2 A. Kristol, «Le début du rayonnement parisien et l’unité du français au Moyen Âge: le témoignage des manuels d’enseignement du français écrit en Angleterre entre le XIII e et le début du XV e siècle», RLiR 53 (1989): 335-67. tissait des liens entre le français et l’anglais, langue maternelle des apprenants, ainsi qu’avec le latin, la seule langue ayant fait l’objet de descriptions grammaticales élaborées. Il y voyait une clé pour apprendre le français de manière globale, syntaxe et morpho-syntaxe comprises (2). Il avait illustré son propos en analysant à titre exemplaire le traitement de la négation et du pronom indéfini on/ en (156). Mais on ne possédait aucune vision d’ensemble sur la place du Magdalen 188 dans la tradition et les méthodes de l’enseignement du français en Angleterre, aucune analyse systématique des mécanismes linguistiques mis en œuvre par le traducteur, et, bien sûr, il n’existait aucune édition critique de la version trilingue de la Somme le roy. C’est le fruit d’une recherche minutieuse autant que colossale en vue de combler toutes ces lacunes, que nous présente C. Nissille. «Grammaire floue» se divise en deux parties regroupant chacune trois chapitres, complétées par trois annexes. On ne peut prétendre en quelques pages rendre compte de toute la richesse de ce livre. Je vais me limiter à le parcourir selon l’ordre des chapitres et des annexes, en m’arrêtant à certains thèmes qui me paraissent renouveler notre connaissance du français en Angleterre ou qui ont suscité chez moi une réflexion particulière. La première partie propose trois approches externes du texte de la Somme le roy en allant du plus loin vers le plus proche. Le premier chapitre est consacré à l’enseignement du latin en Angleterre. Même s’il n’apporte aucune information vraiment nouvelle sur le sujet, il offre une synthèse claire et excellente fondée sur une solide bibliographie. Ce n’est pas dire pour autant qu’il soit dénué d’originalité, tant s’en faut. C. Nissille insiste sur des aspects de la question dont la fécondité va se manifester tout au long de l’étude. Il y a d’abord l’idée même de s’arrêter à l’histoire de l’enseignement du latin. Les spécialistes du français en Angleterre ont pu à l’occasion souligner l’influence de la pédagogie du latin sur celle du français, mais rarement la thèse aura été exposée aussi explicitement que dans «Grammaire floue». L’auteure analyse en détail la typologie des traités didactiques et des méthodes d’enseignement qu’ils sous-tendent, ce qui illustre d’emblée le caractère indissociable de l’enseignement de la langue savante et du français en Angleterre. C. Nissille prend soin d’exposer l’évolution chronologique des méthodes, depuis le haut Moyen Âge jusqu’à la Renaissance. Elle montre comment le regroupement des manuels dans un même codex, ce que l’on nomme maintenant la mise en recueil, éclaire le sens et la portée de chacun. Bref, elle met en branle dès ce premier chapitre des approches dont on sera à même d’apprécier toute la fécondité par la suite. Le deuxième chapitre est consacré à l’enseignement du français en Angleterre. Il débute par une typologie des manuels destinés à cette fin et à une présentation de chacun, en suivant un ordre classique dont un article d’A. Kristol, en 1989, fut le point d’orgue en son temps 2 . Cette présentation est déjà utile par sa mise à jour de la bibliographie. Mais C. Nissille nous entraîne beaucoup plus loin en approfondissant les enseignements qui se dégagent des mises en recueil des manuels et en faisant éclater le cadre chronologique traditionnel de ces études pour considérer d’un seul regard la production d’outils didactiques du Moyen Âge à la Renaissance. Il se dégage deux lignes de force au sein des méthodes pédagogiques mises en avant (56). La première privilégiait l’explication théorique et grammaticale de la langue cible, alors que la seconde misait sur la pratique. Les recueils favorisant la première approche regroupent des traités exposant les règles grapho-phonétiques ou la morpho-syntaxe des verbes, et finalement une véritable grammaire, le Donait françois