Vox Romanica
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0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
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Kristol De StefaniMégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes
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Andres Kristol
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Vox Romanica 75 (2016): 156-184 Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes Vers une terminologie du polymorphisme adaptée aux données francoprovençales de l’ALAVAL 1 Abstract: The preparation of the morphological maps of the forthcoming Audiovisual Linguistic Atlas of Francoprovençal in Valais, Switzerland (Atlas linguistique audiovisuel du francoprovençal valaisan ALAVAL, Diémoz/ Kristol 1994-) has led me to develop a terminological tool allowing a consistent description of a group of morphological units we find in the data gathered for ALAVAL. In this article, I discuss different cases of variational morphemes, which, to my knowledge, have never been described for a Romance language. Keywords: Francoprovençal, Morphology, Linguistic geography, Linguistic variation, Polymorphism, Terminology 1. Introduction L’analyse grammaticale du francoprovençal, dans le cadre de l’établissement des cartes morphologiques de l’Atlas linguistique audiovisuel du francoprovençal valaisan ALAVAL (Diémoz/ Kristol 1994-) 2 , m’a amené à élaborer un outil terminologique permettant de décrire de façon cohérente un ensemble de morphèmes variationnels que l’on trouve en nombre relativement élevé dans les matériaux dialectaux recueillis. En poursuivant une réflexion que j’ai esquissée pour la première fois au congrès « Δ IA III» de Naples, en 2014 (Kristol sous presse a), je propose ici une tentative de systématisation de ces morphèmes. En partant de la définition de la notion de polymorphisme proposée par l’école dialectologique toulousaine (cf. p.ex. Allières 1954: 70) 3 , comprise comme phénomène de variation linguistique libre, non conditionnée, je parlerai de polymor- 1 Texte revu et complété d’une communication tenue au XXVIII e Congrès de linguistique et philologie romanes (Rome, 18-23 juillet 2016). 2 Travaux financés par un projet Interreg II (européen), la Loterie Romande et le FNS, crédits n° 100012-107702/ 1 (2005 à 2008) et 100012-156353/ 1 (2015 à 2018). L’atlas, en cours de réalisation, comprend 21 points d’enquête en Valais, deux en Vallée d’Aoste et deux en Haute-Savoie, 50 informateurs et informatrices (deux par point d’enquête) et s’appuie sur un corpus de quelque 17’000 énoncés de nature semi-spontanée enregistrés par caméra vidéo. Pour plus d’informations, cf. Diémoz/ Kristol 2014. 3 Personnellement, j’ai eu la chance de découvrir la notion dans les séminaires que j’ai suivis à Toulouse, chez Jean Séguy lui-même, en 1971-72: Séguy l’utilisait souvent pour commenter des phénomènes dialectaux que nous, étudiants, découvrions en travaillant chez lui. Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 157 4 La «doxa», à ce sujet, est bien résumée par Chambers/ Trudgill 1998: 128: «In fact, the variables that have been studied so far suggest that there is no such thing as free variation, and that features which vary are conditioned, sometimes by a complex of linguistic and social factors.» phisme lorsqu’un phénomène de variation, en synchronie, n’est pas simplement un phénomène «accidentel» de la parole, dû aux aléas de la communication orale, mais un phénomène de nature systémique, propre à la langue, tout en ne servant - au terme d’une analyse rigoureuse en synchronie - à rien. J’exclus donc explicitement de ma définition tout phénomène de variation qui possède une assignation fonctionnelle, contextuelle (assimilations, harmonisations vocaliques, p.ex.), sociolinguistique, conversationnelle ou stylistique: ce sont des phénomènes de variation, bien entendu, mais ils sortent du domaine du polymorphisme tel que je le décrirai ici. J’insiste sur ce détail car il y a de nombreux linguistes qui contestent l’existence des phénomènes de variation libre et qui sont tentés d’interpréter immédiatement tout phénomène de variation linguistique par rapport à des paramètres sociaux ou stylistiques 4 . En ce qui me concerne, je ne nie pas que les phénomènes de variation conditionnée, nombreux, existent également - ils ne manquent pas dans nos matériaux - mais dans ces lignes, c’est la variation libre qui se trouvera au centre de mon intérêt. Les morphèmes variationnels que j’étudierai ici sous l’étiquette de polymorphisme peuvent s’observer - entre autres - au sein d’un même énoncé, dans une situation communicative stable, et en même temps chez de nombreux locuteurs, sans assignation fonctionnelle aucune. Je tiens à souligner aussi, en guise d’introduction, que pour moi, la variation linguistique, et le polymorphisme en particulier, n’est pas un «défaut» des langues naturelles. Selon la définition de polymorphisme dans les sciences naturelles, il s’agit de la «propriété que possèdent certains organismes de revêtir des formes différentes sans changer de nature» (TLFi s.v.; c’est moi qui souligne). Or, dans toutes les sciences de la vie, le polymorphisme est considéré comme une force, qui permet aux espèces vivantes de mieux s’adapter à des conditions de vie changeantes. J’estime qu’il en va de même pour les langues humaines: les polymorphismes observés dans les langues naturelles, qui semblent surperflus en synchronie, sont comme autant de ressources à disposition et prêtes à «entrer dans