de John Barton (1415). La seconde approche est illustrée par les codices dans lesquels dominent le Tretiz de Besprechungen - Comptes rendus 324 3 Je signale au passage l’ouvrage de P. Durkin, Borrowed Words. A History of Loanwords in English, Oxford 2014, publié la même année que «Grammaire floue» et qui est essentiel pour comprendre le rapport entre le français et l’anglais dans l’Angleterre médiévale. Bibbesworth, des Manières de langage ou des Artes dictaminis. Certains peuvent également contenir des ouvrages d’édification dont la présence a longtemps intrigué, mais qui, considérés à la lumière du manuscrit Magdalen 188, suggère qu’ils étaient destinés à des exercices de traduction. La distinction entre les deux approches, qui affleure dans les recueils médiévaux, prend tout son sens lorsqu’on l’éclaire à la lumière du débat au XVI e siècle entre les défenseurs d’un enseignement du français par la grammaire et ceux qui faisaient la promotion de son apprentissage par la pratique. Ainsi, la traduction bilingue de la Somme le roy s’inscrit-elle dans la tradition des manuels anglais pour l’enseignement du français par la pratique. Ce chapitre souligne avec force que les deux approches de l’enseignement d’une langue seconde empruntaient des formes tout à fait semblables en latin et en français. Il invite également à reconnaître la traduction comme une catégorie nouvelle dans la typologie des aides à l’apprentissage du français. À n’en pas douter, ce chapitre 2 constitue une avancée majeure dans l’histoire de la langue française en Angleterre. Le chapitre 3 se concentre sur le manuscrit Magdalen 188 lui-même. Il s’attaque d’abord à l’analyse paléographique et codicologique de ses 102 folios. Mené avec rigueur, ce travail convainc de l’unité du codex sur les deux plans. Son compilateur reconnaissait donc un lien organique entre les extraits de traités didactiques des premiers folios et la version trilingue de la Somme le roy. C. Nissille nous montre ensuite de façon tout aussi crédible, que la superposition ligne à ligne du texte original et des deux traductions était prévue dès le début de la transcription du traité. Au total, ces études matérielles contribuent à démontrer la finalité pédagogique du Magdalen 188. L’argument se devait d’être complété par l’identification de son commanditaire ou possesseur. La réponse est claire: le manuscrit a appartenu à John Dygon qui l’aurait légué avec d’autres livres au collège Magdalen. Le personnage est connu: il fut étudiant à Oxford, «bachelier en droit canon (1406) et en droit civil (1424), prêtre séculier, recteur de plusieurs paroisses (Salisbury, Londres et Holborn) puis cinquième reclus du monastère de Sheen (c. 1435? )» (122). Cette identification brouille un peu la piste de la destination pédagogique du manuscrit; on aurait préféré découvrir comme possesseur un de ces professeurs de français actifs à Oxford. Pour cette raison, C. Nissille se permet un dernier détour pour discuter des finalités possibles du manuscrit avant de conclure de façon définitive à sa vocation de support à l’enseignement du français en Angleterre. Ainsi se clôt la première partie de «Grammaire floue». La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à l’étude du français de la Somme le roy et à son rapport avec les deux langues de la traduction, le latin et l’anglais. C. Nissille a su exploiter intelligemment une source rare, sinon unique, qui permet d’analyser et de comparer les compétences d’une même personne dans trois langues différentes. Afin de bien sérier les problèmes, elle poursuit son analyse en deux temps. Dans le chapitre 4, elle se propose de faire ressortir certaines différences ou certaines absences de correspondances entre les trois langues qui pouvaient à l’occasion rendre la traduction malaisée. Il faut souligner d’emblée que la distance entre elles n’était pas aussi importante qu’on pourrait le supposer à première vue (136-37). Le français était proche parent du médio-latin, d’autant que la structure canonique de la phrase, sujet-verbe-complément, dominait dans les deux langues. Il en allait de même pour le moyen-anglais dont, au surplus, le lexique s’était fortement romanisé au cours des XIV e et XV e siècles 3 . Il reste que le traducteur du français pouvait rencontrer des difficultés à rendre dans l’une ou l’autre langue des tournures de la langue source. On ne saurait Besprechungen - Comptes rendus 325 4 J.