la brêche» lorsqu’une évolution linguistique quelconque affaiblit une structure traditionnelle. Ils font partie des ressources essentielles des langues humaines, même si rien ne garantit qu’une telle nécessité se manifeste un jour. Certaines de ces formes peuvent rester «éternellement» en réserve et rester disponibles - aussi longtemps qu’une communauté culturelle ne formule pas des normes qui les stigmatise et les élimine comme «inutiles». De ce point de vue, j’estime d’ailleurs que les normes parfois trop rigides de certaines de nos langues de haute culture (et je pense en particulier au français), contribuent plutôt à affaiblir celles-ci qu’à les renforcer. Petit détail important: il m’est arrivé plus d’une fois qu’on me demande si le polymorphisme très poussé que l’on observe dans les matériaux francoprovençaux Andres Kristol 158 5 J’écris entre guillemets et en italiques la forme française qui correspond aux multiples formes dialectales, dans nos données, du même type lexical ou morphologique. 6 La carte est disponible en ligne, sur internet, avec toute sa documentation audiovisuelle, à l’adresse http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=51342. Mes remerciements vont à l’informaticien de notre équipe, Pierre Ménétrey, qui a développé l’interface de consultation. Dans la version internet de l’atlas que nous sommes en train de alimenter, chaque symbole sur la carte, chaque forme individuelle du tableau des formes et chaque transcription est cliquable et donne accès au clip vidéo correspondant. Et je remercie Elisabeth Berchtold, Maude Ehinger, Chiara Marquis et Joanna Pauchard qui sont en train de vérifier les cartes et de les mettre en ligne, sous la direction de Federica Diémoz et de la mienne. que nous avons recueillis pour l’ALAVAL n’est pas simplement caractéristique pour une langue mourante. Je m’inscris résolument en faux contre cette idée. J’estime qu’elle n’est qu’une des nombreuses stratégies adoptées par certains linguistes victimes de l’idéologie normative, pour minimiser le phénomène. Ce que j’observe dans nos matériaux, c’est que le polymorphisme est souvent plus répandu dans les dialectes les plus vigoureux, chez les locuteurs les plus solides, et qu’il est plus réduit chez des locuteurs de dernière génération plus fragiles, chez qui l’éventail des formes disponibles commence à être restreint. Dans les lignes qui suivent, je présenterai trois cas de figure qui, à mon avis, doivent être distingués: sous (2) les mégamorphèmes, morphèmes variationnels qui se réalisent dans une zone de variation phonétique contiguë à l’intérieur de laquelle toutes les réalisations concrètes doivent être considérées comme grammaticales, sous (3) les hétéromorphèmes qui se réalisent dans une zone discontinue de réalisations vocaliques et/ ou consonantiques, et sous (4) le cas spécifique des archimorphèmes, mégaou hétéromorphèmes quant à leur forme, qui ont neutralisé d’anciennes différenciations fonctionnelles. 2. La 3 e personne de l’indicatif présent du verbe «être»: un cas d’«mégamorphème» Une des principales caractéristiques des matériaux recueillis dans le cadre du projet ALAVAL, c’est la redondance - voulue, et suscitée par la conception du questionnaire - des phénomènes qui nous intéressent. De plus, à la différence de la plupart des atlas dialectologiques traditionnels, axés sur le lexique, nous nous concentrons sur des questions de morphologie et de syntaxe, donc sur des phénomènes dont la fréquence est de toute façon élevée dans des énoncés de langue spontanée (ou semi-spontanée, dans notre cas). Mon premier exemple concret concerne la morphologie de la 3 e personne de l’indicatif présent du verbe «être» 5 . La carte correspondante (cf. la carte n° 1 en annexe 6 ) repose sur un corpus de plus de 1800 attestations (une bonne trentaine d’occurrences en moyenne pour chaque informateur individuel). En fait, cette carte Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 159 7 Notre système de transcription s’écarte en partie des conventions de l’API standard pour mieux tenir compte de certaines particularités du phonétisme francoprovençal. Les voyelles du premier degré d’aperture présentent une allophonie systématique (voyelles toniques longues plus fermées, voyelles toniques brèves ou atones plus ouvertes); nous utilisons les symboles [ ɪ , ʏ , ʊ ] pour transcrire les allophones plus ouverts. Nous transcrivons par [ , , ] les valeurs intermédiaires entre [e/ ɛ , ø/ œ, o/ ɔ ] pour lesquels l’API standard ne possède pas de caractère spécifique (nous évitons les symboles e , ø , o qui indiquent une «tendance à l’ouverture» des voyelles correspondantes, ce qui ne correspond pas à la réalité phonétique observée). À part cela, nous marquons la voyelle tonique (et non pas la syllabe) et nous utilisons le tréma pour indiquer des voyelles légèrement centralisées. La police unicode développée pour nos besoins - qui permet aussi de citer textuellement les anciens systèmes de transcription utilisés en dialectologie galloromane (Rousselot-Gilliéron, Bœhmer-Bourciez), les Tableaux phonétiques (Gauchat et al. 1925) et le Glossaire des patois de la Suisse romande - peut être téléchargée à l’adresse http: / / www2.unine. ch/ islc/ presentation/ dialectologie. 