-C. Chevalier, Histoire de la syntaxe. Naissance de la notion de complément dans la grammaire française (1530-1750), Genève 1968. reprendre toutes les études de cas présentées par C. Nissille. Rappelons tout de même que plusieurs difficultés découlaient de certains faits grammaticaux du français difficile à circonscrire: «- tension constante pour l’infinitif entre le plan verbal et le plan nominal, etc. -, l’ambiguïté des catégories grammaticales - limite confuse entre l’adverbe et la préposition» (131-32). C. Nissille discute de ce sujet en reprenant à son compte la notion de «grammaire floue» développée par Claude Buridant pour expliquer ces ambiguïtés grammaticales qui pouvaient rendre la traduction difficile et parfois erronée. C. Nissille termine ce chapitre en s’interrogeant sur la fonction didactique des deux langues cibles de la traduction. Elle note que l’anglais «s’approche davantage de la traduction proprement dite» (152). Cette traduction vise à redonner dans un diasystème différent le sens porté par le texte français de la Somme le roy. Sa finalité est proprement sémantique. La fonction du latin est plus complexe à décrypter. Tout en rendant le sens de la langue source, la phrase latine apparaît souvent moins bien articulée ou moins fluide, prenant plutôt la forme de gloses greffées au fil de la phrase française. Le latin agit comme «un filtre testé, théoriquement analysé à travers lequel il [le traducteur] peut faire passer les structures ‘floues’ du français» (161). Malgré tout, l’auteure se refuse à aller aussi loin qu’A. Kristol qui considérait la traduction en latin comme un processus de thématisation de la grammaire du français. C. Nissille s’arrête en deçà de cette conclusion, reconnaissant que son analyse fine de l’ensemble du texte ne lui a fait découvrir aucun élément qui lui aurait «permis de révéler une démarche visant à expliciter la grammaire du texte, et à ‘thématiser’ certains phénomènes» (156). À ce sujet, j’ajouterais cette considération que le latin était la seule des trois langues que le traducteur abordait avec une connaissance préalable nette et réfléchie de sa grammaire. D’ailleurs, il n’est pas rare dans les textes médiévaux que la langue latine soit nommément désignée par le vocable «grammaire» ou «grammatica». Aligné sur la page entre le français et l’anglais, le latin projetait sa grammaire sur les deux langues et informait la conscience linguistique des langues vernaculaires du traducteur, qui s’enrichissait progressivement au fil de son travail. Cette suggestion s’inspire d’idées avancées il y a déjà longtemps par Jean- Claude Chevalier et reprises par d’autres ensuite 4 . On pourrait même aller plus loin dans le cas d’un lettré anglais du début du XV e siècle. Celui-ci avait appris le français à l’aide de méthodes déjà imprégnées de notions grammaticales. Il possédait une certaine compréhension réfléchie du français que j’estime bien nommée par l’expression «grammaire floue» qui rend adéquatement compte des hésitations qu’il pouvait avoir à l’égard de certaines formes de la langue. Il n’est pas impossible que sa conscience grammaticale de l’anglais fût moins bien affutée, même s’il écrivait avec davantage d’aisance cette langue qu’il possédait à titre de langue maternelle. Il ne faut pas oublier que le moyen-anglais n’était couramment utilisé comme langue lettrée que depuis assez récemment; une soixantaine d’années peutêtre sépare l’œuvre de Chaucer du manuscrit Magdalen 188. On pourrait envisager que le moyen-anglais ait également profité de l’exercice de traduction. Mais, malheureusement, comme le note C. Nissille, le traducteur de la Somme le roy ne nous a livré aucun témoignage écrit de son analyse grammaticale, ni du français, ni de l’anglais, et nous comprenons son hésitation à s’avancer trop loin sur une question qui reste spéculative. Après l’examen des difficultés de traduction qui s’expliquent par la nature même des trois langues mises en contact, le chapitre 5 tente de cerner celles qui découleraient de la maîtrise plus ou moins bonne de celles-ci par le traducteur. C. Nissille propose trois critères Besprechungen - Comptes rendus 326 5 B. Merrilees/ H. Pagan, «John Barton, John Gower and Others: Variation in Late Anglo- French», in: J.Wogan-Browne (ed.), Language and Culture in Medieval Britain. The French of England c. 1100 - c. 1500, York 2009: 334-46. 