8 Dans les tableaux qui accompagnent les cartes, nous n’indiquons les fréquences que lorsqu’elles sont statistiquement significatives. est peu représentative pour l’ensemble de nos matériaux car la variation diatopique y est pratiquement absente. Mais cet exemple très simple me fournit une bonne entrée en matière. Il est bien sûr impossible de faire figurer trente occurrences par personne, une soixantaine d’occurrences pour chaque lieu d’enquête, sur une même carte. Celle-ci présente donc un degré d’abstraction supérieur: elle indique pour chaque parler local la zone de variation à l’intérieur de laquelle se situent les réalisations concrètes du morphème étudié, sur le fond du trapèze vocalique. Dans la documentation qui accompagne chaque carte (tableau n° 1 en annexe), on trouve ensuite toutes les réalisations individuelles 7 , avec leur fréquence 8 . Les chiffres du tableau montrent que dans ce cas concret, dans tous les parlers, les attestations forment un noyau dans la zone des voyelles antérieures de moyenne aperture, et une zone de dispersion qui entoure ce noyau central: ainsi, à Chalais, Chamoson, Conthey, Évolène, etc., la forme la plus fréquente est [ ɛ ], entourée de différentes réalisations plus ou moins nombreuses: [i, e, ø, œ] et [æ] à Chamoson, [ ʏ , e, ø, œ] à Évolène par exemple. Chez certains informateurs ou informatrices, plus rares (BionazF, SixtF, TroistorrentsM), la forme la plus fréquente est [e], mais la zone de dispersion reste essentiellement la même. Dans une première approche, on pourrait être tenté de penser que ce genre de variation est un phénomène de nature aléatoire, sans intérêt particulier. Mais lorsqu’on constate que le phénomène est commun à toute la région, à cinquante locuteurs et locutrices, dans 25 dialectes différents, on dépasse le fait individuel, aléatoire et accidentel, et une analyse plus approfondie s’impose. Deuxième réaction de tout linguiste qui a lu Gauchat 1905 (et Labov): on cherche à corréler les formes attestées avec des paramètres de nature sociolinguistique. C’est ce que nous faisons également, systématiquement, pour chaque phénomène variationnel que nous observons. Cependant, il faut le souligner, dans notre corpus, les informateurs ne se distinguent pas de manière significative quant à leur Andres Kristol 160 9 Dans les transcriptions ci-dessous, le titre de l’énoncé indique le lieu d’enquête et le sexe (F/ M) du témoin. Dans plusieurs énoncés, on constatera que dans les dialectes étudiés, l’emploi du clitique sujet est facultatif. Ce fait n’a aucune incidence sur les formes verbales. Dans la version en ligne de l’atlas, les éléments simplement encadrés ici sont identifiés par des couleurs qui correspondent à celles des symboles sur la carte. Quant aux traductions françaises proposées, elles sont littérales. Étant donné la proche parenté génétique du francoprovençal et du français, nous estimons que dans la plupart des cas, elles rendent l’énoncé dialectal suffisamment transparent. Nous avons donc renoncé à des analyses formelles détaillées telles que les Leipzig Glossing Rules, qu’on trouve dans de nombreux travaux consacrés à des langues non indo-européennes. Ainsi, la périphrase valdôtaine du futur [t v ˈɑɪ pw ɪ ] sera traduite par «tu vois puis» ou «tu verras» avec, le cas échéant, une note de bas de page qui en précise le sens, et non pas par une formule du type «cs.2sg. voir-prés.2sg. adv.temp.fut.». 10 Dans le parler d’Arbaz, la 3sg du verbe «être» présente très fréquemment (chiffres précis au tableau n° 1 en annexe) un [l] agglutiné, ancien clitique sujet qui a perdu sa fonction morphologique: [l ʏ , l ɪ , le, l ə ], etc. ‘elle est, il est, c’est’ (sans distinction morphologique du genre de la personne grammaticale, cf. Kristol sous presse b), comme cela ressort des emplois du verbe à la forme réfléchie: (i) ArbazF matˈ ʃ le bɹekˈo ɑ tsˈːbɑ Le garçon s’est cassé la jambe. (ii) ArbazM n ʏrdˈɑːwɐ ʃe le poʒˈɑɛ ʃy ɑ frˈihɑ dy tˈeɪ Une hirondelle s’est posée sur le faîte du toit. Dans les autres parlers de notre région, ce même [l], lorsqu’il apparaît, reste indépendant: (iii) ÉvolèneF ˈøna best ʊ b ʒjũː l ʃ ɛ pɔʒˈaːjø ʃ laː m Une bête au bon Dieu elle s’est posée sur la main. statut social. Ils appartiennent pratiquement tous à la même classe d’âge, et pour le phénomène en question, aucune différence linguistique significative ne distingue les hommes et les femmes. Mieux encore, comme le montrent les exemples 1-7, provenant de sept parlers différents, les différentes formes observées peuvent apparaître au sein d’un seul et même énoncé, au sein d’un même acte de parole dans une situation d’interaction qui ne change pas, et sans le moindre facteur contextuel qui puisse justifier la variation 9 . (1) ArbazF 10 : fydˈɑːɹ ɪr əŋ ʃˈɑːɔ dʏ tẽŋ - ɔɹɑ lʏ ː h - ʃɑ p- ŋ kj tɪsˈy lɪ mə lə - d kɔtˈ ʊ bĩŋ - n ˈɑtɹə wɐmɑɹtʃʲndˈɪ Le foulard était en soie autrefois .. maintenant il est h.. je ne sais pas en quel tissu il est mais il est .. de coton ou bien une autre oua.. marchandise. (2) ChamosonM hɑ o f kə l ɛ bj əspʊzˈo sy na pt y sɔlˈæɛ ø kæmˈim mɛjˈø kjæ se kjɛ l ɛ œː tɔt l ˈmbrə dɪ - dɪ sɑpˈ b de di vˈɛːʁnə Ha le foin qu’il est bien exposé sur une pente au soleil est quand même meilleur que celui qu’il est euh tout en l’ombre des .. des sapins ou bien de des vernes. Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 161 11 Un relecteur de cet article que je remercie propose de parler de «morphème à réalisation fluide dans un état synchronique» - ce qui est une excellente description du phénomène - mais sans me proposer une meilleure terminologie. Pour un autre exemple caractéristique de mégamorphème, on pourra consulter la carte «je suis» où le mégamorphème de la 1 re personne du singulier d’«être» varie dans une zone qui - dans les parlers individuels - peut aller de [ ʃ i, ʃ y] jusqu’à [ ʃɛ , ʃ œ], voire jusqu’à [ ʃ æ, ʃ a] (carte disponible en ligne: http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=51175; cf. aussi Kristol sous presse a). (3) ContheyM ʒ ɔɹʋˈæɛ œ pɑ dœ ʃɛʁpˈ ʃ ɛ də zˈtə bˈiːtʃɛ - fo pɑ ɪ fˈirə də mo Les orvets c’est pas des serpents, c’est de jolies bêtes .. il faut pas leur faire de mal. (4) IsérablesF i kostˈym dɛe z ɔm ɛ bokˈʊ - ə ḅwˈe mjë sˈënplɔ Le costume des hommes est beaucoup .. est bien* plus simple. *[ ḅwˈe ] ‘bien’ (forme spécifique d’Isérables; cf. GPSR 2: 390b). (5) LourtierF k æ ʃɔp ə trwa ʃalˈɑje d kj ɛ amʊɹˈœøʒə Quand la soupe est trop salée on dit qu’elle est amoureuse. (6) MiègeM l veʒɛˈŋ ɐ j ɛ j ɛ pa dɛ ʃeː ɪ d mntˈna Le voisin euh il est il est pas d’ici il est de Montana. (7) TorgnonM mœ dzə ɕi a mˈl tʀˈɛɪ kjə dzə ʀˈɛstɔ mɛ vˈtɕə tɔʁɲˈŋ j œ ː lɔ ʃˈɛfə ʎø ɪj ɛ ɑ ɑ mɛlˈə sŋ s Moi je suis à mille trois que j’habite moi par contre Torgnon c’est le chef-lieu c’est à à mille cinq cent. Dans chaque exemple - que notre corpus permettrait de multiplier aisément - nous avons affaire à deux ou plusieurs réalisations allomorphiques qui correspondent à un seul morphème «3 e personne du singulier de l’indicatif présent d’‹être›», un morphème qui, dans chaque parler individuel, possède une zone de réalisation bien circonscrite. À l’intérieur de cette zone, toutes les réalisations individuelles doivent être considérées comme grammaticales. Et les différents allomorphes n’ont aucune fonction distinctive. Face à ce phénomène récurrent dans nos matériaux, j’ai cherché à forger une appellation permettant de désigner un tel ensemble de réalisations. Suite à une discussion avec Rosanna Sornicola - que je tiens à remercier ici - au congrès Δ IA III de Naples, je propose actuellement d’appeler «mégamorphème» un morphème (grammatical) qui se réalise dans une zone de variation phonétique contiguë à l’intérieur de laquelle toutes les réalisations concrètes doivent être considérées comme grammaticales, librement interchangeables et librement disponibles à la communauté linguistique 11 . De tels mégamorphèmes neutralisent de nombreuses oppositions phonologiques qui peuvent se réaliser dans d’autres contextes - cf. [ø] / [ ɛ ] dans l’exemple (2) de Chamoson ou [i] / [ ɛ ] dans l’exemple (6) de Miège, incapables (dans ce contexte morphologique) de former des paires minimales - tout en main- Andres Kristol 162 12 Dans certains parlers, j’observe cependant aussi des réalisations de la 3sg d’«avoir» en [œ] ou en [ ə ], voire même (sous l’effet de l’entourage vocalique) en [ ɛ ], ce qui crée une véritable zone de conflit entre les formes d’«être» et d’«avoir»: dans ces cas, l’opposition entre les deux verbes auxiliaires se trouve réellement neutralisée. À l’heure où je rédige ces lignes, l’analyse des matériaux disponibles pour «avoir» est réalisée, mais les cartes correspondantes ne sont pas encore en ligne. Lorsque cela sera fait, on les trouvera à l’adresse http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=51330 et 51332. 13 En ligne: http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=21022. tenant d’autres. Ainsi, ces formes de la 3sg d’«être» se distinguent en règle générale de celles de la 3sg d’«avoir», autre mégamorphème dont la zone de variation va de [æ] à [ ɒ ], voire même [ ɔ ], en passant par [a], [ ɐ ] et [ ɑ ] 12 . 3. La préposition «à» + article défini masculin singulier préconsonantique: un cas d’«hétéromorphème» Deuxième cas de figure: ce sont les formes de l’article défini masculin singulier préconsonantique, précédé de la préposition «à», équivalentes au français «au». Dans les dialectes francoprovençaux analysés, ce sont des formes contractées qui, en réalité, amalgament donc deux morphèmes, comme en français. À la différence de la première carte, la carte n° 2 13 possède un profil géolinguistique bien précis. Dans tous les parlers de l’Est valaisan, le mégamorphème de l’article défini masculin singulier prépositionnel se réalise dans une zone de voyelles postérieures qui va de [u] fermé à [ ɔ ] ouvert, à quoi s’ajoutent des réalisations diphtonguées du type [ ɔʊ ]. Du point de vue de leur fréquence, le noyau central des réalisations peut se trouver du côté [o] ou [u], selon les parlers. Dans les parlers occidentaux, en revanche, le même morphème se réalise très majoritairement dans une grande zone de voyelles antérieures qui va de [i] et [y] jusqu’à [ ɛ ] et [œ], rarement jusqu’à [æ]. On entend également des réalisations diphtonguées du type [ø ʏ , œ ʏ ]. Ce genre de clivage est-ouest est fréquent dans nos matériaux; il est caractéristique pour l’espace dialectal valaisan. Une fois de plus, à l’intérieur des deux zones ainsi circonscrites, toutes les réalisations individuelles doivent être considérées comme grammaticales et librement interchangeables. De nouveau, même si les exemples sont plus rares (peu d’énoncés alignent deux compléments d’objets précédés de «à»), les différents allomorphes peuvent se trouver au sein d’un même énoncé, comme le montrent les exemples 8-10: (8) FullyF i va adzətˈa lə la ʃo e lə pˈæɛvʁə ɪ ptʃˈu maɡaʒəˈẽ ʏ vəlˈɑːdzə Elle va acheter le la sel* et le poivre au petit magasin au village. *[ ʃo ] ‘sel’ est féminin. Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 163 14 Alors que certaines formes en [o] pourraient à la rigueur être attribuées à une influence récente du français, les formes en [u] appartiennent sans doute à la couche plus ancienne. 15 À l’exception du parler de Saint-Gingolph où la forme était ou ò (graphie des TP) selon les transcripteurs. 