6 S. Lusignan, «L’écrit comme condition de la persistance tardive de l’anglo-français: le cas des bills de la chancellerie (1380-1403)», à paraître dans les actes du 3 e Colloque Repenser l’histoire du français, Université de Neuchâtel, édités par A. Kristol. pour identifier de telles lacunes (161). Le premier intervient lorsque le latin et l’anglais présentent une traduction fautive identique d’un mot ou d’un syntagme français. Le deuxième consiste en l’examen des recours à une même traduction pour des constructions variables dans le texte fraçais. Le troisième tient à l’examen des emplois répétés d’une traduction généralement correcte d’une construction française, qui peut à l’occasion s’avérer erronée, faute d’avoir bien saisi une nuance de la langue source. L’examen des résultats confirme totalement la validité de la méthode. Ainsi, la fluidité de la traduction, l’usage d’expressions idiomatiques et le recours à un vocabulaire varié et nuancé permettent de conclure que l’anglais était la langue maternelle du traducteur. Quant à son latin, il s’agit du médio-latin enseigné dans les écoles (163). Certains mots de vocabulaire apparaissent typiques du latin des Anglais. Dans l’ensemble, son latin semble bien maîtrisé, bien qu’il calque souvent le français, car la traduction se veut littérale. Les constatations les plus intéressantes concernent le français. On voit qu’il s’agit d’une langue seconde pour le traducteur qui n’en saisit pas toujours les subtilités et dont le sens de certains mots lui échappe (165-66). Une seconde difficulté s’ajoute pour lui parce que la Somme le roy est écrite en français du XIII e siècle dont il ignore certaines particularités. On constate par exemple qu’il interprète souvent le «s» final du cas sujet singulier des substantifs comme un pluriel, ce qui entraîne évidemment des fautes dans la traduction (190). Enfin, je voudrais revenir sur les quelques remarques faites dans la section 5.1.2.2 à l’effet que le texte de la Somme le roy est dans un anglo-normand assez peu marqué et qu’on trouve même à l’occasion la trace d’un effort pour gommer certains de ses traits distinctifs. Il faut accorder la plus grande attention à ces remarques, car elles apportent un nouveau témoignage sur un phénomène pratiquement passé inaperçu jusqu’ici, à savoir qu’on détecterait dans les milieux lettrés de Londres de l’époque une tendance à écrire dans un français qui se rapproche du français continental. À ma connaissance, Brian Merrilees fut le premier à attirer l’attention sur ce phénomène à l’occasion d’une étude sur le français du poète John Gower, qu’il a décrit comme un: Anglo-French that seems closer to continental than insular forms 5 . Pour ma part, je constate la même tendance dans les actes royaux en français de la fin du XIV e et du début du XV e siècle, scellés du sceau privé ou du signet 6 . Il m’apparaît que le Magdalen 188 constitue une autre pièce à verser à ce dossier. Dans une sorte de mise à l’épreuve des hypothèses quant aux compétences linguistiques du traducteur dégagées dans le chapitre 5, C. Nissille termine son étude du français en Angleterre en nous offrant dans son chapitre 6 une étude très détaillée des sous-systèmes des démonstratifs, des articles et des pronoms personnels. Citons en entier la conclusion générale qu’elle en dégage: La «grammaire» qui transparaît dans l’interprétation des systèmes partiels de l’article défini, des démonstratifs et des pronoms personnels de personnes 3 et 6 reflète partiellement la situation du moyen français, notamment par la valeur accordée aux divers éléments. Quant aux autres phénomènes, ils sont plutôt analysés selon des structures proches de celles du latin, voire même d’une grammaire reconstruite dans une dynamique analogique. (255) Aux six chapitres que je viens de parcourir, s’ajoutent trois annexes qui par leur importance scientifique méritent bien d’être numérotées en continuité avec ceux-ci. L’annexe 1, Besprechungen - Comptes rendus 327 7 R. J. Dean, Anglo-Norman literature. A guide to texts and manuscripts, Londres 1999. 