16 Col. 37 «au mois», col. 110 «au marché», col. 407 «au pied». (9) IserablesF dɛʋˈ- l ʏmplɛjˈeʋɔm bwŋ ë lɥˈidə dəː - dᵊ ʃːʃ ɡɹˈoːsə lɥid ˈeĩɲcʲ por a ʏ buː œʏ fɛŋᵍ - beŋː soʋaɲ cjɛ - mnˈaː də pˈalə ba a rːˈedə kant æ - k fazˈ-ŋ ə pˈaləː - pɔ tætʃˈa a ʋˈɪɲɛ Avant ils employaient beaucoup les .. luges de .. de ces .. ces grandes luges là pour aller au bois au foin .. ou bien .. suivant quoi .. mener de la paille en bas à Riddes quand euh .. quand ils faisaient la paille .. pour attacher la vigne. (10) SavieseF aː ˈaːdzə n atsetˈiə ə ʒ ekˈuːa o martʃjˈ - ke diʒjˈan te a ʃe kə paʃˈia - ʊ vwɛadzˈo kɛ paʃˈiːa a miʒˈ Ah autrefois on achetait les balais au marchand .. que disaient-ils à celui qui passait .. au colporteur qui passait à la maison. La carte montre cependant que dans la plupart des parlers occidentaux on trouve également des formes minoritaires à voyelle vélaire. Quand on sait que les parlers de l’Est valaisan - qui n’ont que les formes vélaires - sont parmi les plus conservateurs de l’espace galloroman, on peut présumer que les formes vélaires minoritaires que l’on trouve dans les parlers occidentaux sont à considérer comme les résidus d’une phase plus ancienne, qui doit être antérieure au XX e siècle et qui n’est malheureusement pas documentée: nos parlers n’ont pas de tradition écrite assez longue 14 . En tout cas, la meilleure documentation ancienne, les Tableaux phonétiques (Gauchat et al. 1925), dont les matériaux remontent aux années 1904-1907, ne connaissent que des [y] pour les parlers occidentaux 15 et des [u], rarement [ou] pour les parlers orientaux, pour les trois attestations contenues dans leurs colonnes 16 . Nos matériaux montrent bien aussi que dans une zone de transition au centre du domaine, les deux types sont en concurrence, avec les formes vélaires en [u/ ʊ / o] qui dominent à Savièse et à Nendaz, et les formes palatales en [y/ ø] qui dominent à Chamoson et à Isérables. À Savièse, on observe cependant quelques cas d’alternance [ ʊ - ʏ ] qui, dans la chaîne parlée, apparaissent comme des auto-corrections, mais sans la moindre motivation de nature fonctionnelle: (11) SavieseF_Riviere ɛ ʃavjˈeʒ l e o metˈa pɛ a ɕjõːn e a moːdz - alˈɔʀ - ɪ pˈɑʃə pɑ dr ɑ komˈʊna ma ɛːl ɛ ɪ - ʊ ʏ metˈɐ dɪ dˈo bje Euh Savièse c’est au milieu entre la Sionne et la Morge .. alors .. elle [la rivière] passe pas dans la commune mais elle [la commune] est aux .. au au milieu des deux côtés. Quant au parler valdôtain de Bionaz, on observe que l’informatrice féminine privilégie très nettement les réalisations antérieures en [i/ ɪ ] (cf. tableau n° 2), alors que le témoin masculin utilise presque exclusivement les formes vélaires en [u/ ʊ ]. Andres Kristol 164 17 Le plus souvent, lorsque nous les interrogeons, nos informateurs et informatrices ne sont même pas conscients de la variation interne qui caractérise leurs parlers. De même, une de nos collaboratrices, elle-même locutrice native d’un parler francoprovençal valaisan, tendait à «standardiser» ses transcriptions, en éliminant la variation selon une sorte de représentation «idéalisée» de son propre parler, alors que les autres membres de notre équipe percevaient très clairement les différentes réalisations. 18 Tout au plus, on peut imaginer que leur polymorphisme est de nature à faciliter l’intercompréhension entre dialectes voisins. 19 Comme on le verra ci-dessous, il ne faudrait pas penser que toute la question des mégaet hétéromorphèmes se résume à des variations dans le système vocalique. 20 En ligne: http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=33060. 21 En ligne: http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=31020; cf. aussi Diémoz/ Kristol 2014: 164-66. L’impression qui se dégage de ce constat, c’est que la femme utilise apparemment un parler plus «jeune» que l’homme. D’un point de vue diachronique et géolinguistique, cette répartition des formes est tout à fait parlante: dans les parlers valaisans, ce sont les formes occidentales, plus récentes, qui progressent vers l’est. L’approche géolinguistique variationnelle - et l’observation méticuleuse des variantes même minoritaires au sein d’un mégamorphème donné - peut fournir ainsi des indices pour l’histoire linguistique d’une région donnée. Dans une analyse synchronique de chaque dialecte individuel, en revanche, dans la langue - et dans la conscience linguistique - de nos informateurs, les notions de formes «anciennes» ou «plus récentes», formes «occidentales» ou «orientales», n’ont aucun sens 17 . En synchronie, les différentes réalisations, toutes grammaticales, sont simultanément présentes, sans différentiation fonctionnelle aucune et utilisables sans aucune discrimination 18 . C’est de ce genre de phénomènes que découle ma deuxième tentative de création terminologique et de définition: pour désigner des morphèmes dans lesquels peuvent confluer des formes de différentes origines, avec une répartition discontinue des formes dans le trapèze vocalique - parfois aussi avec des variations dans leur consonantisme 19 , - et qui, en synchronie, ne présentent pas la moindre différenciation fonctionnelle, je serais tenté de parler d’«hétéromorphèmes». Nos matériaux contiennent de nombreux cas de ce type. Ainsi, l’hétéromorphème du clitique sujet masculin prévocalique de la 3 e personne du singulier (carte n° 4 en annexe) 20 , à Hérémence par exemple, se réalise comme [i, ij, e, ej], [l] ou Ø (le clitique sujet de la 3 e personne étant facultatif), toujours sans la moindre différenciation fonctionnelle entre les différentes formes. De même, pour l’hétéromorphème du clitique sujet préconsonantique de la 1 re personne du singulier (carte n° 6), à Isérables par exemple, les formes attestées varient entre [j ʊ ] et [j ɔ ], entre [j ɪ , j ʏ ] et [je, jø, jœ], ainsi que, sans le [j] initial, entre [ ʊ ] et [ ɔ ], et entre [i, y], [e, ɛ , ø, œ] et [ ɑ ] (sic) 21 . Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 165 22 Sic. Nous calquons ainsi la morphologie du participe passé du verbe réfléchi qui s’accorde (de manière audible) avec le sujet, dans une majorité des parlers étudiés (et, tendanciellement, 4. Le clitique sujet de la 3 e personne du singulier (CS.3 sg ) en position prévocalique: un cas d’«archimorphème» Mon troisième cas de figure concerne le clitique sujet de la 3 e personne du singulier en position prévocalique. Pour bien cerner le problème, je me limiterai dans un premier temps à un tout petit sous-ensemble de notre espace dialectal, deux dialectes voisins sur la route du col du Grand-Saint-Bernard qui relie le Valais à la Vallée d’Aoste voisine. Il s’agit des parlers d’Orsières et de Liddes, deux villages voisins distants de 7 kilomètres, situés respectivement à 887 et 1346 mètres d’altitude. À Liddes, l’avant-dernier village de la vallée, la grammaire du CS.3sg prévocalique est de la plus grande simplicité - et il n’y a pas la moindre trace de polymorphisme: le clitique sujet féminin est [d] dans tous les cas, le clitique sujet masculin est [l]. Les deux formes sont l’aboutissement phonétique régulier, dans ce parler, de illa/ illu latins. À Orsières en revanche, la situation est plus complexe: le [l] - exclusivement masculin à Liddes - est la forme dominante pour les deux genres. Mais le [d] - féminin à Liddes - apparait également pour les deux genres, à Orsières, accompagné d’une forme [dl] qui est un autre aboutissement phonétique du -lgéminé à Orsières. Voici une petite sélection d’exemples pour les deux parlers, qui illustrent ce constat. À Liddes, les formes masculines et féminines sont parfaitement distinctes. - [d] féminin (12) aː - æ d atˈŋ mɛɪnˈoː Celle-là .. celle-là elle attend enfant. - [l] masculin (13) dəmˈ l eː - l ˈerə ts - tk a la ʁəmwˈts Demain il i.. il ira en champ 1 .. jusqu’à la remointse 2 . 1 aller en champ signifie ‘aller faire paître les vaches’. 2 [ ʀəmwŋtsᵊ ] n.f. ‘alpage supérieur où l’on va au mois d’août’ (FQ 1989: 174 s.v. remouèntsu). À Orsières, les deux formes se confondent: les deux sont utilisables pour le féminin et le masculin. - [d] féminin et masculin (14) (féminin) mɪʀɛ ɡʀˈa s ɛ ʒamˈɛ adzətˈaj n ɑːdˈø - d a ttˈi kwʒˈy mˈimə Mère-grand s’est jamais achetée 22 un habit .. elle a toujours cousu même. Andres Kristol 166 en français régional de la Suisse romande également). Ce phénomène sera thématisé dans la carte 42400 de l’ALAVAL «L’accord au féminin du participe passé des verbes réfléchis précédés d’un complément d’objet indirect» qui n’est pas encore en ligne au moment de la rédaction de cet article. 23 Les cartes 3 et 4 (clitiques sujets féminins et masculins prévocaliques de la 3 e personne du singulier) sont disponibles en ligne à l’adresse http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=33050 et http: / / alaval. unine.ch/ atlas? carte=33060. La carte n° 5 qui ne correspond plus à des énoncés concrets n’est pas en ligne. Nous la reprendrons dans le volume de commentaires qui accompagnera l’atlas. 24 On trouve également un maintien de l’opposition chez l’un des deux témoins de St-Jean (Val d’Anniviers). 25 Dans certains parlers de montagne, la neutralisation de l’opposition est récente; elle a dû se produire au cours du XX e siècle. Ainsi, selon Marzys 1964, qui a travaillé sur des matériaux écrits datant du début du XX e siècle, Hérémence distinguait encore les formes proclitiques du masculin et du féminin, à la différence des parlers de la plaine (1964: 32). Dans nos matériaux, l’opposition a été neutralisée dans le parler de nos deux informateurs. Quant au parler de Sixt, certaines formes marginales, statistiquement rares, commencent à montrer un début de neutralisation des deux genres. (15) (masculin) d ɡaʁnˈi di røbˈæ (Le chapeau du costume traditionnel) Il est garni de rubans. - [l] féminin et masculin (16) (féminin) kʀ- mˈamə tɕøʸzˈe j sɪz ɑˈdõ - l aʋ pɑ pʁø d aʁdzˈ po ælˈe s le z jazətˈe - ɛ pwˈaːɛ - adzətɑvˈ- la matæˈɛʀ po lɪ fɪʀ l ɛ tɔ Grand-maman cousait elle ses habits .. elle avait pas assez d’argent pour aller se les acheter .. et puis .. on achetait (litt. elles achetaient) le tissu pour les faire c’est tout. (17) (masculin) lɔ ʁenˈa l a mʏdʒjˈa dˈaw dzønˈølᵈə Le renard il a mangé deux poules. Or, le fait est que le parler d’Orsières fait partie des 22 parlers (sur 25) de notre réseau d’enquêtes qui ont neutralisé l’opposition de genre dans leur système pronominal de la 3sg (cf. Kristol sous presse b). C’est ce qu’indique la carte n° 5 qui synthétise les résultats des cartes morphologiques n° 3 et 4 23 . Les trois parlers qui font exception, Liddes, Sixt (Hte-Savoie) et Évolène 24 sont chaque fois les derniers (ou parmi les derniers) villages de leur vallée. J’interprète donc cette carte dans le sens que la neutralisation a d’abord dû se produire dans les parlers de la plaine. Dans les différents dialectes, les formes concrètes peuvent varier, mais tous ces parlers mélangent allègrement les formes étymologiques du masculin et du féminin pour les deux genres. Ensuite, cette évolution a commencé à progresser vers les vallées intra-alpines, mais