8 Depuis la publication de la Somme le roy est parue une nouvelle édition de la grammaire de John Barton: Johan Barton, Donait françois, édition de B. Colombat, 2014.Après une longue introduction historique et linguistique, cet ouvrage offre une édition diplomatique du texte avec une reproduction du manuscrit en regard, suivie d’une traduction en français moderne. 9 É. Brayer/ A.-F. Leurquin-Labie (ed.), La «Somme le roi» par frère Laurent, Paris 2008. ou chapitre 7, nous offre un inventaire des traités consacrés à l’apprentissage du français. Il est organisé en deux sections. La première recense de façon exhaustive les différents lexiques, traités théoriques (orthographe et grammaire) et les artes dictaminis connus à ce jour. C. Nissille fournit pour chacun une liste de tous les manuscrits connus et la bibliographie pertinente, études et éditions. Soulignons que l’auteure a examiné elle-même plusieurs de ces manuscrits sur microfilm, ou, à défaut, qu’elle a tiré ses informations des catalogues de bibliothèques. La seconde section reprend la même information en la regroupant sous chacun des codices. C’est la base de son étude de la mise en recueil des manuels d’enseignement. Elle recense autant que possible pour chaque manuscrit tous les textes qu’il contient en précisant le folio du début et celui de la fin. Elle ajoute également pour chaque codex et pour chaque texte la bibliographie pertinente. Dans les deux recensements, elle prend soin de donner le numéro des textes dans l’inventaire de Ruth Dean 7 . Dans l’état actuel de la recherche, cette annexe 1 fournit la recension la plus complète des traités et des manuscrits relatifs à l’enseignement du français en Angleterre 8 . Il s’agit d’un outil de travail unique et irremplaçable. Une deuxième annexe, chapitre 8, fournit en tableau la correspondance entre le texte de la Somme le roy transcrit sur chacun des folios du manuscrit Magdalen 188, et l’édition parue récemment que nous devons à Anne-Françoise Leurquin et Édith Brayer 9 . La troisième annexe, chapitre 9, couronne ce magnifique ouvrage en nous offrant l’édition intégrale et diplomatique de la Somme le roy du manuscrit Magdalen 188. C. Nissille nous livre le texte comme dans le manuscrit en superposant par groupe de trois lignes, le texte français en gras et sa traduction latine et anglaise. La transcription est faite dans le respect le plus fidèle des graphies du manuscrit. Les leçons inadéquates qu’il contient sont amendées dans les notes en bas de page à l’aide des leçons du manuscrit de base de l’édition Brayer-Leurquin. Rappelons en terminant que les trois annexes du livre sont également reproduites en pdf sur un CD-Rom contenu dans une pochette collée au verso de la quatrième de couverture. Ce support présente l’avantage de permettre des recherches avec la fonction «rechercher», ce qui s’avère très utile pour retrouver, par exemple, tous les lieux où l’on mentionne un manuscrit dans l’annexe 1, ou pour des études lexicales des trois versions de la Somme le roy de l’annexe 3. Au terme du parcours de «Grammaire floue» et enseignement du français en Angleterre au XV e siècle de Christel Nissille, on est admiratif devant la somme de travail que représente cet ouvrage. Mais, surtout, on retient qu’il s’agit d’un livre absolument capital dont la lecture s’impose à quiconque s’intéresse à la question du français en Angleterre. Il est le premier et le seul à offrir une étude d’ensemble des méthodes pédagogiques de l’enseignement du français outre-Manche. Serge Lusignan H