les villages en bout de parcours n’ont pas encore été atteints 25 . Ce qui est caractéristique dans cette situation, à Orsières - et c’est ce que j’observe régulièrement lorsqu’une ancienne opposition grammaticale est neutralisée - c’est que, en l’absence d’une norme scolaire qui aurait pu intervenir, aucune Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 167 26 Pour un cas analogue, cf. les formes préconsonantiques de l’article défini masculin singulier (Kristol 2013; carte en ligne à l’adresse http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=21012). Les parlers valaisans occidentaux qui ont abandonné le système bicasuel de l’article défini singulier coexistent encore, en synchronie, avec les parlers orientaux qui le maintiennent. Or, les parlers occidentaux conservent toute la diversité des formes de l’article, sans distinction casuelle, dans ce qui apparaît comme un hétéromorphème (archimorphème) unique là où les parlers orientaux maintiennent une différenciation fonctionnelle. décantation des formes ne s’est produite; celles-ci peuvent désigner indifféremment les deux éléments de l’ancienne opposition. Tous les parlers concernés possèdent ainsi un hétéromorphème «clitique sujet prévocalique féminin et masculin de la 3sg» aux formes très diversifiées, qui résultent de l’abandon de l’ancienne opposition morphologique de genre. À mes yeux, ce cas doit être distingué de celui de l’article défini masculin précédé de «à» examiné ci-dessus, où l’hétéromorphème actuel est également le résultat d’une évolution diachronique, mais sans neutralisation d’une ancienne opposition. C’est la raison pour laquelle je suis tenté de parler ici d’«archimorphème», même si l’analogie avec la notion d’archiphonème n’est pas parfaite. Ce qui me paraît justifier cette terminologie, c’est que dans le diasystème du francoprovençal valaisan, les parlers qui neutralisent l’opposition coexistent (encore) avec des parlers qui la maintiennent, et que dans certains parlers, la neutralisation est incomplète 26 . J’appellerai donc archimorphème un morphème (grammatical), mégamorphème ou hétéromorphème quant à sa forme, qui se réalise dans une zone de variation phonétique contiguë ou discontinue dans laquelle confluent des formes d’origine diverse qui ont neutralisé une ancienne différenciation fonctionnelle. 5. Conclusions Comme je l’ai mentionné initialement, ma tentative de développer une terminologie spécifique est née du besoin de pouvoir nommer de manière cohérente les différents phénomènes de polymorphisme que je rencontre dans nos matériaux, et qui concernent les aspects les plus divers du système morphologique: les formes verbales (carte n° 1 et N11) aussi bien que les déterminants du nom (carte n° 2) ou les pronoms clitiques (cartes n° 3, 4, 5 et 6). J’aurai besoin aussi d’une nomenclature satisfaisante pour le volume de commentaires qui accompagnera nos cartes informatisées. Je propose donc de distinguer mégamorphèmes, hétéromorphèmes et archimorphèmes - et d’utiliser polymorphème comme hyperonyme pour dénommer cet ensemble de morphèmes variationnels systémiques, communs à toute une communauté linguistique, mais dépourvus de toute fonction distinctive en synchronie. À part cela, ce que je crois également avoir montré ici, c’est l’intérêt heuristique d’une observation précise des polymorphismes qui se manifestent dans une langue Andres Kristol 168 donnée - et surtout dans une langue pour laquelle notre documentation diachronique est plus que lacunaire. Comme cela ressort clairement des formes de l’article défini masculin singulier prépositionnel préconsonantique et des clitiques sujets de la 3 e personne du singulier examinés ci-dessus, les polymorphismes de la langue actuelle peuvent résulter d’une évolution diachronique (intrusion de formes nouvelles dans un système ancien, propagation de formes dialectales vers des régions voisines ou neutralisation d’une ancienne opposition), mais régulièrement, nous observons aussi des mégamorphèmes dont les différentes formes, à notre connaissance, illustrent une simple variation libre en synchronie, sans antécédents connus de cette nature. Évidemment, je n’exclus pas non plus qu’un phénomène de polymorphisme en synchronie puisse se révéler à l’avenir comme étant de nature transitoire en diachronie longue. En effet, rien n’empêche - en théorie du moins - qu’une évolution ultérieure attribue de nouvelles fonctions aux différentes manifestations d’un polymorphème et contribue ainsi à les désambiguïser, mais rien ne permet de le prévoir. De plus, en l’occurrence, le francoprovençal valaisan est sur le point de disparaître, et malheureusement une évolution ultérieure ne pourra plus se produire. Enfin, il reste une interrogation de taille: pourquoi de tels polymorphismes n’ontils pas été enregistrés et décrits jusqu’ici pour d’autres langues dialectales ou faiblement grammatisées? Pour l’instant, je pense que ce constat peut s’expliquer de plusieurs manières concomitantes: l’absence de corpus d’enregistrements transcrits phonétiquement - en transcription phonétique étroite - et comparables aux nôtres (avec plusieurs centaines d’occurrences par polymorphème), une gêne consciente ou inconsciente, chez de nombreux linguistes - complètement injustifiée, à mon avis - à l’égard de la variation linguistique, et peut-être aussi un manque d’intérêt pour des phénomènes variationnels non fonctionnels. Il reste à espérer que les exemples présentés ici attirent l’attention sur un phénomène peu connu, malgré les travaux pionniers des dialectologues toulousains de l’Atlas linguistique de la Gascogne (Séguy et al. 1954-73), et que l’intérêt heuristique d’une analyse précise des polymorphèmes présentés ici suscite la curiosité d’autres groupes de recherche travaillant sur des langues peu normées - et peut-être même sur nos langues de culture hautement standardisées. Cortaillod/ Neuchâtel Andres Kristol Bibliographie Allières, J. 1954: Un exemple de polymorphisme phonétique: le polymorphisme de l’ -s implosif en gascon garonnais, Toulouse Chambers, J. K./ Trudgill, P. 2 1998: Dialectology, Cambridge Diémoz, F./ Kristol, A., (ed.) 1994-, en voie d’élaboration: Atlas linguistique audiovisuel du francoprovençal valaisan ALAVAL, Éléments de morphologie et de syntaxe. Université de Neuchâtel (http: / / www.unine.ch/ islc/ alaval) Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 169 Diémoz, F./ Kristol, A. 2014: «L’atlas linguistique audiovisuel du francoprovençal valaisan et les défis du polymorphisme», in: Kattenbusch, D./ Tosques, F. (ed.): 20 Jahre digitale Sprachgeographie. 20 ans de géolinguistique numérique. 20 anni di geolinguistica digitale. 20 años de geografía lingüística digital. Actes du colloque de Berlin (Humboldt-Universität), 2-3 novembre 2012, Berlin: 160-80 FQ 1989 = Follonier-Quinodoz, M. 1989: Olèïnna, Dictionnaire du patois d’Évolène, La Sage/ Évolène Gauchat, L. 1905: «L’unité phonétique dans le patois d’une commune», in: Aus romanischen Sprachen und Literaturen (Festschrift Heinrich Morf), Halle: 175-232 GPSR = Gauchat, L. et al. 1924-: Glossaire des patois de la Suisse romande, Neuchâtel/ Genève Kristol, A. (2013): «Le francoprovençal, laboratoire des virtualités linguistiques de la Romania occidentale: le système bicasuel des parlers valaisans.» Conférence plénière, in: Casanova, E./ Calvo, C. (ed.), Actes del 26é Congrés internacional de lingüística i filologia romàniques, València, 6-11 septembre 2010, vol. 1, Berlin, etc.: 341-61 Kristol, A. (sous presse a): «Variation diachronique et variation infra-dialectale: éclairages mutuels. Vers une grammaire du polymorphisme», in: Sornicola, R. et al. (ed.), Strutture e dinamismi della variazione e del cambiamento linguistico. Atti del Convegno Δ IA III, Napoli, 24-27 novembre 2014 Kristol, A. (sous presse b): «La restructuration du système des clitiques sujets (atones) de la troisième personne en francoprovençal valaisan contemporain», in: Kasstan, J./ Nagy, N. (ed.), Francoprovençal: documenting a contact variety in Europe and North America. International Journal of the Sociology of Language Marzys, Z. 1964: Les pronoms dans les patois du Valais central. Étude syntaxique, Berne Séguy, J. et al. (ed.) 1954-73: Atlas linguistique de la Gascogne, 11 vol., Paris TLFi = Le Trésor de la langue française informatisé, Atilf/ CNRS/ Université de Lorraine, http: / / atilf.atilf.fr/ TP = Gauchat, L./ Jeanjaquet, J./ Tappolet, E. 1925: Tableaux phonétiques des patois suisses romands, Neuchâtel Cartes de l’atlas mentionnées, disponibles en ligne - L’article défini masculin singulier préconsonantique: http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=21012 - L’article défini masculin singulier préconsonantique précédé de «à»: http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=21022 - Le clitique sujet préconsonantique de la 1 re personne du singulier: http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=31020 - Le clitique sujet féminin prévocalique de la 3 e personne du singulier: http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=33050 - Le clitique sujet masculin prévocalique de la 3 e personne du singulier: http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=33060 - La 1 re personne de l’indicatif présent d’«être»: http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=51175 - La 3 e personne de l’indicatif présent d’«être»: http: / / alaval.unine.ch/ atlas? carte=51342 Andres Kristol 170 Annexe: cartes mentionnées Carte n° 1: «être», indicatif présent, 3 e personne du singulier: la nature de la voyelle (cf. aussi tableau n° 1) Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 171 Carte n° 2: L’article défini masculin singulier précédé de «à» (cf. aussi tableau n° 2) Andres Kristol 172 Carte n° 3: Le clitique sujet féminin prévocalique de la 3 e personne du singulier (cf. aussi tableau n° 3) Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 173 Carte n° 4: Le clitique sujet masculin prévocalique de la 3 e personne du singulier (cf. aussi tableau n° 4) Andres Kristol 174 Carte n° 5: La neutralisation de l’opposition de genre du clitique sujet prévocalique de la 3sg Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 175 Carte n° 6: Le clitique sujet préconsonantique de la 1sg (cf. aussi tableau n° 5) Andres Kristol 176 Tableau n° 1: «être», indicatif présent, 3 e personne du singulier: la nature de la voyelle Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 177 Tableau n° 1 Andres Kristol 178 Tableau n° 2: L’article défini masculin singulier précédé de «à» Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 179 Tableau n° 2 Andres Kristol 180 Tableau n° 3: Le clitique sujet féminin prévocalique de la 3 e personne du singulier Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 181 Tableau n° 4: Le clitique sujet masculin prévocalique de la 3 e personne du singulier Tableau n° 3 Andres Kristol 182 Tableau n° 4 Mégamorphèmes, hétéromorphèmes, archimorphèmes, polymorphèmes 183 Tableau n° 5: Le clitique sujet préconsonantique de la 1sg Andres Kristol 184 Tableau n° 5
